De l’autre côté du décor

Ma route a croisé celle de Patrick Devresse au printemps dernier, alors que j’étais en résidence à Béthune, il préparait une expo pour la fête internationale du livre, une exposition nommée Planter le décor. J’ai été très impressionné par le grand silence de ses photographies. Un texte est né, qui a accompagné l’exposition, merci à ceux qui ont permis cette belle rencontre.

Eric Pessan

 

 

 

L’enfant ferme les yeux et le monde cesse d’exister. L’enfant a conçu tout seul cette idée-là, une idée effrayante, terrifiante même : celle de l’illusion, du grand mensonge généralisé. Il n’ose la partager avec personne cette idée, parce qu’il n’ose aller jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Dans l’ombre, il repousse une pensée nébuleuse qui voudrait que, si le monde n’existe pas vraiment, personne ne soit réel : ni les passants dans la rue, ni les amis à l’école, ni l’institutrice, ni les propres parents de l’enfant.

Rien ni personne n’existerait.

Ce sont des pensées compliquées à manier, un peu comme lorsque l’enfant regarde le ciel : c’est l’été, un soir sans nuage à la tombée de la nuit, l’enfant se pose l’agaçante question des limites. Il a entendu dire que l’espace est infini et son imagination n’arrive pas à concevoir que quelque chose puisse ne jamais avoir de fin. A l’inverse, l’enfant a aussi pensé que si l’espace était fini, alors il y aurait autre chose au-delà des frontières du cosmos. L’enfant est déstabilisé ; certainement aime-t-il l’idée qu’il ne soit pas possible de tout comprendre. Depuis qu’il est à l’école, on ne lui enseigne que des certitudes. Le monde semble borné, délimité, inventorié, familier jusqu’à la routine. On ne lui a pas enseigné la solitude, ni le silence pourtant. Il aime regarder le ciel nocturne parce qu’il trouve dans le ciel profond un grand inconnu. Un espace vierge. Le silence éternel de ces espaces infinis ne l’effraie que peu. Le ciel est un miroir obscur dans lequel se reflètent ses propres questions.

L’enfant croit ses pensées tellement singulières qu’il n’ose les partager. Par exemple, lorsqu’il sort de sa chambre, il se demande si la chambre existe encore, si les objets et les meubles perdurent hors de son regard. Lorsqu’il voyage, sanglé à l’arrière du véhicule, il se demande si la route qui défile possède une véritable profondeur ou s’il s’agit juste d’un grossier assemblage d’arbres, de collines, de maisons ; une combinaison d’éléments disposés à la hâte sur une ligne pour donner l’illusion d’un monde.

Une fois, d’ailleurs, il a cru reconnaître le même arbre à plusieurs centaines de kilomètres de distance.

L’enfant aime les questions, elles le maintiennent dans une inquiétude diffuse et délicieuse. L’été, il passe de longues semaines chez ses grands-parents, des journées étirées, sans autre but que d’aller chaque matin dans le bourg faire les courses pour la journée. Le village est comme paralysé, abandonné, recouvert d’une épaisse chape d’immobilité. Il n’y a que le canal comme distraction, un canal où passent parfois quelques péniches qui jamais ne marquent d’arrêt. L’enfant épie des fragments de vie : une tête avec des bigoudis derrière un hublot, un homme ventripotent sur le pont, un vieillard à barbe blanche et casquette de marin. Des choses qu’il pourrait imaginer s’il ne les voyait pas, des choses qui – en rien – n’arrivent à le convaincre de leur propre réalité.

L’ennui, pourtant, l’enfant ne le connaît pas, il sait patienter, il sait se raconter des histoires, il sait se passer de la compagnie des autres enfants. Il les retrouvera à la rentrée, s’ils existent encore, si le monde maintient encore l’effort de sa persistance.

Les volets clos, les portes fermées, les routes désertes et les tombes multiples du cimetière, l’enfant en fait le décor de ses rêveries : il les peuple d’histoires, d’aventures, de rebondissements et de drames.

Plus tard l’enfant verra ces films américains où l’humanité entière disparaît, brusquement décimée par ses propres inventions, et il retrouvera un peu de ses jeux d’antan.

L’enfant a la permission d’aller dans la rue, mais pas trop loin et pas trop longtemps, alors il marche, il lève les yeux au ciel mais les nuages l’embêtent ; il contemple les façades muettes et se demande quels dialogues elles retiennent.

Dans la lente foulée de ses explorations solitaires, l’enfant ne sait pas qu’il fonde peut-être sa vocation future, il enterre dans sa mémoire des scènes qui pourraient être une réponse aux questions qu’on lui posera.

Se demander où vont les chemins, se demander qui était revêtu du nom des plaques tombales, se poser tant de questions occupe l’enfant jusqu’au soir.

L’enfant imagine un système de caméra qui permettrait de filmer une pièce lorsqu’il n’est pas présent. Il pourrait peut-être savoir si les meubles se délitent en fumée, si les murs cessent d’exister, ou si tout reste sagement à sa place, attendant son retour. Mais l’expérience – s’il parvenait à la réaliser – soulèverait autant de questions qu’elle n’offrirait de réponse : si, à l’image, tout reste à sa place, qui dit que ce n’est pas – justement – parce qu’il regarde. Les objets, les choses, ne vont pas se laisser berner si facilement. Dès que l’œil se porte sur le monde, il s’assemble à grande vitesse.

