Graffiti vénitiens

(La souris elle-même inscrit son passage.)

« Les canaux de Venise sont noirs comme l’encre ; c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès, de Proust ; y tremper sa plume est plus qu’un devoir de français, un devoir tout court. »

Paul Morand, Venises (Gallimard/L’Imaginaire, 1971).
Toutes les citations sont extraites de ce livre.

Balancements et bercement du train de nuit, prolégomènes à toutes étapes futures effectuées en vaporetto (la gondole est plus émolliente), bourdonnement de fer, musique répétitive de forge, semblables à des pistons, des bielles, ruptures entre les rails qui secouent les roues du wagon : rappel des convois tractés autrefois par locomotives à vapeur, retour dans le temps à l’occasion d’un voyage, le deuxième, mais seulement de quelques jours, à Venise, pour le changement d’année.

« Le macadam était dur à mes pieds ; je pensais déjà à Venise, j’entendais célébrer cette ville-nénuphar, où chaque rue était la Seine. »

Peut-être n’y a-t-il plus de compartiments que dans ces monstres et serpentins nocturnes qui s’enfoncent vers l’inconnu, dans un rythme à la Terry Riley, sans trop se soucier du confort de leurs passagers ? Heureusement, l’ « open space » du TGV n’a pas encore étendu partout son modèle, avec ses cadres en costumes noirs rivés à leurs micros ordinateurs portables (pour regarder souvent un simple film US en DVD) ou à leurs téléphones mobiles clignotants et indiscrets.

Le compartiment (à l’énoncé de ce mot, toujours le film de Costa-Gavras en tête) impose la cohabitation avec des personnes non choisies, mais qui peuvent se révéler différentes de que ce que l’on imaginait : les deux travailleurs étrangers, au physique imposant, nous cèdent gentiment une de leurs couchettes du bas. Arrivés à Milan vers cinq heures du matin, ils nous réveilleront pourtant avec le chant du coq claironné par leur réveil téléphonique.

Et puis, c’est le débouché toujours fascinant de la gare de Venezia Santa Lucia, précipitant le voyageur impécunieux (il n’a pas pris l’avion) directement face aux flots du Canal Grande venant à sa rencontre.

Comme dans le livre de Marcel Béalu, on se sent tout à coup changé en « araignée d’eau ». Artères et veines de Venise, ici pas de thrombose possible : pour éliminer totalement la circulation automobile à Paris, Bertrand Delanoë, il suffit donc de créer des centaines de canaux Saint-Martin !

Car ce qui frappe toujours dans ce château sur pilotis où flotte encore le parfum de Casanova, c’est l’absence totale de voitures : un autre monde était donc possible. Les livreurs de marchandises, les déménageurs, les carabinieri, les médecins, les pompiers (grandes difficultés d’accès au théâtre de La Fenice, le 29 janvier 1996, lors de l’incendie du bâtiment), tous les services sont navigants. Les sirènes zèbrent les flots. Aucune Vespa n’est visible à Venise !

Ville sans bruits parasites autres que ceux des vaporetti et des bateaux effilés (taxis au placage de bois comme des mini-yachts, ambulances filantes, etc.). Le promeneur est roi, il enjambe les ponts, il parcourt les ruelles, les venelles, dans l’écho chantant des conversations locales ou étrangères (beaucoup de Français s’étaient donné rendez-vous pour le Premier de l’An et son feu d’artifice, de l’autre côté de la basilique San Marco).

« L’eau donne aux sons une profondeur, une rémanence veloutée qui durent au-delà d’une minute ; on croit descendre dans les grands fonds. »

Le silence n’est autrement perturbé que par le récent raclement sur les pavés des valises à roulettes des touristes cherchant ou quittant leur hôtel, en provenance ou en direction de l’aéroport. Les trottoirs ne sont ni mécaniques ni caoutchouteux comme à Roissy, puisqu’ils n’existent pas ! Mais, ici, logiquement, il y a plus de graffiti que de tags sur les murs.

Ville littéraire, picturale et musicale, Venise est une station artistique. Malgré la déferlante - ou l’inondation - touristique qui progresse inexorablement en même temps que la cité s’enfonce, elle garde un charme unique. Cafés célèbres, musées, églises, salles de concert, escadrilles de pigeons sur la place Saint-Marc, le campanile, le palais des Doges, les tours penchées, l’Accademia, les palais innombrables, les îles : pas besoin de guide, on se laisse magnétiser par la flânerie, par la rêverie, par l’euphorie, par la mélancolie…

« Ce canaletto noir ; au bout, tout en haut de la perspective, une maison d’un rouge amorti ; le soleil, en déclinant, atteint soudain la façade, l’éclaire comme on allume un cierge. »

Si les quatre cents gondoles (dix mille, il y a quatre siècles, d’après Paul Morand) demeurent l’emblème cliché de la ville, leur désuétude mais leur efficacité à parcourir l’intérieur de la Sérénissime, comme une caméra endoscopique effectuant un travelling dans un corps humain, fait l’admiration de celui qui les emprunte un jour, ou un soir, par curiosité plus que pour satisfaire au parcours touristique obligé.

