Déplacements croisés

Il est vingt et quelques ce jeudi soir d’un interminable hiver, je suis assis, attends le train. Comme chaque soir de semaine, le train mais. Mais il y a une différence, notable, dans ma situation, posée : j’attends mais pas sur le même quai. Je regarde en face ce quai où chaque autre soir de semaine j’attends, ce quai où chaque soir s’achève la journée de maison Gueffier, je regarde ce quai qui n’a l’air de rien (de rien d’autre qu’un quai de gare de province, un soir d’hiver, pas un fromage quoi, juste un quai). C’est un bout de déplacement que porte cette translation, c’est l’irruption de quelque chose dans la quotidien du travail, et c’est une part importante du travail, ce déplacement.

Le boulot en question, c’est : accueillir un écrivain. Hôtel, restaurant, visite de la Maison Gueffier, une des plus anciennes de cette ville en fait assez jeune, présenter La Roche sur Yon, une des plus anciennes villes nouvelles, rencontre avec groupe d’atelier aux Pyramides, rencontre avec groupe d’atelier au lycée, lecture publique, vendre des livres, un pot (Mareuil, c’est le Manège), restau (Mareuil encore, c’est Cathie), bières à rallonge, discussion, voilà c’est fait, on se quitte bons copains, on l’était on l’est un peu plus, autrement, boulot bien fait qui fait du bien, c’était : accueillir , c’était un écrivain, Patrick Chatelier, le boulot, voilà quoi.

Le boulot pour dire vite c’est ça, ainsi listé, préparation-accueil-présentation, dans cet ordre avec variantes, ça se fait c’est bien agréable il y a pire, il y a pire qu’accueillir des écrivains en buvant du Mareuil.
Mais ça déplace.

Ça déplace, et comment. Avant et pendant et après, ça déplace. Depuis le moment du quai de gare et de la translation par rapport à l’ordinaire, certes, mais déjà avant, bien avant.

Il faut qu’il y ait eu rencontre (au loin, longtemps avant), avec un texte (avec une voix, un auteur). Il faut qu’il y ait eu rencontre, intime, en soi, pour espérer provoquer rencontre, publique. Car il faut qu’il y ait un désir à transformer : autant qu’on ne saurait séparer l’atelier d’écriture de la littérature (source, et, un peu, destination) ; on ne saurait pas plus plaquer SON atelier, SES propres propositions d’écriture, sur les textes d’un auteur qu’on n’a pas traversé, percé (dans l’ombre plutôt qu’à jour). Il faut qu’on l’ait lu en dedans, en profond dedans, pour soi, il faut ça pour le faire lire à d’autres, donner relief, idée, voire envie, des lignes de mots.

entre les choses

Rencontre. Chatelier, moi, c’est « Infiniment petit »,la lecture des premières pages attablé en terrasse, autre ville autre saison. Je lui raconte, à Chatelier, cette rencontre et y reviens, c’est important, partageant table et Mareuil - et ce sont pas que Mareuil rouge et table partagés qui confèrent cette importance, c’est important, vraiment. D’où viennent les choses. Car même si, au fond, répondre définitivement à la question “Il vient faire quoi là, Chatelier ?” est peine perdue (trop vaste, trop infime) ; même si impossible et infime, c’est important, pour soi, déjà.

Déplacer. Se déplacer, faire un écart, un pas de côté puis lire sa phrase (la relire, lue par autrui). Écrire, s’y astreindre, avec des phrases, isolées, bouts tronqués de « Infiniment Petit », clairs en mystère :
J’ai tout revécu en essayant de comprendre./J’ai vécu en essayant de comprendre. /Je n’ai pas compris./Comme je n’ai pas compris, j’oublie./Cela, je le comprenais. /Mais ensuite, j’oublie./Je glisse sans savoir pourquoi./Je revis mon enfance, remémorée. /J’ai l’impression d’être très vieux./Jeune, bien sûr, très vieux aussi./Aujourd’hui, j’entre dans l’instant présent.

Les égrener, ces phrases, selon dosage imposé, procède d’un écart par rapport aux usages respectifs, oui, vous pouvez changer la personne, comme ça d’un coup, bien sûr.

Si vous voulez, bien sûr. Leitmotiv. La permission par la contrainte, par tordre la contrainte, par des contraintes tordues. La permission, c’est aussi ce qu’offre le général Instin, ce projet bizarre que j’ai proposé à l’atelier des Pyramides et dont Patrick a montré l’origine, le spécimen, textes et photos mis ensemble.

avec Instin aux Pyramides

Le général permet, fier paradoxe : fiction, on peut ; réel, on peut ; les deux, inextricables, mêlés, mouvants, on peut, si vous voulez, bien sûr. D’inventer un personnage peint contradictoirement (grand et petit, fier et minable), une chose toujours en mouvement, devenant une forme, un ectoplasme à investir, en lequel se mouvoir : oui, on peut.

Aux Pyramides et ailleurs (à l’atelier d’écriture du lycée du Roc ou dans l’atelier en ligne du Manège), on s’est servi du texte Les noms - un peu comme ce général ectoplasme a permis à Patrick Chatelier d’écrire Les noms, Les noms a permis aux participants d’interroger le mot et la chose, de fendre la question d’identité dans toute sa densité. Ces textes produisent du sens, leur accumulation l’accroît.

Chatelier, alors, le recevoir, n’est qu’une partie d’un chemin, d’un nœud de relations libres, entretenues. Le travail, il est avant. Le travail, il est après, aussi, il y a nécessairement à prendre (apprendre), de ce qu’on mis en œuvre pour. Pendant, c’est juste : concentration, accueil, vétilles indispensables vétilles, mais vétilles en regard de ce qu’il y a à transmettre : que les choses et les mots vont et viennent, qu’il faut se tenir sur le qui-vive, à l’angle. Ouvert. Et ferme.

Je sais tout ça, c’est le travail, on le fait, plutôt bien et parfois mieux, je sais ça mais je n’en sais rien, il est vingt heures à l’horloge du quai, en face, j’attends un auteur, sur mon quai inhabituel, autre, un auteur à accueillir, je sais faire, on sait faire, je connais. Le train va arriver, l’auteur descendre, l’hôtel ensuite est à deux pas, ça y est, lumières au loin entrée en gare, on y va, au travail.

Tout s’est passé sur ce quai. Juste avant, comme à chaque fois. Que s’est-il passé sur ce quai ? J’attends. J’attends de le savoir, j’attends (qui-vive, mouvement).






































21 mars 2005
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