Florence Pazzottu | Les inconférences suivi de Incises

Textes lus durant La poésie contre la Sensure.
Florence Pazzottu sur remue.net : compte rendu de La Tête de l’homme, paru dans la collection Déplacements créée par François Bon aux éditions du Seuil.


Les inconférences

extrait de l’inadéquat (le lancer crée le dé), publié en 2005 dans la collection « poésie » que dirige Yves di Manno chez Flammarion

(Première inconférence)

Je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser cet excès de présence, ou ce trop grand retrait, cette façon que j’ai, semble-t-il, d’occuper tout l’espace, ou de ne pas tenir ma place, cette trop grande intensité, qui fait que, quel que soit le nombre des paroles, ou leur volume sonore, elles retentissent, elles dépassent, même, ma pensée, qui galope, aussitôt, dès l’ouverture, dès la première parole proférée, dans leur sillon, rarement les rattrape, les chevauche, et cela fait parfois un furieux corps à corps, dont on perçoit en moi, dit-on, du dehors, les déconcertants soubresauts, ou ma scandaleuse absence, en dépit de la matérialité certaine de mes organes, en ces instants où l’on attend de moi quelque maîtrise sérieuse de mes moyens, je vous le dis sans doute avec excès, je ne sais plus si je dois m’en excuser, car, si je manque à moi-même, si je m’excède, présente seulement, par éclipse, et de quelle présence, insaisissable, inadéquate je l’admets, dans ce mouvement même, d’extrême recul, ou de trop grande approche, en va-t-il autrement pour vous, excusez-moi de vous le demander, avec cette fois encore, sans doute, une trop grande intensité, dont je voulais écarter le sujet, justement, pour commencer, ouvrir l’abcès, l’excès, vider la place, ainsi que de mes brusques retraits, dont je ne suis plus sûre, à présent, qu’ils soient si bien nommés, ni miens, réellement, excusez-moi, je me retire.

(Deuxième inconférence)

J’aimerais, avant d’attaquer le vif du sujet, m’assurer d’une certaine loyauté de votre part, ne le prenez pas mal, j’aurais pu dire neutralité, j’aurais pu dire une fraternelle, fidèle étrangeté, c’est qu’il est parfois difficile, n’est-ce pas, de parler avec ceux qui ne lancent pas leur pensée, la font glisser, tourner sur soi, qui ne lancent pas leur pensée à la même distance du champ de Narcisse que soi, - ainsi croit-on parler d’un livre, d’un film, d’une pensée, venue à soi grâce à la rencontre d’un livre, d’un film, d’une pensée, pour comprendre, trop tard, qu’on n’a fait que troubler, attiser l’amour propre de qui ou qui, ces moi, dont l’écoute, tension inquiète, n’est que démangeaison mimétique, vertige - ; ...mais non, soyez sans crainte, je n’attaquerai pas les sujets dans le vif, si conversation il y a, je n’attaquerai pas, je ne tenterai rien, je resterai à l’abri, à couvert moi aussi, voyez, je suis tranquille, j’esquive, je fais comme vous, je n’approche pas, je glisse, très loin du vif, hors du sujet, du rien qu’on risque (c’est cela : dire), voilà, je me retire.

(Troisième inconférence : le commencement)

