Hélène Frédérick, Forêt contraire
making-of, 1
(Lire l’extrait 2 et l’extrait 3 de ce making-of)
Hélène Frédérick collabore à des revues littéraires et tient un blog (notes obliques) mêlant poésie, réflexions et fiction. Elle a publié deux romans aux éditions Verticales, La poupée de Kokoschka (2010) et Forêt contraire (février 2014), signé des fictions radiophoniques sur France Culture et France inter. La poupée de Kokoschka paraîtra en 2014 dans la « série P » aux éditions Héliotrope (Montréal) pour une diffusion américaine en format poche. La lire sur remue.net.
À l’invitation de remue.net, voici trois extraits du roman forêt contraire (à paraître le 6 février aux éditions Verticales), entremêlés d’extraits choisis de notes de travail et commentaires manuscrits en lien avec l’écriture, tenus dans un carnet au cours de la rédaction, de l’automne 2009 au printemps 2013.
À gauche, les notes du carnet moleskine. À droite, le roman dans sa version finale.
18.11.09
Jolie matinée montréalaise au café du quartier moderne. Petit bain de racine. Il ne manque plus qu’une petite neige./ Je réfléchis à un projet de roman (ou pièce de théâtre) autour de X. Comment mêler audace + délicatesse ?
20.11.09
Théâtre. J’imagine une rencontre, ou une confrontation, entre une jeune femme et un homme plus âgé (X, pour ne pas le nommer). Le vieil homme tente de rentrer chez lui, il est manifestement aviné, plus que cela : désorienté. On sent poindre sa détresse au fil de la conversation. Il est à la fois espiègle, vif, et abîmé. La jeune femme incarne d’abord la fraîcheur, puis elle révèle lentement certaines fragilités, ce qui les rapproche. Le fait qu’elle n’ait pas de souvenirs la protège, la rend frivole, et si attirante aux yeux de l’homme abîmé.
(Peut-être un changement de lieu ? L’invite-t-il à entrer chez lui ? je ne sais pas.) Une rencontre entre l’amnésie et la mémoire. Il faudrait découvrir que l’homme veut mourir, mais ne pas connaître l’issue de cette volonté. Légitimité. Ai-je le droit d’aborder la question allemande ?
Il fait froid chez lui. Un studio presque vide, à part des piles de livres, hautes piles. Et… une corde. Il installe une couverture pour elle. Lui s’assied dans le fauteuil. Il veut seulement la regarder. S’endormir en la regardant. N’a rien à lui offrir. Peut-être un thé. Mais elle n’aime pas trop. (Quelle issue ?) Ça y est, maintenant je doute. Volonté vs capacités. Aïe. / Idée titre : Le lien. (Les Liens)
24.11.09
Ai-je le droit d’invoquer la pensée de gens que j’ai abandonnés ? X aussi a abandonné des gens. Propension à l’autodestruction.
Je suis de l’autre côté du temps qu’évoque X. Je suis du côté d’après sa mort. Il est trop tard, à moins d’en passer par l’écriture.
(Je traîne un lourd sentiment de culpabilité vs mon passé, mes bêtises, mes conneries. Elles m’obsédaient quand je suis arrivée à Paris, et cela revient par vagues obsessives.)
2.12.09
(Cette lecture de Christa Wolf.)
3.12.09
Je me sens bien petite, et ridicule, avec mes intentions de créer. Qui suis-je, vraiment, pour m’accorder ce droit ? Je connais plusieurs colères. Peut-être la création est-elle la seule manière de faire face. Faut-il être fou pour vouloir écrire alors que nous sommes passés de l’autre côté du néant ?
11.12.09
La forêt en cage perd ses feuilles. / Ma mère m’a transmis sa détresse : c’est un héritage terrible.
18.01.10
Je songe à transformer le projet de pièce en projet de roman. J’envie ceux qui construisent une œuvre ronde comme l’œuf, cohérente. Il me semble que je baigne plutôt dans le morcellement, au milieu de ce qui n’est pas pertinent, inopiné…
20.01.10
Vie-tempête. Intérieur-tempête.
2.03.10
Suis-je donc si intéressante pour me regarder sans cesse et d’aussi près ?
Mes doigts te caressent, maison contraire, pour mesurer à quel degré d’abandon, toi et moi, on en est. Une poignée d’années sans personne et ton bois s’effrite déjà. Parce que la ville est loin, et puis sous l’effet de l’herbe et du vin j’ai l’envie folle d’explorer tous les creux qui t’entourent et t’habitent. Je ne suis pas venue dans la forêt d’Inverness pour trouver le repos, je suis venue là pour qu’elle m’épuise. J’ai installé le matelas sur le sol de la véranda penchée pour être au plus près des arbres et des petites bêtes. De faux murs flanqués de montants verticaux espacés d’un mètre : c’est une véranda de moustiquaire et non pas de verre, ce qui rend impossible toute idée de fracas, d’éclat, de brisure. La transparence du verre est trompeuse. Dissi¬mulant sa solidité, elle nous ment et son mensonge fait souvent crever les oiseaux.
Je n’ai prévenu personne de mon retour en catastrophe dans le Nouveau Monde, hormis Antoine, nécessairement. Il a voulu fêter mon arrivée. J’ai rempli son frigo de bières achetées à crédit, je lui ai dit : tiens, de quoi tenir en attendant, plus tard, dans six mois, dans un an, on fera la fête, avec de pleines poignées de confettis lancés sur des ventilateurs, de quoi fumer et du champagne, si je ne décide pas d’ici là de rentrer à Paris. Je n’ai pas parlé de soucis d’argent. J’ai envie d’être seule un moment, de voir ce qui peut apparaître quand il n’y a plus rien d’humain, je lui ai dit honnêtement, j’ai envie d’arriver dans un lieu vierge, de regarder ce qui pousse, ce qui naît, ce qui crève, minute après minute après minute. Tu vas squatter l’ancienne maison de vacances familiale incognito, comme ça ? Rassure-toi mon ami, ils ne viendront pas, ils ne viennent plus depuis leur séparation, mon frère non plus, on ne sait même plus à qui ça appartient. « Ça », c’est la maison vide, ça qui est électrique, ça qui luit comme un fluorescent à force de contenir ce qui ne veut pas s’éteindre et ne peut pas se dire. Combien de temps je resterai, je ne sais pas. Avant de quitter Antoine, j’ai glissé les deux caisses de livres sur la banquette arrière, de ceux que je regrettais parce qu’ils me manquaient en France, et d’autres bouquins attrapés au plaisir du hasard. Il m’a donné une pelle et de vieux gants en cuir de mouton, en riant il a dit : c’est pour si tu tiens le coup jusqu’à l’hiver, miss, avec toi on ne sait jamais.
Je préférerais ignorer les raisons de mon retour en terrain connu. Ne plus savoir qu’un défaut de paiement de trop m’a forcé la main, qu’un propriétaire m’a fait comprendre par courrier, puis en faisant déféquer son chien sur mon paillasson, puis par huissier, que je dépassais ses limites, et que Paris est un luxe que les gens comme vous et moi ne peuvent plus se payer. Votre revenu d’indépendante est trop bas, j’ai déjà entendu ça quelque part, des excuses, ce n’est pas mon problème, au téléphone il a répété un imprévu, c’est ça ouais, c’est le refrain, soyez donc salariée comme tout le monde, et puis c’est pour les gens comme vous que la banlieue existe, il a craché. Je suis là pour remuer ciel et terre et ne plus penser au paillasson. Pour l’instant je me confine à faire en sorte que le temps m’échappe.27 janvier 2014