Guénaël Boutouillet & Alexandre Chevallier | Sarajevo, lignes de fuite

Les textes ici présentés ont été faits pour, et par, des photos d’Alexandre Chevallier. Il s’agit de la première partie d’un livre à qui ses auteurs souhaitent de paraître, un jour.



Là-bas je suis allé là-bas, pour voir, ai vu : plein champ, hors champ, lignes et courbes, de bout en bout. J’ai vu Sarajevo, laquelle ? J’ai vu j’ai vérifié, la carte ne quittait pas mes mains, pliée dépliée sans cesse. J’ai vu Sarajevo, laquelle, Sarajevo, a vu [la guerre]. [la guerre] moi je ne sais pas, pas vu : ai cru lire, parfois, en braille, [la guerre] aveugle, ai cru déchiffrer tâtonnant, déduire de l’eczéma des murs. [la guerre] j’ai entendu tonner son assourdissant silence, d’après l’assaut et son bruit total, silence d’après qui va avec. Plein champ hors champ, le silence vit dans les photos, rampant parfois dans les marges - fait une traînée grasse dans l’espace, autour.

La ville elle vue, en 2004, elle vit sa vie : quotidienne/fanfaronne/
quincaillière/bricoleuse, chamaillée. Selon son cours ordinaire d’avant neige imminente. La ville elle bouine, joue. S’en fout pas mal, moi et mon œil notre, mouvant, biais (c’est la gêne). [la guerre] là-bas ça fait dix ans, là-bas on fête l’enfance : eux les seigneurs, enfants qui jouent, leur rire résonne, partout, limpide.
Et moi nous on y marche mêlé, traces mêlées comme du sang échangé,marche à travers Sarajevo, qu’on croit lire qui sitôt s’efface. Allés y foutre quoi, Sarajevo 2004 : comprendre mais comprendre quoi : [la guerre] ?
Quoi, alors. Sarajevo, avant-poste d’incertain réel, contamine contaminera (les ruines présagent) : allés peut-être apprendre, lire dans son passé marqué, un peu de quoi dira notre futur : ce que je vois je le revois, je marche ensemble dans l’informé, toutes extrémités tendues à se rompre, à battre l’air pour démasquer, démasquer qui : huit lettres.

Derrière les signes, alors.

Voir l’envers de l’image, tenter.

Pour voir.


lignes et courbes

Ce que je vois, devant, partout, partout autour de moi.
Ce sont des lignes et des courbes - un espace (la feuille-le paysage-la carte) et des repères marqués, où pointer son compas : ce sont des lignes et des courbes qui font des formes dans l’espace. C’est ce que je vois, yeux ouverts et fermés l’un puis l’autre, je vois.
Ce sont des traces à demi effacées dans lesquelles marcher.
Traces sur traces, parfois tout brouillent, il en faudrait peu de plus pour se perdre, il en faut peu, c’est fait, gagné, perdus : perdus dans des cités inhabitables - et habitées. C’est ici, c’est comme partout ailleurs pareil mais non, c’est ici, c’est à Sarajevo, petite capitale au charme incomparable, c’est ici et partout ailleurs, se perdre. Suivre la trace en chasseur effacé pour, à sa suite, errer, doigt sur la carte œil dans le loin, œil sur la carte doigt dans le loin, dans la ville, pour, à sa suite, se perdre.


Ces cités, inhabitables, cités inhabitables plus qu’on n’oserait le croire, pire encore que partout ailleurs. Cités habitées malgré tout - inhabitables, surhabitées. Voir le paysage d’ici, d’ailleurs, réclame : de regarder, de gommer : car tout encombre et ici à Sarajevo, qu’un million et demi d’obus ont plongé dans la ruine et le chaos, de ce que j’en vois, ce sont les vides qui brouillent la vue. Les trous font hiatus, dentier brisé, un grand désordre, inhabituel : l’inhabituel, ici, fut il faut croire habituel. Il y a de la vie je vois, des gens derrière les fenêtres dedans, plongés dans l’image du dehors, il va falloir le répéter, insister, limite exagérer, plein de vie, on sait d’avance il va falloir enfoncer dur le clou face aux je vois, je vois qu’on nous rétorquera. De la vie plein l’inhabitable, jusque dans les cavités noires ça grouille, s’agite : nœuds dans les lignes encombrent l’espace.