Au marché, l’enfant observe les visages et repère tant de ressemblances malgré l’apparente diversité des linéaments qu’il en vient à croire à des illusions.

Où que porte son regard, l’enfant voit des traces de l’homme, même la nuit en observant les étoiles il voit clignoter de lointains satellites. La terre est modelée, retournée, cachée sous d’épaisses croûtes de bitume. La terre est uniformément imprimée par l’homme, avec une telle insistance que l’enfant en conçoit de nouveaux doutes : il en vient à se demander si ce n’est pas lui qui imagine les traces. Il marche dans la campagne environnante comme il imagine que les explorateurs marchaient dans les jungles en noir et blanc. Il a lu quelque part que les premiers européens qui ont rencontrés des gorilles pensaient qu’il s’agissait d’hommes sauvages. L’enfant suit des chemins déserts le long du canal, progresse vers la ville, avec la nostalgie d’une époque qu’il n’a pas connue. Une époque qu’il devine contenue dans les vestiges exposés sur la cheminée de ses grands-parents, une époque de moulins à café, une époque sans électricité. Il regarde sa grand-mère et tente d’imaginer ce que ses yeux ont vu dans ceux de sa propre grand-mère. L’enfant est explorateur des reflets.

L’enfant possède l’infinie patience de démembrer les mouches pour savoir à quel moment elles cessent enfin de vivre.

A part jouer à la belotte de temps en temps avec son grand-père, aider sa grand-mère à préparer les repas ou tenter de finir des grilles de mots croisés abandonnées, l’enfant n’a rien d’autre à faire que de s’ennuyer, regarder autour de lui, marcher au hasard des chemins, jurer de ne pas se noyer dans le canal, jurer de ne pas répondre aux questions d’éventuels inconnus, jurer de ne pas monter dans une voiture, ni sur une péniche. L’été se déroule comme un dimanche, dans l’attente d’un événement qui n’arrivera pas.

Cette idée d’un monde dépeuplé, d’un monde où il serait seul, poursuit l’enfant jusque dans son sommeil : toujours il crie et personne ne l’entend, personne.

L’enfant sera aventurier, cosmonaute, explorateur, photographe, acteur, il fera un métier de mouvement pour contrer toutes ces heures immobiles.

Chaque semaine, la grand-mère s’en va fleurir la mémoire, elle arrange les plants, arrose les pots à l’aide un bocal laissé contre le robinet, coupe ça et là une tige sèche, arrache les mauvaises herbes, balaie les graviers et murmure tout bas des paroles que boivent peut-être les fantômes. L’enfant lit les noms gravés, en reconnaît certains, comme celui de jeune fille de sa grand-mère, les dates viennent d’un autre siècle, et parfois de deux siècles en arrière. L’enfant se demande quels étaient ces êtres, quelle responsabilité ils entretiennent avec sa présence au monde.

L’enfant repose son livre et imagine une main géante prendre les êtres, tous les êtres, pour le laisser seul sur terre. Il ne sait pas s’il est effrayé ou exalté par cette idée, il s’accommode bien de sa solitude. Confusément, il sait bien que la mort finit par couvrir tous les visages.

L’enfant a appris un nouveau mot : ethnologue, il l’a entendu à la télévision et cherché dans le vieux dictionnaire recouvert de papier kraft, le cœur tapant il a tourné les pages, il sentait bien que ce mot serait important pour lui, il a maintenant une profession dans ses jeux : il devine les mœurs des gens qui ont fui le monde, il tente de retrouver leurs voix et leurs coutumes en regardant la manière dont les rideaux ont été patiemment réalisés au point de crochet. Dans les bd qu’il lit, un surhomme peut avoir au travers des murs, mais l’enfant préfère le mystère des façades closes, comme l’obscurité d’un voile entrouvert.

L’enfant voit des automobiles garées et se figure les milliers de kilomètres parcourus, il observe des routes vides qu’il peuple de milliers de voyageurs. L’enfant se demande ce qu’un véritable ethnologue comprendrait à sa vie en voyant juste la porte fermée chez les grands-parents. Il invente une petite histoire où un ethnologue viendrait et s’emparerait d’une de ses bd. Le chercheur en déduirait qu’il existe des hommes sur cette terre qui volent dans le ciel avec une cape rouge. L’enfant aime cette idée : celle des apparences trompeuses. Il sait combien la facilité est toujours traîtresse.

A petits pas, sur le chemin du retour, la grand-mère parle de montées au ciel qui n’arrivent pas à convaincre l’enfant. C’est le sol qu’il préfère regarder, la terre à hauteur de ses yeux. Il préfère le mystère de ce qu’il voit à celui de ce qu’il ne peut pas voir. Le ciel, il ne l’aime que de nuit, piqueté d’étoile. La grand-mère se mouche, ses yeux sont rougis. L’enfant ne pleure pas, il garde les yeux sec pour ne rien perdre du spectacle, le décor est mis, il ne reste plus qu’à le repeupler.

13 octobre 2011
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