Je voudrais, maintenant qu’approche le moment de commencer, vous parler de l’enfance, du commencement et de ce temps illimité, l’enfance, même si, pas plus que vous, je ne suis habilitée, je ne sais ce que c’est, je vois, j’entends, chaque jour, les visages et les voix de l’enfance, je vis chaque jour d’imprévisibles commencements, des fins et des commencements, je ne suis plus une enfant, ne vous y trompez pas, ça ne m’éloigne pas de l’enfance, elle m’était inconnue déjà quand j’étais une enfant, je ne savais pas ce qu’on entendait par là, un enfant, ne vous y trompez pas, j’étais tout à fait dans l’enfance, et tout à fait ailleurs cependant, c’était tellement ça, pour moi, l’enfance, qu’elle avait commencé avec moi, je savais bien que non, je savais bien qu’il y avait eu avant moi de l’enfance, c’est assez étonnant, il me suffisait de les voir, mon père, ma mère surtout, et c’était encore là, tellement insistant, omniprésent, l’enfance, mais dans sa résonance intime, ce n’était que pour moi et ce n’était pas moi, seulement dans la langue, c’était les autres dans la langue des autres (la nôtre) les enfants, ainsi pour toute chose, cette façon qu’avaient les mots de coller, ce n’était pas pour moi, même quand ils tombaient sur moi, et c’était moi, même, cette façon qu’ils avaient de ne pas coller, étrangement, ce vide en moi sur quoi rien ne collait, que ni les mots ni les sentiments ne couvraient, mais à partir de quoi en moi ils commençaient, et grâce à quoi, sans doute, si fort je les aimais, les aime encore (les commencements) les mots, ces incollables.

(Quatrième inconférence : le poème)

J’aurais aimé, pour commencer, vous parler de ce qui arrive : le poème, vous dire ce qui m’arrive avec cela : poème, je dis poème, non pas ces quelques signes recueillis, creusant la page, lançant l’appel, mais le lit et le corps du poème, son amont, son aval, sa vulve, son envers, son pénis, sa percée, son dehors au dedans, ses rives minutieuses, son vide incandescent, j’aurais aimé, pour commencer, vous dire ce qui m’arrive avec cela : poème, ce nécessaire abaissement, puis ce dépassement absolu, comme si le poème était ce mouvement même, traversée, chute d’abord, chaque fois, dans l’en deça, le neutre, l’indifférent, mais chute prolongée, contrariée, toujours, par ce mouvement qui s’amorce, dès l’origine, d’une traversée, non plus dilution, bourdonnement d’avant le commencement, retour à la matrice, mais dépassement, par incarnation et cristallisations successives, des différences, vers le soi culminant, le pas-moi plus que soi, l’au-delà de soi en soi, le champ de rayonnement le plus vaste qui soit, de quoi ? voilà bien ce que je ne saurais dire, sur quoi bute mon dire, ne rayonne que là où se dérobe ce quoi que je ne sais nommer, pardon du peu, saisi au vol, voilà pourquoi, sans doute, j’ai eu raison, pour commencer, de ne pas vous parler du poème, de ce qui m’est arrivé avec cela : poème, et dont je peux seulement dire, au fond, c’est arrivé.

(Cinquième inconférence : la vérité)

Quand une vérité nous touche, elle nous fait une coupe [1] ! J’étais en train de dire ceci, qui m’était venu en marchant : une vérité, ce n’est pas une chose qu’on sait ni qu’on peut dire ; une vérité, on sait qu’elle approche par, soudain, en nous, de silence ce trou ; visée, elle se dérobe ou s’offre comme une évidence vide ; quand elle nous touche... ; - surgit mon rire, aussi propulsé le souvenir, suivant la course du mot coupe, de cette nuit lointaine où celui que j’aimais m’avait, après une étreinte imparfaite, dit « je vais te quitter » ; j’avais été prise de spasmes pendant des heures, de tremblements qu’il ne put pas calmer ; tout aurait dû se finir là, dans la fusion avec ma douleur, ma peur devant l’insoutenable solitude ; mais au matin, tandis qu’avant de nous séparer nous tentions quelques pas, tout à coup je le plantai là, le priant de m’attendre : ...un vide se fit en moi, quelque chose s’éclaira, ce fut rapide et dense, sans parole, sans bruit, et quand je ressortis de la boutique et m’avançai vers lui, mes longs cheveux en moins et je ne sais quelle force en plus, déposai un baiser sur ses lèvres, murmurant « je te plais ? », je vis dans ses yeux la surprise, fulgurante, intense, comme une brèche vite ouverte - par laquelle moi et ma douce solitude, sans heurt, nous sommes entrées.