Ce que je vois je le vise, cerne, choisis. Mon viseur on ne voit que lui, qui me montre et me cache.
Ceux qui sont ici, à Hrasno, à Otoka, à Dobrinja, à Novo Sarajevo, du geste éviter leur regard (mettre le sien en absence, là pas là, regard nulle part je ne fais que passer, regard ailleurs, faire mine : du déjà vu tout ça, du toujours déjà vu, faire comme être comme partout ailleurs pareil), en geste maladroit se tenir dans la trace toujours égarée. Égaré pareil tracer, ne s’arrêtant que sur la carte : la déchiffrer, y chercher traces, anciennes, récentes, y posant par dessus de nouvelles (pliures s’élargissant, traces de doigts et déchirures). Dessins du bout des pieds dans du sable, fouilles acharnées imprécises - plus je regarde et moins j’y vois, je m’y use la cornée à vouloir voir, voir plus, voir tout sans me faire voir, à toute allure. Cet inhabituel-là, c’est étranger, c’est à Sarajevo, une ville sans cesse bombardée, sans soutien militaire d’aucune part, c’est étranger mais, pourtant : Tout cela signifie quelque chose. Cela ne peut pas ne pas avoir de sens.


Petit à petit, je dresse la liste de l’alphabet des ruines. Tout cela signifie quelque chose. Cela ne peut pas ne pas avoir de sens. Que cet inhabitable soit habité est une des difficultés, des masses heurtées du front de l’œil, ce que je vois me heurte : il faut lire les ruines comme on lit par dessus une épaule, autre geste gênant doublement : mal à son aise et oblique, on distingue mal Sarajevo, où gravats, poussière et verre brisé s’élevaient en tumulus au coin des rues. On voit, vite et de biais, l’ordinaire étranger. C’est ordinaire, c’est étranger. Évitant les regards, l’œil rivé aux plafonds (toitures morcelées, traumatismes crâniens).
Mais comme il faut suivre la trace, l’œil barre diagonale, trace perspective : le paysage, en toutes ses formes, est une somme de triangles plus ou moins ombrés (pixels de ma composition). Je ne vois plus que triangles, toutes lignes et courbes formant triangles. C’est un nouveau langage, mon alphabet opaque : trigonométrie, puzzle, tous moyens bons à prendre pour le lire, l’inventer.


Cela ne peut pas ne pas avoir de sens. La guerre nous parle. Nous cause à sa façon [la guerre], façon bizarre, mimiques d’édenté, plis et remugle. [la guerre] a pris la ville, l’a grimée : maquillée, tatouée d’une multitude de lignes, de courbes, brisées, toutes : brisées ; l’a pointée de mille compas jusqu’à en déchirer la toile.
Relooking hasardeux et brutal - au résultat, vu diagonal, la voilà grimaçante, et figée - grimaçante, à jamais - ce que j’en vois, la ville : jouée au docteur, remixée hideur. Mais il y a de la vie dedans, autour, on répète, n’est-ce pas ici Sarajevo, capitale culturelle de l’Europe ? (Triste capitale, triste culture, triste Europe : tristesse étale). Mais il y a de la vie on répète, devant les grimaces en relief, et c’est la vie qu’on ne regarde pas, n’ose pas. Peut-être qu’un peu elle gêne aussi, la vie, à trotter ainsi au milieu des ruines ? (Ce que je vois, revois, j’ai vu, une fois, ailleurs : des gosses tout sourire d’un demi-mètre à peine, dans terre et boue, pris dans le tournoiement du son acide, glaireux, frappant.)


Ce que je vois j’ai déjà vu, des images du son, les images mises sur, comme on peut comme ça colle : ça déchire grave, l’arrache, son qui cogne et lights fusant dans le noir de nos yeux (retournés dedans nous). Hardcore, début nineties - récapitule, voir : l’histoire appelle, une autre histoire, parallèle : nos années 90 tout juste nées, nous étions jeunes, si jeunes alors, quand avons reçu techno et rave - si jeunes, alors, tout fracassés. Reçu ça comme tout proche, qui pourtant se jouait au loin, si loin de nos plouques provinces. Si loin des siennes à lui, lui qui, quand, plain-pied dans cette époque sienne, lui qui joue de la bombe dans sa zone, affirme, il va tout fracasser - affirme au bout du compte et malgré lui, et malgré nous, que si c’est en province, en des confins perdus, c’est bien ici sur ce même continent, Sarajevo, la ruine et le chaos. En plein cœur de l’Europe.


