Fictions beyrouthines et autres citadines (12)

XII


Une chanson vieillotte et romantique, peut-être Aznavour, fredonne dans le port
de Jbeil. Saadallah savoure un jus d’orange fraichement pressée et pose son
livre àl’envers, couverture et titre - La question - disparus. C’est simple la vie. Ça fait une pause parfois quand quelque chose se termine, ça joue le
calme. Les paupières de la Méditerranée vont se fermer sur le soir oriental,
mais durant une heure encore c’est le jour doux et flamboyant. La serveuse et le serveur tournent lentement dans le café entre les terrasses et l’intérieur. Ils veillent en souriant. Saadallah ferme les yeux une seconde et l’odeur d’iode et de poisson le rappelle àd’autres ports lointains. On tourne un film sur le quai. Il observe l’agitation, les caméras, les lumières ; il repère le « patron  » tout de blanc vêtu, les allers et venues des techniciens et, làencore, une espèce de nonchalance.

Hier soir, Samir disait qu’on allait entrer dans la troisième guerre mondiale.
Et il riait. La guerre est une occupation comme une autre. On ne sait plus s’en séparer. On joue, on échauffoure, on escarmouche, on querelle, on embuscade, on tue son voisin. On ferait mieux de peindre et d’écrire, soufflait Samir. Mais Saadallah n’a envie ni de peindre ni d’écrire. Il ne sait pas de quoi il a envie. Les affiches hautes comme les immeubles qui s’imposent sur la route entre Beyrouth et Jbeil annoncent la beauté et le luxe. Il voudrait simplement rester dans la paix retrouvée ce soir sur le port. Un instant sans désir ni rancœur, une heure enfin chez soi.
Dans le café maintenant, Brel et Faerouz se disputent la musique. Le combat aura lieu ; Saadallah chaussera ses bottes et son masque, il aiguisera ses couteaux, il se cachera dans les racines des figuiers, et son père l’attendra. On ne fuit pas, on revient toujours chercher les maisons des aïeux.

Sur le quai, la caméra s’élève dans le ciel et cela fait un œil au-dessus la côte
libanaise. Il captera toutes les histoires d’horreur et de banalité, d’orgueil
et d’amour qu’il prendra dans son ventre. L’œil surveille, emprisonne dans la
morale et l’autorité. Qui croire ? Y a t’il une histoire tout àfait nouvelle
dans les livres et sur les écrans, hors de la vengeance, du sang, du viol, des
armes, de l’honneur ? On n’en finira jamais de raconter la guerre de chacun
partout dans le monde.

Saadallah traverse les pensées qui ne veulent pas s’organiser mais qui, dans le soir tranquille, se dissolvent pour ne laisser que l’instant. A la table
voisine, deux femmes fument le narguilé et le parfum arrive jusqu’àlui. La vie est sucrée juste avant que le soleil ne disparaisse.

Comment se tenir entre deux guerres, dans une sensation de bonheur inconnue et volatile ?

Fiction précédente Fictions beyrouthines et autres citadines (11)

Fiction suivante Fictions beyrouthines et autres citadines (13)

10 avril 2011
T T+