(Sixième inconférence : l’humide)

Était-ce le froid, la fatigue après la longue promenade ? à peine adossée au chêne je m’endormis... Il n’y a que chez l’homme que la peur fait pousser des racines ; l’arbre, s’il étend loin les bras, sous la terre comme au ciel, c’est pour accompagner ; l’homme, pas plus que le bonheur qu’il donne, n’accompagne la blessure ; il y a des baisers cependant qui, ne craignant pas d’offrir avec la volupté la blessure, et le grincement des dents prêtes à dévorer, et la gorge qui s’amuse à compter ses nœuds, tremblent tels de nouvelles aurores ; il y a des troncs braves, fascinants et laids comme le sexe d’un homme ; lisses, fins et superbes comme le sexe d’un homme ; et les petites filles jouent à monter à cheval sur les manches des balais qu’elles serrent très fort sur leur pubis ; elles ignorent qu’il existe un nom pour ce qu’elles éprouvent - y a-t-il un nom pour la vague qui grandit le corps quand l’eau mordante du lac le don glacé de la nuit saisissent la chair...? Curieusement, ce qui m’éveilla, ce ne fut ni son corps sur le mien, ni son souffle ample et doux, ni le bâton dansant de mon plaisir, mais cette sensation subtile d’humidité, l’impression précise, un rien inquiétante, d’un petit ruisseau naissant entre les cuisses.

(Septième inconférence : l’innocence)

Il y avait un homme au Sénégal qui parcourait nu les rues de son village, ses habits soigneusement pliés sur le bras ; ainsi, vois ! mes souvenirs mes espoirs je les tiens devant moi, mais ivre je m’avance vers toi, le cœur aussi nu que les lèvres...
— L’innocence ! (Je n’avais pas prononcé le mot.) Regarde ! (Il avait retiré sa main et m’indiquait un point dans le ciel.) L’oiseau qui s’élance et découvre en même temps qu’il la trace la courbe de son vol est innocent ! Toi, chaque mot que tu dis dans ta pensée au préalable tu l’as formé, et sans cesse tu te retournes pour vérifier de ta trajectoire la justesse !
— Peut-être..., dis-je (mais je songeais à toutes ces choses en moi, à ces mouvements de l’âme qui ne naissent qu’à l’instant même où s’animent et résonnent les mots qui les désignent... et les suscitent !) ; pourtant (dis-je, et j’en fus surprise moi-même), je ne savais pas qu’il y avait entre nous du désir, avant ce frisson de ma peau quand tu as posé ta main sur ma cuisse... ; pas, non plus, que ce ne serait pas de l’amour, avant ce regard en biais que tu m’as glissé juste après, semblant me dire : « Ah, je connais les femmes !... »

(Huitième inconférence : l’Un)

Comme j’étais prise (m’y activant) au piège d’une passion, sauvage et qui m’avait sauvée d’un ennui sans saveur, et comme, retournant chez ma mère, je rêvais avec terreur de renouer avec son sein, par trois fois, poussant sa porte, je fus surprise par une violente odeur de charnier qui me jeta hors de moi-même - ce n’était pourtant, cuisant au four, qu’un pauvre poulet mort -, et je me rappelai (à la troisième poussée) ce récit, qui avait horrifié mon père : la jeune mère, la plus généreuse et aimante qui fût, harassée, ne sachant plus comment, en pleine nuit, contenter ma fauve faim de lait, avait rêvé qu’elle me mettait en broche, pareillement au gigot qui chaque dimanche rôtissait ; c’est alors que, dormant chez elle, toujours accompagnée de cet être sauvage (et qui m’avait sauvée d’un ennui sans saveur), je fis moi-même ce qu’on peut à peine nommer un songe : mon esprit fut le jouet d’une longue et vertigineuse suite d’images dont subsista, seule, au matin, une impression d’inexprimable horreur... ; et, tandis que ce même seuil, pour sortir, je franchissais, me revinrent intacts les cinq premiers vers d’un poème, jamais relu, appris en classe à l’âge de dix ans : « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal... [2] »

(Qui ou quoi nous appelle, nous pousse, prenant pour mieux nous bouleverser le masque terrifiant de la mort, puis, nous saisissant ainsi dessaisis, semant en nous l’image d’une perle lointaine, d’un fabuleux métal, d’un soleil d’or sailli d’une mer sombre, quand, croyant avoir trouvé, dans l’Un nous allions nous perdre ?)

