Hélène Bezençon | Berlin
Mémoire pendant les travaux, de l’auteure suisse Hélène Bezençon, est une traversée nerveuse et déroutante de Berlin le temps d’un été en 2003. État des lieux d’une ville qui déjà n’existe plus sous cette forme quelques années après.
Rappelons que Berlin tient une place particulière sur remue.net depuis que Cécile Wajsbrot, à travers ses chroniques, n’a eu de cesse d’interroger la ville où elle séjourne régulièrement et qui hante certains de ses livres.
Depuis plus d’un an, elle ne se laisse pas distraire par les évidences et les clichés, et cherche d’autres traces, d’autres scènes qui viendraient dire quelque chose de l’histoire européenne, celle de ses déchirements. Elle oblige la ville à se retourner encore et encore sur son passé alors que c’est le futur qui l’obsède.
Mais voilà, même si la ville allemande ravale ses façades à une vitesse étourdissante, le vernis est loin d’être sec et les greniers ne sont pas totalement vides. La mémoire peut encore y hésiter malgré le glacé des guides touristiques. Car la ville qui se voudrait une, doit encore se raconter dans la dualité de l’avant et de l’après-guerre, de l’Est et de l’Ouest, du côté-ci ou côté-là d’un mur pourtant disparu.
Ville à la gémellité dizygote qui cherche la modernité et l’unicité dans l’émergence verticale des gratte-ciel vers la Postdamerplatz.
Mais si les textes de Cécile Wajsbrot soufflent la musique lointaine d’un quatuor à cordes, Mémoire pendant les travaux, d’Hélène Bezençon, semblerait vouloir réveiller l’inattendu d’une musique concrète, celle qui oserait s’inspirer de la rythmique des engins et des outils de chantier.
Car si on y trouve aussi la mutation des quartiers, la transformation des maisons, l’omniprésence des travaux d’urbanisation, la mémoire d’Hélène Bezençon semble se heurter avec violence à ce qui échappe. Comme si la ville avait toujours un temps d’avance sur sa pensée.
Quelque chose avance, quelque chose pousse et la narratrice cherche à maintenir ce qui lui échappera de toute façon. Elle le sait. Mais la littérature s’exerce justement en ce lieu fictif mais nécessaire du temps à l’arrêt. Elle veut voir ce qui se passe là, ici et maintenant.
« La question , c’est de savoir pourquoi j’ai besoin d’aller vérifier que la ville est encore là avant de commencer de parler, et pourquoi ce besoin revient pour chaque phrase, que je m’autorise ou non à penser ma phrase jusqu’au bout,
[...]
Ou peut-être que j’ai peur de ne pas trouver les mots pour aller à sa rencontre ? De la voir s’éloigner, ou se disloquer, ou s’enfoncer dans son sable, ou seulement m’oublier, comme elle oublie tous les jours ses quatre millions d’habitants, et de ne pas savoir quoi dire pour garder un contact avec elle ? »
“Es geht darum, dahinter zu kommen, warum ich mich vergewissern muss, ob die Stadt noch da ist, bevor ich anfange zu sprechen, und warum dieses Bedürfnis vor jedem Satz wiederkehrt, ob ich mir nun erlaube, ihn zu Ende zu denken oder nicht,
[...]
Oder habe ich Angst, nicht die Worte zu finden, ihr zu begegnen ? Angst, sie könnte sich vor meinen Augen entfernen, oder sich auflösen, oder in ihrem Sand versinken, oder mich einfach nur vergessen, so wie sie jeden Tag ihre vier Millionen Einwohner vergisst, habe ich Angst, nicht zu wissen, was ich sagen soll, um mit ihr in Verbindung zu bleiben ?”
Et la narratrice pointe l’absurde d’un urbanisme qui tente de faire tenir la complexité d’une histoire dans l’étroit espace d’un nom de rue.
