Du f.l.m., ou « français langue maternelle » par Michel Deguy

Le 17 février 2006 Michel Deguy lit dans Le Monde un article de Julien Piat et de Gilles Philippe « la littérature contre la « belle langue » ». Cet article part de la question « le français est-il adapté à la création littéraire ? ». Les auteurs prennent appui sur Beckett pour répondre par la négative et poser la langue française comme absence de style.
Michel Deguy achève cette lecture et décide moins de répondre à l’article qu’à la question générale.
Il nous a confié sa réponse.

Du f.l.m., ou « français langue maternelle »


Le poncif est un Phénix incombustible, dans l’éternel retour des énoncés « corrects ». C’est exactement ce qui demande à être « déconstruit », si ce terme, devenu à son tour un marqueur de la stéréotypie, pouvait conserver sa vigueur derridienne.

La page de MM Piat et Philippe concentre les clichés les plus tenaces touchant la langue-et-littérature française. Un stéréotype est une plaque sclérosée, tare héréditaire, qui gêne ou enraye la pensée. Je voudrais, en propositions elles-mêmes ici indiscutables, énoncer un programme de cure et guérison des poncifs entassés à l’occasion du centenaire de Beckett sous l’autorité de citations intimidantes (Bailly, Sartre, Wartburg...).

Une langue consiste en ses contraintes. Apprendre l’une (toute),c’est apprendre ses différences avec toute autre en règles, normes, habitudes, déterminées ; son régime prescriptif, son orthodoxie en général. Penser, autrement dit parler-en-langue, c’est obéir à la prescription - pour la « toucher » (Mallarmé), la transgresser peut-être, si c’est intéressant. Savoir jouer, pour déjouer (et pas du tout « détruire »). Ainsi le français n’a-t-il pas de déclinaison. Soit. Le russe, oui (et cent autres). La langue d’un locuteur vernaculaire hérite de ses transactions avec ses parents et voisins (latins(s), grec, anglais, germain, etc., dans le cas de la nôtre). L’écrivain en est avisé. « Se parlant » chez son écrivain, la langue va donc se priver de ce qui lui manque pour égaler, rivaliser. L’émulation est l’ambiance du rapport entre langues par leurs littératures. Le traducteur en vit. Ça donne Klossovski traduisant l’Enéide pour compenser notre manque de morphèmes de déclinaison.

La clarté est un mythe qui repose sur le binôme « métaphysique » de la différence entre penser et parler (concevoir / énoncer, chez Boileau ; ressentir / s’exprimer, en langage ordinaire ; dedans / dehors, très en général). On est supposé « traduire sa pensée » (sic). (Mais où est-elle avant d’être traduite, sinon en langage de langue ?) Cette dyade indéconstructible (penser / parler) commande l’intarissable flux des clichés... qui obstruent la pensée de cette différence. Un sujet (logon échôn) ne s’exprime pas. Il pense en frayant, plus ou moins mal (mal vu, mal dit, salut Beckett !) un chemin, un réseau, de paroles. Il dit ce qu’il pense des choses, et sa pensée de la pensée.

Toutes les langues sont rivales - par leurs littératures « nationales ». La mienne est belle, et d’ailleurs plus belle que la tienne. (Demandez à un Hongrois de « comparer » le hongrois et le français !) Le concert - ou cacophonie - de la diffamation réciproque en résulte (dans l’article de Piat et Philippe qui intériorise les « reproches », c’est la reprise des griefs de « pauvreté », etc.). Le reproche à une langue n’a aucun sens linguistique ; et à sa littérature, un sens combatif dans la compétition identitaire. Qui fait d’autant plus rage aujourd’hui (21ème siècle) que les « petites langues », au sens démographique (dont beaucoup disparaissent ; cf. Hagège), affectées du prédicat de minoritaires (ou de victimes) aimeraient se faire aussi grosses que les grandes véhiculaires, qui se partagent la sphère mondiale de l’information-communication. Et j’ajoute dans le cas du français aujourd’hui menacé - où déjà le discours de Rivarol ressortissait à l’hégémonie politique - qu’il s’agit de brider ou rabattre sa prétention linguistique et littéraire. Il s’agit de faire rentrer le ci-devant français dans la « francophonie », de faire avaler l’hexagonale par la littérature « francophone ». L’incroyable inversion beckettienne (de l’anglais au français !!) doit être régularisée.