(Neuvième inconférence : le banquet)

— Ce que j’aime, dit l’une, c’est voir son plaisir et cela me suffit, c’est le sentir reconnaissant et presque vulnérable, lui qui vit des pays, qui connut tant de femmes, il est comme un enfant parfois entre mes cuisses ; - Ce que j’aime, dit la deuxième, c’est son désir de moi, c’est voir son regard fou, je le tiens, l’exaspère, il est un assoiffé perdu dans le désert, je suis sa seule source ; - Ce que j’aime ? dit la troisième, cela dépend des fois, c’est l’instant des caresses, un frisson de ma peau, cette détente en moi comme lors d’un bain chaud, mais il me semble parfois... ; - Quoi ? ; - Rien..., je ne sais pas... - Et toi, tu ne dis rien ? (Elles l’interrogeaient ; elle voulait être honnête : elle dit en quelques mots le peu qui peut se dire.)
— Tu mens ! dit la première ; elle jeta sur elle un regard courroucé ; - Et même si c’était vrai, enfonça la deuxième, moi je n’aimerais pas connaître ces excès ! ; - Pourtant, corrigea la troisième, je crois que c’est possible... mais ce n’est pas pour moi ; - Eh quoi ! cela t’attire ? s’offusqua la deuxième ; ces spasmes, ces tremblements, cette plongée au fond du gouffre vainement ? - Non, pas un gouffre, pas de montée ni de descente, mais comme un champ, où tout semble plus vaste, plus intense et plus doux, plus réel à la fois... - Un champ ! et où le trouve-t-on ? comment s’appelle-t-il ? - On ne le trouve pas et il n’a pas de nom... - Y a-t-il des fleurs, des arbres ? - J’avoue : c’est une image... - Une abstraction ? - En quelque sorte... - Autant dire : rien ! - Si tu préfères... - J’en étais sûre ! Je sais ce dont je parle ! - Tant pis... - Ce que tu dis ne peut se vérifier ! - C’est vrai. Allons dîner !

(Dixième inconférence : le sujet)

Je savais bien qu’au bord de commencer, et puisque j’avais pris soin de ne pas préciser mon sujet, il conviendrait, si nous tenions à éviter certains malentendus, de dissiper un trouble avant qu’il n’apparaisse, qu’il ne se manifeste, ce trouble étant toujours présent, quoi qu’il en soit, trouble en puissance, lié, de fait, à notre face à face, s’il a lieu, à la situation singulière où nous nous trouvons, si tant est que nous nous trouvions, il y a peu de chance, disons donc, pour exemple, à mon apparence, féminine dit-on couramment, c’est ainsi qu’on la qualifie, sans savoir ce que cela dit, précisément, et c’est tant mieux, excepté organiquement, cela on sait, précisément, habituellement, en dehors des cas litigieux, qui ne sont pas à négliger, et si j’affirme ici, sans que d’ailleurs cela s’impose, « je suis une femme », il est peu probable que quiconque en doute, le conteste, exige pour preuve mon immédiate nudité, mais si je dis, selon le mot de Baal, parlant des femmes, « tous les genoux sont faibles », ou, ainsi que je l’entends, le lis moi-même, et c’est lassant, depuis toujours, « les femmes se damneraient (version moderne : « se donneraient ») pour une rivière de diamants », n’obtiendrais-je pas également, de mon bienveillant auditoire, un assez large assentiment, sur ces deux points, muet sans doute pour le premier, plus clair sûrement pour le second, c’est en moi-même alors, cette fois, que naît le trouble, me voilà bien embarrassée, car mes genoux ne sont pas faibles et je déteste les bijoux, comment vais-je faire pour m’en tirer, si je ne veux pas, condamnée à une solitude absolue, douter de ce que chacun sait, sur des sujets aussi légers ou importants que l’écriture ou la pensée, la sexualité féminine, sujet qu’il est, quant au dernier, actuellement de fort mauvais goût d’éviter, c’est de moi-même alors qu’il me faudra douter, suis-je une femme, vraiment, puis-je l’affirmer, et c’est pourquoi, si vous le permettez, je n’aborderai pas ce sujet, que j’ai pris soin, d’ailleurs, de ne pas préciser, car je me tiens au bord, précisément, à son bord, embarquée.