« Où était la Venise de Proust, sinon en lui-même ? A travers toute la Recherche, Venise restera symbole de liberté, d’affranchissement contre la mère, d’abord, ensuite contre Albertine ; Venise, c’est l’image de ce que la passion l’empêche de réaliser ; Albertine lui cache Venise comme si l’amour offusquait tous les autres bonheurs. »

Soudain la mer est presque là, San Georgio Maggiore est une vigie adriatique : un bateau grec en forme de barre de HLM passe au loin. Son étrave envoie triangulairement des vagues qui font danser les embarcations aventurées sur le Canale della Giudecca ; on n’est plus dans le labyrinthe protégé des ruisseaux urbains, où l’interpellation des gondoliers entre eux fait écho d’un pan de maison aquatique à l’autre, mais dans l’ouverture vers le grand large.

Du bord de la gondole noire, gros plan sur les moules et coquillages accrochés aux parois de briques, à l’enduit couleur sang de condottiere, et qui se détache parfois en lambeaux jamais arrachés. D’un coup de pied dans le mur verdi par la marée, le rameur debout éloigne sa barque avant qu’elle ne vienne à frotter.

« Venise est venue s’échouer où on ne pouvait pas le faire : ce fut son génie. »

Les restaurants vénitiens tiennent leur réputation, pourtant sans afféterie. Les cafés ne sont pas ostentatoires, les kiosques à journaux vendent La Repubblica, large format, lecture substantielle, mise en page élégante, et pas cher.

« Assis à ce petit café, presque sous l’arche du pont, je lis Voir Venise et crever, de J.H. Chase. « La Série noire », dernier refuge du romantisme… « D’une main, Don prit son adversaire à la gorge ; de l’autre, il plaça un crochet à la mâchoire ; Curzio tomba dans le canal… »

Même si l’on relit l’annotation de Paul Morand : « Ces Leica, ces Zeiss ; les gens n’ont-ils plus d’yeux ? », Venise est à elle seule un objectif tentaculaire pour l’amateur de photographies. Chaque clignement de paupière est un diaphragme qui s’ouvre et se ferme : l’image s’imprime sur la rétine de la même manière que sur une carte-mémoire. Pourtant, la ville est à consommer « numériquement » avec modération, au risque de la noyade dans les clichés ! Mais la profusion actuelle des appareils photo et caméras implique que personne n’empêche personne, ici, de photographier ou filmer ce qui l’intéresse ou qui il veut.

« Enserré dans les rii de Venise comme un signet entre les pages ; certaines rues si étroites que Browning se plaignait de n’y pouvoir ouvrir son parapluie. »

Entre l’eau et le ciel, les voies minuscules, les places et placettes, les boutiques serrées, la petite librairie où l’on trouve le catalogue d’une exposition sur Venise qui a qardé la trace de la rencontre des œuvres de Whistler et Zoran Music (beau nom de peintre), la déambulation se poursuit comme en équilibre léger avant de franchir l’un des 446 ponts, soit 10 000 marches (guide Michelin 1996, page 32), qui chassent les soupirs et surplombent les esquifs d’où scintillent les flashs à souvenirs.

« A la porte d’eau des maisons de Venise, on expose sa vie en posant le pied sur le seuil. « Cité glissante », dit d’elle D.H. Lawrence. »

Architecture les pieds dans l’élément liquide, palais qui jouent avec un ciel sans cesse parcouru de pigeons ou de mouettes, habitations peintes comme pour être uniquement reproduites sur toile : le paysage urbain vénitien demanderait l’arrêt devant chacune de ses créations.

« Les maisons de Venise sont des immeubles, avec des nostalgies de bateau : d’où leurs rez-de-chaussée souvent inondés. Elles satisfont le goût du domicile fixe et du nomadisme. »

Froid dans Venise ensoleillée et même pas trop encombrée de piétons, bientôt il faudra quitter notre refuge, à deux pas de la station « vapeurisée » de San Angelo (ligne 1), réembarquer dans le train de nuit, inventer la suspension d’un drap pour masquer le rideau défaillant séparant le compartiment du couloir éclairé : une sorte de modification en réduction !

« Venise d’hiver, celle de la temperatura rigida, du congelamento, lorsque les vigiles du feu surveillent les feux de cheminée, du haut des clochers, et que les loups descendent des Dolomites. Quant à la Venise d’été, c’est la pire… »

En sens inverse, cette fois, le train italien repart le soir (on est désormais en 2007) - jusqu’à la gare blême, le lendemain matin, de Paris-Bercy.

Durant le trajet du retour, Venise s’était installée alors dans un rêve ferroviaire cadencé : les graffiti avaient maintenant recouvert tous les palais et maisons, et certains d’entre eux demandaient même la lune. Il fallait créer subito une brigade radicale d’effaceurs municipaux afin que la Cité des Doges demeure immarcescible comme elle est insubmersible.

9 janvier 2007
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