Détour de Nantes

(La souris suit les rails.)

« Il y a dans un coin de ma mémoire cette ville alerte dont je n’ai pas encore voulu jouir. »
Julien Gracq, Liberté grande (Corti, 1980, p. 62).

Sur l’autoroute, il y a déjà huit jours, on ne prendra pas cette fois-ci la sortie proustienne, le retard s’est empilé en strates, les balais essuient la glace car il pleut évidemment sur Nantes.

L’après-midi, le tramway de Nantes, qui existe pourtant depuis longtemps et ne se déplace pas, comme à Paris, sur un lit de verdure aussi incongru que les dessins style école maternelle qui ornent ses voitures, ondule gentiment comme un serpent à sonnette.

Cet attelage articulé est reposant (le plan incliné qui permet son accès montre le souci du détail pratique), et ne joue pas l’esbrouffe à tout-va. Ses passagers s’y tiennent assis ou debout mais ont plutôt l’air naturel ; une fille à cheveux courts, en minijupe et bottes de cuir, voyage à l’aise, elle assume sa beauté sans provocation.

L’avantage de ces rames à caténaires, c’est que, de l’intérieur, on peut admirer la ville : il n’existe pas de tramways souterrains, même si, parfois, le métro peut devenir « aérien » quand il s’envoie en l’air. Plus fluide que celle d’un bus, la circulation urbaine sur rails est un monde parallèle qui facilite l’évasion.

A Nantes, le château des Ducs de Bretagne a été tout récemment ravalé : ses murs offrent au regard une blancheur d’hermine que vient peu à peu salir le soir.

Jules Verne l’a sûrement visité, comme d’autres écrivains attachés à la région : Jacques Vaché, René-Guy Cadou, Julien Gracq...

Sentiment étrange, sous la pluie ininterrompue, d’emboîter vraisemblablement nos pas réels dans les leurs, aux empreintes invisibles. Nantes est bien une ville éminemment littéraire : mérite le retour.

Mais, ici, ce n’est pas exactement le château d’Argol (« Toutes les fenêtres étaient garnies de vitraux aux formes anguleuses ou irrégulières, sertis dans des lames de plomb. La porte, basse et étroite, faite de plaques de chêne sculpté où brillaient des clous de cuivre, s’ouvrait à gauche de la façade, au pied de la tour de guet ») [1], ou celui d’Otrante.

Ce bâtiment élégant comprend dans ses murs épais une librairie sous une jolie voûte, avec deux immenses cheminées, où l’on peut acheter le petit journal, diffusé en 1913 au lycée par les quatre garnements [2].

On déniche aussi le numéro 93 de la revue 303 consacrée en 2006 au modeste habitant de Saint-Florent-le-Vieil. Souvenir d’avoir lu, d’abord sur écran, le récit de cette rencontre précieuse distillé par François Bon.

Lors de la rénovation du château, les Nantais ont été invités à exprimer ce qu’ils pensaient de la forme de leur ville : écrits, peintures, dessins, sont exposés dans une grande salle. L’invention, la création apparaissent ici comme une pure réussite réalisée par chacun, à portée de sa main.

Le parcours des remparts et leur chemin de ronde en plein vent offrent à la vue un panorama à 360° sur Nantes, comme si le château était toujours son donjon, son toton, sa place-forte, sa sentinelle face aux bourrasques venues de l’Atlantique, son cœur battant et mémorable.

Juste en face se dresse la tour LU, ancienne forteresse industrielle, monument baroque qui fait plaisir à voir. Las, l’odeur des petits-beurre s’est évanouie : un des quatre coins de la mémoire a été grignoté !

Lentement, la nuit noie le paysage sous une chape violette et humide : place maintenant aux phares blancs et aux feux rouges des voitures ; le transport en commun – et ce qui parfois s’y trame - repart vers Rezé, proche banlieue de Nantes.

Dimanche soir, ce sera la Baule, sa plage et son immobilier.

Et le lendemain la côte sauvage (celle de Jean-René Huguenin ?), Le Croisic. La mer est d’un vert tenace, presque irréel, des rochers gardent ce qui ressemble à des traces de marée noire, les cyclistes se courbent contre le vent du large. Les nuages mènent la tête du peloton.

Ils avancent quand même plus vite que celui qui fait – inconsciemment sans doute – de la publicité pour les festivités ubuesques de l’année !

Puis c’est le retour vers Paris avec ses lucioles innombrables. L’aimant de la capitale attire les papillons de nuit vers sa forge monstrueuse…

Il paraît que le château de Vincennes a été rénové, lui aussi. Songer à une prochaine visite de courtoisie au fantôme du divin marquis [3].

4 mars 2007
T T+

[1Julien Gracq, Au château d’Argol, Corti 1969, p. 23.

[2En route mauvaise troupe !, éd. Le Chien rouge, 60 p., 6 €.

[3Portrait imaginaire de Sade par Man Ray, 1938.