Liquide, roman de Philippe Annocque

« Est-ce un effort de l’eau qui fait la glace ? » P. A.


Liquide est, selon le Petit Larousse, « ce qui coule ou tend à couler ». Et c’est bien ainsi, pris dans une fluidité sans fin, dans un écoulement de vie sur lequel il ne peut plus influer, que se voit – ou plutôt se regarde – le narrateur du nouveau roman de Philippe Annocque.

Au moment où il s’apprête à dérouler avec précision le fil d’une existence où il a toujours tenu à être à la hauteur des rôles successifs (fils, frère, amant, mari, gendre, père) qui lui furent assignés par une certaine normalité familiale, il se trouve assis sur un banc, posté face au fleuve, observant ici une dizaine de brindilles qui se séparent, là un remous sombre qui creuse et bouillonne en surface, ailleurs les « lignes infimes et irisées qui sont l’indice d’une présence huileuse plus légère que l’eau ».

Ce fleuve a un cheminement presque aussi régulier que sa vie. Mais comme elle, il peut déborder. Surtout quand il y a trop de liquide et pas assez de parois solides. C’est d’ailleurs à peu près ce qui, en permanence, le guette, lui qui essaie d’occuper cette place qu’il imagine être la sienne. S’il dérive, il fait un effort pour se remettre illico dans le droit chemin.

À chaque fois que cela lui est arrivé, « l’esprit a pris conseil auprès de lui-même, et après consultation a reconduit le corps à l’appartement qu’il n’aurait jamais dû quitter. »

Dilué mais présent, souple et soumis, identique à nombre de ses congénères, il travaille et il consomme. Il est marié. Il a deux filles. Régulièrement, son premier amour improvise une courte visite dans sa mémoire et l’aide à vivre. Sa mère est morte, son père est parti au soleil avec une autre, autant dire qu’il est également quasi orphelin. Coincé, pour clôturer le tout, dans une histoire dont sa femme, qui écrivait seule le scénario, vient de décider que « ça ne peut pas continuer ».

« Je me suis trompée, là où j’ai cru sentir, toucher quelqu’un il n’y avait personne, voilà, c’était une histoire d’amour sans personne. », regrette-t-elle.

« Personne » reste ce narrateur sans nom, que l’on peut appeler Liquide puisqu’il s’y réfère sans cesse, glissant du côté de la fluidité, s’enfermant dans les contours de l’eau. Peut-être même, mais cela serait étonnant, s’y jettera-t-il un jour ? Pour l’heure, sa vie se situe plutôt du côté de l’acceptation. Pas de place pour la révolte. Seule pointe une légère critique intellectuelle des valeurs portées par la cellule familiale, ce qui ne l’empêche pas de s’y plier.

Derrière cette histoire, somme toute ordinaire, rayonne l’écriture lente, limpide, adroite et surprenante de Philippe Annocque. Ponctuant une apparente facilité, les alinéas fréquents en cours de phrases, les parenthèses et les tirets sont là pour créer une respiration courte et retenue. L’auteur passe de la prose poétique à la narration. Il n’hésite pas à semer furtivement des bribes fanées dans ce présent qu’il serre au cordeau. Il donne du nerf au ressassement. C’est sa force. L’élément moteur du texte. Qui, par ricochets, regorge d’énergie.
L’itinéraire d’un homme en quête d’identité, assis, immobile face au fleuve, est restitué de façon telle (linéaire et émotionnelle) que l’on assiste à ce qui se noue, se dénoue, se tord et sans doute, pour finir, se meurt à l’intérieur même de l’être percé (« appelons-le “mari de Suzanne”, tout récipient mérite un titre ») dont il est ici question.


Philippe Annocque : Liquide, éd. Quidam.

21 avril 2009
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