« Je suis sortie de chez moi. Venue directement ici. Par la Dantziger. C’est-à-dire la Dimitroff. La Dimitroff est devenue la Dantziger, depuis qu’on a rétabli le nom des rues de 1900, même si ce morceau s’appelait Elbinger, à l’époque, et même si la ville actuelle, c’est Gdansk (en Pologne, oui). Difficile de décider si j’avance ou si je recule, quand le nouveau nom d’une rue se réfère à un passé différent de ce qu’on en fait, c’est-à-dire quand l’ancien nom ne correspond pas à ce lui qu’on veut rétablir. »
“Ich bin aus dem Haus gegangen. Bin auf direktem Wege hierher gekommen. Über die Danziger. Will heißen, über die Dimitroff. Die Dimitroff ist zur Danziger geworden, seit man die Straßennamen von 1900 wieder eingeführt hat, selbst wenn dieses Stück hier damals Elbinger Straße hieß, und selbst wenn es sich heute um die Stadt Gdansk handelt (in Polen, ja). Es ist schwierig zu entscheiden, ob ich mich vorwärts oder rückwärts bewege, wenn der neue Name einer Straße sich auf eine Vergangenheit bezieht, die anders ist, als was daraus gemacht wird, will heißen, wenn der alte Name nicht dem entspricht, der wiedereingeführt werden soll.”
Ville fendue par un mur dont on cherche vainement la trace sauf à l’endroit des parcours touristiques. L’absence d’un mur comme la possibilité paradoxale de toucher la preuve tangible de l’histoire. Le spectre du passé.
Ce qui n’est plus raconterait donc mieux ce qui a été que les monuments historiques ?
Alors la narratrice marche, traverse, cherche un mouvement qui pourrait à la fois épouser le passé et le présent. Elle se déplace dans la grande ville et tente l’épuisement du lieu jusqu’au malaise comme lorsqu’il y a rencontre avec cet homme qui lui demande si les gardiens du mur ont tué des hommes Behmstrassenbrücke :
« Pourquoi il cherche des morts sur ce pont, lui ? Je ne dis pas que personne n’a été tué à Behmstrassenbrücke. Je n’en sais rien. Mais il y en a partout, des morts, à Berlin, à tous les coins de rues. Même le sol en parle. On érige des monuments, on crée des bibliothèques, pour nommer les morts personnellement. »
Elle cherche ce qui pourrait faire sens commun.
Le livre raconte aussi l’histoire d’une femme qui veut épuiser sa propre mémoire. Se tenir à distance de son passé. Une femme qui a débarqué à Berlin par le train de nuit – Hauptbahnof, c’est-à-dire Ostbahnhof, c’est-à-dire Schlesischer bahnhof.
den Hauptbahnhof, will heißen, den Ostbahnhof, will heißen, den Schlesischen Bahnhof
Une femme qui n’avait aucune raison d’être là puisque personne ne l’attendait.
« D’ailleurs où est le problème ? On ne vient pas au monde parce que quelqu’un nous attend. »
“Wo liegt im Übrigen das Problem ? Wir kommen nicht auf die Welt, weil uns jemand erwartet.”
Et la marche continue, et le questionnement continue, et l’écriture s’appuie sur la virgule et les nombres propres jusqu’au tournis. Quelque chose de nerveux voire d’énervé parce que la ville fait fi des attachements nostalgiques et s’invente une nouvelle identité à chaque instant. La ville ne s’arrête pas même si elle sait offrir des havres de paix au bord d’un lac ou dans le Gemüdlich – confortable - d’un café. Mais la narratrice trouve surtout de l’apaisement dans le mouvement comme elle le souligne presque à la fin du livre :
« Je crois que j’aime passer à travers un monde qui ne me concerne pas quand je sais où je vais. Ca ne m’arrive pas souvent. De savoir où je vais. Mais à chaque fois c’est un grand plaisir. »
“Anders gesagt, ich glaube, wenn ich weiß, wohin ich gehe, durchquere ich gerne eine Welt, die mich nichts angeht. Was nicht oft vorkommt. Zu wissen wohin ich gehe. Aber wenn, dann ist es ein großes Vergnügen.”
Berlin, le chantier du nouveau siècle. La ville qui ouvrait les premières fenêtres de l’Europe sur l’Est. Et parce qu’elle était la ville singulière, celle que l’on pouvait dissocier du reste de l’Allemagne, elle fut certainement la première ville allemande que les Français et autres habitants frontaliers osèrent aimer.
Se souvenir de cela, aussi.
Traduction en allemand : Odile Kennel
Mémoire pendant les travaux , éditions de l’éclat