On tient sa route à carreau mais parfois, trébuche - c’est qu’ils poussent, ils abusent, rient dans mon dos, excitent le stress, jouent les gros bras s’en amusent ils me narguent, eux : rescapés monstrueux du siège de Sarajevo, un cauchemar : il faut oublier Sarajevo, il faudrait oui mais il y a eux : survivants démembrés, éborgnés, édentés, brisés, martelés désossés, abîmés - eux : vivant encore, comme ça peut, vivant pour rappeler la mort, eux : qui en silence grognent, signalent (Attention guerre encore proche travaux infiniment durables), eux qui indiquent l’atroce et sa durée, leur interminable calvaire, à eux : les immeubles cartonnés des quartiers vastes au bord de l’eau. Ils sont tout ce que je vois : je ne vois qu’eux, notamment, eux tout-image, ils sont toute image, s’infiltrent en moi, s’infiltrent, en moi s’engloutissent - en moi qui n’oserai, jamais n’oserais, entrer dedans, dans d’eux ce qu’il reste et qui fait son usage.


La guerre nous parle... il faut absolument que nous arrivions à nous comprendre. Pas facile. Pas passer à côté, c’est énorme, béant : pour ce qui est d’oublier, on repassera, pour ce qui est d’oublier, repasseront, encore, les trous dans la mémoire : trous de mémoire indélébiles, gravés - vivants : promis j’en ai vu un bouger, juré - n’importe quoi, pas aller en faire un fromage, de ces
croûtes qui s’étendent (quand sur les peaux elles se résorbent).

Ici, là-bas, ici, cet espace dévasté, plein de blessures, de mutilations, de viscères, de plaies suppurantes, de cicatrices atroces, ici-bas les croûtes se meuvent, à allure minuscule elles bougent, promis, super lentement mais juré : bougent.
À cette lente,
cette si lente,
cette infernalement lente allure.Ici Sarajevo, parsemée de ses croûtes et débris, colle comme neige aux pattes ; la neige elle efface les traces et ralentit la marche.


À l’allure infiniment lente du reste autour, de tout, autour ici, si bas, car ici rien ne va vite, rien ne va. Il faut adapter son allure à cet environnement, marcher droit voir de biais marcher surtout pas trop vite. Parcourir intérieures les lignes et les courbes de la carte et comparer sans cesse : lignes et courbes et formes qu’elles font dans paysage intérieur, dedans, sur lignes et courbes et formes qu’elles font dans paysage vu, dehors - dedans, dehors, dedans dehors se perdre, entre lignes et courbes qui finissent par se mélanger toutes et font un boucan gris, un de ces bruits gris dans le crâne. Est-ce le bruit de [la guerre] que font péter dans le crâne les chaos mouvants des noirs blancs gris tracés, ou est-ce un bruit inconnu, qu’on imagine rock’n’roll, est-ce bruit du calme ou des tempêtes, calme annonçant les pires tempêtes, on aimerait sinon savoir, aimerait du moins imaginer - que tout ça serve, ces bruits et silences dedans, qu’ils disent et qu’on imagine, qu’on puisse. Qu’on imagine qu’on puisse servir.


Au bord de l’eau le bruit se calme dedans, ça chante à notre oreille touriste : rivière typique, petite Vienne, décorative : la Miljacka. La Miljacka étroite fend et fonde Sarajevo, qui ressemblait à Grenoble, étalée dans une vallée le long d’une modeste rivière. La ligne courbe qu’elle forme dans l’espace de la carte tend la ville, c’est son épine dorsale, son axe. Sans elle, si étroite, pas d’avenue principale, qu’on nomme [Sniper alley]. Sans elle, si étroite, pas de ponts, aucun de ces ponts si typiques, de carte postale, décoratifs ; sans elle, pas de touristes, pas de vallée (pas de siège ?) On aimerait imaginer : la ville coupée en deux parties (au moins), les ponts infranchissables, le siège, [la guerre]. Mais [la guerre] elle empêche - on aimerait pouvoir mais non, [la guerre] empêche d’imaginer la rivière - rivière en guerre, rivière en paix, pareillement inimaginables.


textes : Guénaël Boutouillet
photos : Alexandre Chevallier

9 octobre 2005
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