(Onzième inconférence : politique)

Je ne suis pas d’accord, je ne veux pas, je ne supporte pas l’idée de ces vies foudroyées en plein vol, jetées du haut d’une tour, effondrées avec elle, et je ne veux pas, je ne supporte pas l’idée de la torture et du massacre des Tchéchènes jour après jour par l’Etat russe, et je ne veux pas la pauvreté, l’aliénation et le massacre du peuple afghan, et je ne veux pas, je ne supporte pas l’idée de cinq cent mille enfants irakiens morts des suites d’un embargo honteux et Madeleine Albright disant « c’est peut-être le prix à payer » ; je ne veux pas du prix à payer, je ne veux pas que leurs vies, nos vies soient le prix à payer, qu’une vie soit un prix, que les vies soient à prendre, je ne veux pas du mépris du visage, de la haine de vivre, du meurtre appelé triomphe (cette absolue défaite, cet abaissement radical d’homme), et je ne veux pas du néant de l’argent, de la course à l’or noir masquant sa nullité et son œuvre de mort sous de grands mots gluants dont on aura vidé pour toujours la substance, je ne veux pas que l’on vide les mots, que l’on vide les vies de toute leur substance, il se peut que certains d’entre vous demandent : « quelle substance ? déclarez valeur et nature de la substance ! », ne le demandez pas, car c’est de l’inconnu vivant, sans valeur déclarée, sans rien à déclarer que l’élan d’une vie, je ne veux pas que l’on fasse semblant seulement de me demander mon avis, que devienne un semblant la pensée dans l’avis (un piège pour la pensée la formulation de l’avis), que soit pris dans le jeu piégé des semblants l’inconnu de nos vies ; alors c’est à vous, inconnus, qu’aujourd’hui je confie, défiant mon désespoir, quand je le peux encore, malgré l’absence de valeur politique reconnue de l’idée : je ne suis pas d’accord.

(Douzième inconférence : l’impossible)

Comment l’impossible, un jour, a changé de nature, voilà ce que je voudrais dire, comment l’impossible, pour moi, a changé radicalement sa nature - cela peut-il se dire ?-, comment d’empêchement, vertige de la confusion, présence se fondant dans l’absence - toute chose, même la douleur, mangée par son envers -, vacillement de tout au bord du rien, il devint cet ourlet d’ombre donnant à chaque jour sa densité et ses couleurs, ce grand mur offert d’inconnu sur lequel, même étourdie, blessée, féroce, une heure se risque et prend appui ; et ce que je pourrais dire, alors, de l’impossible, qui vient de cette soif en moi de distinguer, inextinguible - axe invisible, soutien indivisible pour qui pense, cette exigence ? -, je pourrais le dire aussi du silence (existe-t-il ? peut-on le faire ?), ce n’est pas pour rien que j’y pense (ne sont-ils frères ?), ni l’inaudible ni l’indicible ce silence, pas plus absence de bruit qu’il n’est absence d’oreille (radicale expérience, mais résorbée, retournée, annulée n’est-ce pas ? aussitôt qu’éprouvée), ni cette intime ténuité de tous sons, ni même du sens la butée ou le bord, ni l’arrêt ni la pause, ni suspens du ça parle infini, mais enclos dans le dit, ou bien l’enclos lui-même, un noyau, une fente, l’armature secrète, la condition du dit, l’impalpable squelette - sans quoi coulerait, épanchée, infléchie, animale et bruissante, ne consisterait pas, ne se dresserait pas vers autrui la parole.