Toute langue est rythme ; chacune est « lyrique » : jeu régulier, répétitif (donc dérégulable) de la différence entre marqué-non marqué-pause (par exemple : bref-long-silence ou fort-faible-intervalle). La langue française entrant dans sa littérature (c’est-à-dire l’audition et l’entente de sa propre capacité mise en œuvre) est quantitative et accentuée. Oui ! Que cela plaise ou non - tout le jeu, délectable à l’oreille française, repose sur le e, amuïssable et élidable, et sur l’étirabilité (l’allongement-raccourcissement) (la différence ralentir / précipiter, celle qui se prête à la diction, autrement dit que l’oralité favorise), que j’appelle diérèse généralisée. La française est, bien sûr, aussi lyrique qu’une autre. La phrase française est musicale ; comme toute autre, à sa façon. Et comment ne le serait-elle pas, à condition de se rappeler que la parole n’est pas la musique, même dansant avec le récitatif !

La différence entre parler relâché et littérature (écriture) habite tout locuteur éduqué dans sa langue, tout homme ; comme du marcheur au danseur, disait Valéry. Tout marcheur peut danser. Ecrire c’est habiter cette différence ; c’est toujours « écrire en style » ; choisir. Par exemple, choisir, ou non, d’imiter un monologue ou un dialogue « populaire ». C’est choisir entre le parler célinien ou claudélien ; les points de suspension ou le verset. Entre cent possibles. Toute langue a son versant démotique et son versant littéraire, parfois institutionnalisé (arabe). La citation de Sartre veut dire : quand on écrit, on travaille sa langue dans sa langue ; elle est « comme étrangère ». Par exemple on étymologise, on néologise, etc. Les Anglais sont contents de croire que le français est lexicalement pauvre (sic). Le Dictionnaire du CNRS recense des dizaines de milliers de vocables. Certains écrivains ont un vocabulaire raréfié (Racine) ; d’autres océanique (Rabelais). Entre Pouchkine et le moujik de base, il y a toute la différence. Parler du français comme de la « langue la moins littéraire » est absurde.

Autre cliché : de la différence entre universel et particulier. Outre le fait qu’il y aurait quatre termes à faire jouer (universel, singulier, général, particulier. Passons.), il convient de rappeler que le particulier-singulier,« ma sensation », fuit, irrattrapable. Tout parler ne peut pas ne pas manquer « la certitude sensible » (Hegel). Autrement dit : la sensation reste au dehors ; hantise. Un mot n’est pas plus « gros » qu’un autre. C’est la chose qui peut être « grossière » (relire Paulhan parlant de Sartre). Rassemblez trente écrivains de trente langues autour de cette tâche : dire la différence entre le goût du café et celui du thé. Même difficulté pour tous : le goût du café n’entre pas dans l’écrit (pas davantage dans la nature morte). Il faut le « suggérer » (Mallarmé). Aucune langue n’est plus transparente qu’une autre à la sensation. Mais une œuvre (Proust) peut être plus attachée qu’une autre à la « rendre ».

Les clichés ressassés de génération en génération sur la « sécheresse » du français sont sans rigueur. Dire qu’une langue n’est pas faite pour la littérature n’a pas de sens. Le fait français est celui de six siècles de littérature (même si le concept de littérature est moderne) avec mille belles œuvres. Tout est lexique en syntaxe. La différence entre la phrase nominale à brièveté sentencieuse et la phrase proustienne-claudesimonienne est constitutive. Flaubert ne détestait pas les syncatégorèmes, ça ne voudrait rien dire. Le « vocabulaire » se répartit en deux : les mots qui réfèrent aux choses (perceptibles ou non) et les mots qui réfèrent au fonctionnement de la langue, par exemple les particules grammaticales. Que est le « mot » le plus important de la langue française ; ce n’est pas un mot « comme les autres » (dit l’élève).

Ah ! J’allais oublier : Beckett ne détruit rien puisqu’il est écrivain. Il jouit et fait jouir de certaines possibilités de la l.f.m. - éloquence vulgaire (Dante).

Michel DEGUY

Pour prolonger le dialogue, nous vous rappelons le dossier consacré remue.net à Michel Deguy, en attendant la prochaine actualité éditoriale de Michel Deguy ou sur lui (notamment le colloque Cerisy que nous annoncerons prochainement).

3 mars 2006
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