Fictions beyrouthines et autres citadines (9)
IX
On entre et on sort sur le trottoir pour goûter les premières douceurs du printemps, il y a encore peu de monde, quelques habitués. La musique lui rappelle qu’on dansait ici toute la nuit en décembre dernier ; que les conversations s’envenimaient quand il s’agissait de la guerre passée et de celle à venir ; et aussi qu’une bande de poètes traduisaient des pages françaises et qu’il leur avait fallu deux heures pour savoir comment « des bisons légers comme des chevreuils » pouvait donner quelque chose en arabe. Il ne sait pas comment il va sortir de l’impasse, des mots de trop, les siens et ceux de son frère.
Comment se tenir dans la haine quand on aime ?
Il grignote les aubergines et le houmous disposés sur la table et Hassan lui ressert un verre. Les danseurs et les poètes seront de retour bientôt ; auront-ils changé ? Sois tranquille disait Yasmina. Cette manie qu’elle avait de vouloir l’apaiser toujours donnait à Samir l’envie de crier. Il y aurait une douceur inacceptable, une traduction impossible. Et Yasmina lui demandait souvent qu’il la prenne dans ses bras. Il n’en avait pas envie. Toute tendresse l’avait quitté pour aller mourir dans les montagnes où le silence était plus effrayant que les tirs et les embuscades.
Abbas entre et le salue, Marhaba. Son sourire bienveillant, revenu de l’au-delà, dispense dans le café autant d’étoiles que dans le ciel les nuits sans électricité. Abbas murmure, comme toujours. Il raconte qu’il vient de traverser le ring encore une fois, et qu’il est là bien vivant, s’en étonne lui-même et cela le fait rire. Samir l’écoute, regarde son visage, et pendant quelques instants son tourment s’efface un peu. Une bouffée d’air tiède arrive de la rue. La lumière a l’insolence de ne rien voir des décombres et des gratte-ciels qui s’élèvent inconvenants dans le ciel beyrouthin. Il y a toujours un rayon d’enfance qui surgit quand la saison avance, une toute petite joie qui émerge dans le désastre. Samir se dit qu’il faudra du temps pour regarder son frère avec sérénité, beaucoup de temps.
Comment se tenir dans la patience ?
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