Incises

l’« incise » est publiée dans Action poétique
(en ouverture de chaque numéro depuis un an)

Incise 1

Marseille. M. Belgherbi, père en France de cinq enfants, dont quatre scolarisés, a été expulsé vers l’Algérie le jeudi 22 février 2007. Une première expulsion par bateau, prévue le lundi de la même semaine, avait été rendue impossible par la mobilisation des marins CGT de la SNCM et des militants du RESF [3]. Pour éviter une nouvelle mobilisation, M. Belgherbi n’a pas été prévenu de son expulsion. Il a quitté le territoire français sans bagages ni argent, et a été débarqué à Constantine, à 800 km d’Oran, la ville dont il est originaire.

Paris. Mme Qiuhang Zhou, épouse Pan (n° d’étranger 7503372878), est une mère de famille chinoise née en Chine en 1973 et arrivée en France il y a neuf ans. Elle a maintenant deux jeunes enfants, Clément, 4 ans et demi, scolarisé en maternelle dans le 3e arrondissement de Paris, et Cécile, 1 an. Mme Zhou a été arrêtée à son travail, à Bobigny. À plusieurs reprises, Mme Zhou-Pan et son époux avaient accompli les démarches pour obtenir un titre de séjour, faisant valoir que toute la vie de Mme Zhou-Pan est à Paris. Qiu Hong Zhou-Pan a été expulsée vers la Chine le 20 septembre 2007.

Istres. Le matin de ce même jour, les préfectures de Lozère et des Bouches-du-Rhône ont affrété un avion militaire pour expulser depuis la base d’Istres les Demiri. Ils ont été reconduits au Kosovo qu’ils avaient fui deux ans auparavant après avoir vu brûler leur maison et tuer le grand-père. L’une des trois enfants, Liridona, âgée de 14 ans, a témoigné de cette fuite dans une lettre écrite le 14e jour de sa détention au centre de rétention de Marseille. Les Demiri fuyaient l’horreur de la guerre ; c’est dans un avion militaire qu’ils ont été embarqués de force, le 20 septembre 2007.

Nîmes. Nuray Kurt, une jeune Française d’origine turque, devait s’y marier le samedi 24 novembre 2007 avec Abdullah Ertas. Le 14 novembre, elle rentrait de Turquie où elle était allée chercher sa robe de mariée et arrivait à Saint-Exupéry. Son fiancé, un Turc d’origine kurde qui vivait en France depuis 2005, était venu la chercher. Contrôlé à l’aéroport, Abdullah Ertas est aussitôt emmené au centre de rétention. Nuray Kurt est alors arrêtée à son arrivée et mise en garde à vue. Déshabillée complètement pour la fouille. Libérée avec une convocation au tribunal correctionnel pour aide au séjour irrégulier. Son fiancé est expulsé vers Istanbul le 24 novembre, jour où 150 invités croient assister à son mariage.

Incise 2

Charente-Maritime. Clebert C., qui est béninois, suit des études en France depuis 2004. En octobre 2007, comme son titre de séjour « étudiant » expire, Clebert se présente à la Préfecture pour un changement de statut : il vit avec une Française et ils vont avoir un bébé. La Préfecture ne prend pas son dossier et lui demande de revenir à la naissance de l’enfant. Clebert C. est interpellé le 20 avril 2008. Placé en garde à vue, il reçoit un arrêté de reconduite à la frontière et est transféré au centre de rétention de Toulouse. Dix jours plus tard, quelques semaines avant la naissance de son enfant, ce mercredi 30 avril, Clebert a été expulsé vers le Bénin.

Pierre-Bénite. M. Basli, algérien, a passé l’essentiel de son enfance en France, sa mère est morte en France, ses frères et sœurs sont français. C’est en France que Monsieur Basli, sa femme et leurs quatre enfants se réfugient le 14 mai 2004, lorsque la situation d’insécurité en Algérie s’aggrave. M. et Mme Basli ont alors, en France, deux autres enfants. L’un a 3 ans, est scolarisé comme les quatre aînés, l’autre est un bébé de 18 mois, lorsque, en octobre 200, M. Basli est arrêté et placé en rétention, à Saint-Exupéry. Il est libéré et assigné à résidence. Il est de nouveau arrêté et placé en rétention le 24 avril 2008. Après cinq jours de grève de la faim et de la soif, M. Basli a été emmené sans en être averti, à 5 heures du matin du centre de rétention de Lyon, et embarqué à Marseille sur un bateau algérien, pour être expulsé de France, ce vendredi 2 mai 2008.

