Histoires secrètes,extraits
Quatre extraits d’Histoires secrètes :
1- Un beau matin, comme ça, lui prend idée de voir une barque, bien proche du rivage. Innocent, il se précipite aussitôt sur la place du village. Vendredi, jour du marché aux poissons. À tous il dit : “Voilà qu’une barque arrive ! Voilà qu’une barque arrive !” Stupéfaction d’abord. Panique. Un étranger, ignorant la superstition, demande pourquoi toute cette agitation. “Une barque est arrivée !” lui crie-t-on, abandonnant là le quotidien des choses pour courir à la plage dans l’espoir d’apercevoir l’apparition. Bientôt ils sont quinze cents ainsi à scruter le fond du ciel. Des centaines de mains en visière sur ces fronts ridés, l’œil anxieux comme si, face au soleil, ils fixaient leur sort. Mais seul le sable, et la mer, infiniment. De barque point semble-t-il.
" Alors ?! interroge, furieux, un premier.
– Ta barque ?! encore plus féroce hurle un second.
– Montre-nous ce que tu vois ou tout cela n’est que moqueries et mensonges !”
Comme muet soudain, il tend le bras, doigt pointé, désignant au large les nuages, les vagues, l’azur, rien. ( Que pourraient-ils voir d’ailleurs, tous, avec cet œil vide qu’ils ont au beau milieu du visage ?... ) .
Alors le premier galet est lancé. Puis d’autres, d’autres encore. À ce jeu dérisoire les plus lâches en effet, en quelques secondes s’enhardissent. Les voici, ne faisant qu’un, acharnés sur lui tels chiens ayant goûté au sang.
C’est toujours un homme seul et cerné celui qui regarde quelque chose, là-bas où personne n’aperçoit rien.
Ils l’abandonneront ainsi, le soir venu. On dirait que déjà la mort lui a pris la moitié du crâne et tout son courage avec.
Pourtant le lendemain, dès l’aube, fort de ce qu’il sait maintenant et défiant leur incrédulité : il part !
Dans la petite barque. Loin vers ces très belles îles sous le vent, où nous irons bientôt dormir ensemble.
2 - CORRESPONDANCE (11 septembre 1973)
La lettre est posée sur la table. L’enveloppe jaune écornée. L’adresse tremblée. Et ce timbre avec le petit personnage à moustaches et lunettes noires, en taille-douce !... Elle a voyagé par bateau. Mis du temps pour arriver sur cette table. Le monde est rond et les mers s’y étirent infiniment.
D’ailleurs cette lettre, il ne l’ouvrira pas. Il descend dans la rue. Longtemps regarde, étonné, les jupes plissées des femmes, les bousculades de gamins lancés à la poursuite d’un chien, l’agitation de midi aux comptoirs des bars-tabacs. Tout cela qui dans la ville vit et respire sans en avoir l’air. Parfum d’insouciance, premiers bourgeons de printemps aux branches des platanes, liberté des sourires aux vitrines des grands magasins...
Ce soir, de retour chez lui, il retrouvera la lettre. Palpera cette enveloppe jaunie, comme pour un ultime contact avec son lointain continent.
À l’intérieur, plié en quatre, un bout de papier resté blanc. Il le sait. Aucun mot ne peut porter témoignage de ce qui s’est vraiment passé là-bas.
Combien d’années lui faudra-t-il conserver ainsi cette lettre, fidèlement, dans la poche gauche de son vieux veston ?
Comme une arme.
3 - TÉMOIGNAGE
La paire de galoches, devant la porte, témoigne : la maison est bien vivante, – toujours ! Il va revenir celui qu’ils sont venus secouer du sommeil à l’aube, le fusillé. Depuis longtemps déjà lui courait dans la tête une petite fille démente, poussant devant elle un cerceau de fer. Lui, obstiné, grattait de ses doigts la terre des morts. Pour y découvrir, à ce que l’on sait, de considérables secrets... Malgré les hommes du matin il reviendra chez lui, nous le croyons tous ; l’idiot lui-même l’a dit. Que peuvent les nouvelles lois contre deux galoches bourrées de paille qui attendent devant la porte ? Et qui, autre que lui, oserait tourner la clef dans la serrure sans se couvrir de déshonneur ? En vérité il marche déjà vers le seuil de sa maison ( qu’importe cette balle qu’il a en travers de la tête ! ), tout le monde ici le sent, encore plus fort qu’on ne sent le vent lorsqu’il déracine les vieux amandiers.
Ce retour qu’on lit certain dans le regard silencieux des uns et des autres, voilà bien ce que craint le capitaine de la Garde et l’épicier aussi qui fournit la garnison.
En attendant les vieilles du village prennent patience, portant fières leur tristesse le front haut. Aucune ne mourra qu’on ne l’ait revu !
La nuit dernière une main a osé écrire à la craie, en larges lettres blanches sur le mur de l’école : “Le Voilà !” .
L’orage, à midi, n’a rien démenti .
4 - PASSAGE
Arrivé le matin même d’une ville inconnue par un train à soldats, encore couvert de la poussière du voyage, le voici dès midi attablé à l’auberge ; objet de toutes les convoitises. C’est qu’il est superbe, singulier aussi dans sa manière de commander boissons et nourritures, fortuné sans doute (malgré l’habit et la sueur, cela se voit à la sérénité de son visage). Parmi les jeunes hommes ici assemblés, plus d’un secrètement brûlent de s’en approcher qui cependant n’osent le premier pas, tant sa contenance décourage jusqu’aux plus hardis.
Il a retenu une chambre pour la nuit. Cela se sait. Tous s’en trouvent soudain rassurés, confiants qu’ils sont de pouvoir demain rompre la glace. Mais, pour chacun, bien vite demain devient hier sans qu’aucune parole ne soit prononcée.
Personne du village ne l’a vu reprendre la route ; pourtant, un jour, il n’est plus là… Commence alors pour certains le long apprentissage de la patience.
De quelle étrange maladie couvant en lui comme braises sous cendres tenait-il cette fascinante beauté ? Quel ultime désespoir le hantait, qu’il en tire pareille légitimité ?
Et saura-t-on jamais le pourquoi de son silencieux passage parmi nous ?...
Histoires secrètes (extraits), Laurence-Olivier Four, 1982. Réédition chez La Dragonne en 2000.