Fragiles procédés
« […] pour montrer que l’enjeu
de la circulation des images contemporaines
n’a rien à voir avec la création.
La question est celle du pouvoir. »
Sébastien Rongier,
De L’Ironie, Klincksieck, 2007, p. 213.
Dessins-aquarelles © Francine Delmer
La Madre règne dans l’espace de la souillarde. Elle ne m’appelle pas pour l’aider à préparer les légumes de la soupe. J’y vais quand même. Je prends le risque de me poser là où elle ne me demande pas. Je ne trouve pas ma place. Entre l’évier et les deux casseroles suspendues, je ne vois que des bribes d’accessoires domestiques, égouttoir, torchons, flacons, bouteilles, panière à fruits, boîte à sel, bocaux à confiture, dont la sensualité des formes et des couleurs me trouble. Mon regard advient parmi tant d’autres. Comment chacun s’approprie les images ? Par un point d’interrogation qui ferme la phase. Seul le castillan marque la nécessité d’annoncer la couleur en ouvrant la phrase par le même point. « ¿ Cómo pienso cuando pienso ? ¿ Cómo pienso cuando no pienso ? En este preciso instante, cómo pienso cuando pienso en cómo pienso cuando pienso ? » [1] Les traits du dessin coloré sont fonction de ce que j’en pense à cet instant précis et je consomme la soupe chaude ou froide selon mon lexique du moment.
La Mother règne dans l’espace de la souillarde. Enveloppée par le charme d’une couleur légère additionnée de beaucoup d’eau, elle affirme par transparence la force d’un rouge. Nous faisons un gâteau. Avec elle, je me donne de bon cœur à la farine du plateau circulaire plaqué formica blanc sur pied central en tulipe. Le secret de la fabrication de facéties pâtissières imbriquées les unes dans les autres laisse tout dégoulinant de sirop le velours râpeux des chaises Windsor. Les fines baguettes cintrées des deux dossiers, d’où le noir et l’opacité sont écartés, me font croire à un décor de café londonien. J’entends la Reine Rouge sur la banquette de même couleur me suggérer : « Certainly not, Remove the joint ! » tout en servant « a large plum-pudding in its place » [2] . Ce qui est véridique n’est pas l’étroitesse du lieu où je me tiens, ni l’assise en gluau de la chaise, mais la dimension interminable de la phrase qui reflète la réalité. L’aquarelle atteste sa préséance sur le savoir de l’emplacement, l’ancrage de la pâtisserie dans une dimension réelle n’épouse aucune cohérence. Tout est passages et demi-teintes.
La Mutter règne dans l’espace de la souillarde. Elle dialogue avec les morts. L’un d’eux est affalé sur un tas de grands livres de cuisine. Un autre ratatiné sur une chaise, à l’intérieur d’un sac à provisions, soumet de tout son poids des traits d’ombre noire. L’aquarelle est une matière intraitable, c’est le même murmure d’eau qui adhère au papier et qui file entre les lignes. Sur le plan strictement matériel, une tache délavée et pourtant écarlate confine au non-dit. Ainsi, en dépit même de l’irréductible humidité du sol, la représentation qui tient à la fois de la cuisine de campagne et du décor de théâtre fait écran à une étendue fantomatique. La femme conjugue au “futur ultérieur” une anticipation spatiale : exercice de variations sur Les Liaisons dangereuses. « Meine Gedanken sind Wunden in meinem Gehirn » [3]. Toujours blessées et en avant d’elles-mêmes, mes pensées deviennent le support des choses visibles dans l’inscription la plus limpide. La volonté de dominer la profondeur mouillée est déplacée.
La mère règne dans l’espace de la souillarde. Le caractère facticement misérable mais attachant du dehors signe l’échec de l’illusion visuelle. Je prends à bras le corps cette décrépitude. Ressaisie par la force matérielle de la chose écrite, moi aussi je fais disparaître la cinquième lettre du cadre de l’alphabet. Je regarde autrement. Je quitte l’autorité de l’affaissement du mur extérieur, du toit de tuiles concave, de la gouttière déglinguée, de la porte minable, de l’entassement des panneaux dépareillés pouvant toujours servir, du lavabo par terre. J’arrête mes pensées, je les reprends, je les déplace, les enveloppe du morceau de papier journal qui traine dans l’allée et j’imprime sur mes paupières closes le titre d’un fait divers : “La Disparition”. La lettre impose son absence par son caractère spatial et son empreinte invisible. « Il n’y a dans mon cas, ni allusion, ni signal. Car il s’agit, non d’un travail original, mais d’un corpus compilant cinq ou six travaux d’autrui […] » [4]
— Qu’est-ce que tu penses de la souillarde, Maman ?
La question reste sans réponse, le mot n’est pas compris. La figure maternelle est noyée dans la peinture à l’eau dont Elle ne maîtrise finalement pas les signes. La confusion c’est l’oubli de la langue.
[1] Georges Perec, Pensar / Clasificar, Gedisa, Barcelona, 1986, p.123.
[2] Lewis Carroll, Through the Looking Glass, QUEEN ALICE
[3] « Mes pensées sont des blessures dans mon cerveau » Heiner Müller ; noté après avoir écouté la lecture de
Quartett
[4] Georges Perec, La disparition, Gallimard/L’Imaginaire, 1999, p.116.