Gray, en Haute-Saône. Venus de Tchétchénie via la Pologne, Leïla et Ayoub Aouchev vivent en France avec leurs cinq enfants, tous scolarisés, deux en école maternelle, deux autres en école primaire et l’aînée au collège. Leïla a fui la Tchétchénie en 2004, lorsque sa voiture a été écrasée par un char russe. Elle devait être opérée en juin 2008 des suites de ses blessures. Lors de sa fuite, Ayoub, poursuivi dans une forêt, a été violemment frappé. En mars 2008, la police française arrête les Aouchev. Ils sont libérés deux jours plus tard. La Préfecture fait appel. Leïla reste libre, Ayoub est assigné à résidence, puis libéré de son obligation de pointage. La Préfecture fait appel. Amis et voisins, parents d’élèves se mobilisent. L’avocat dépose un recours en référé, afin de suspendre la décision de reconduite à la frontière ; ce recours allait être jugé le 30 mai. Le mercredi 21 mai, à 6 heures du matin, Leïla, Ayoub et leur cinq enfants ont été réveillés par les gendarmes, emmenés jusqu’à Dôle où les attendait un avion spécialement affrété. Cinq véhicules et dix-neuf gendarmes avaient été mobilisés pour cette opération de police.

Incise 3

Marseille. M. Karmaoui est arrivé en France en 1986. En France, il a été mécanicien, plaquiste, travailleur saisonnier. Arrêté deux fois par la police des airs et des frontières, il a été libéré deux fois par la justice. Il n’a pu déposer son dossier de demande de régularisation, car son passeport, confisqué lors d’un séjour en centre de rétention, ne lui a jamais été rendu. Ce samedi 19 juillet 2008, M. Karmaoui est expulsé : matraqué sur le tarmac de Marignanne et embarqué de force dans un vol pour le Maroc – pays qu’il ne connaît plus, car en vingt-deux ans il n’y était pas une fois retourné.

Laval. Le 12 août 2008 à 6 heures du matin, Mme Kocamer et ses enfants de 5 et 12 ans sont réveillés par la police, qui s’est adjoint les services d’un serrurier. Depuis une semaine, cette famille fait l’objet d’une filature. Les Kocamer avaient déposé plusieurs demandes d’asile, faisant valoir le danger qui les menace en tant que Kurdes en Turquie. Toutes ont été refusées. La mère et les enfants sont conduits au centre de rétention de Oissel, près de Rouen. On ôte aux enfants, Ahmet et Eren, lacets et ceintures. Par deux fois, Mme Eliph Kocamer doit être emmenée d’urgence au CHU de Rouen. Il faut l’intervention d’un juge pour que le directeur consente au droit de visite des membres de RESF. Les parents et enseignants de l’école et du collège où sont scolarisés les enfants se mobilisent. Le maire de Laval [4] témoigne de l’intégration des Kocamer à la vie de la ville. Après quatorze jours de rétention, ce mercredi 27 août, Elif, Ahmet et Eren Kocamer sont embarqués dans un avion pour la Turquie. Réveillés à 5 heures du matin, la mère et les deux enfants ont quitté le CRA de Oissel sans montrer d’opposition : on venait de les informer qu’il ne s’agissait que d’un simple transfert.

12 janvier 2009
T T+

[1Je lui disais un peu de mes pensées du jour ; lui, c’est surtout ses rêves qu’il raconte...

[2« Fatigués de porter leurs misères hautaines, / De Palos, de Moguer, routiers et capitaines / Partaient ivres d’un rêve héroïque et brutal. / Ils allaient conquérir le fabuleux métal... »

[3Réseau d’éducation sans frontière.

[4La préfète du département déclarera à Ouest-France qu’elle ne pouvait régulariser une famille « qui n’est pas complète ». L’autorité française a en effet pris soin d’expulser au préalable M. Kocamer.