I. Un fastueux débris de 68
Il peut donc y suffire d’un scooter : c’est ce que j’ai noté sur mon carnet, le dimanche 10 octobre 2010, vers midi, peu après avoir senti un étrange vent de gaieté parcourir comme un frisson les terrasses successives de Saint-Germain-des-Prés et m’emporter à mon tour, au passage spectaculaire de l’une de ces pièces de musée qui sont de vivantes curiosités. Je revenais de loin, pourtant : marinant là dans l’attente d’un rendez-vous qui décidément n’arrivait pas, j’exerçais l’instant d’avant ma mauvaise humeur à la description caustique du reality show permanent qu’offrent les terrasses du Flore ou des Deux Magots, ces vieilles dévotes du boulevard Saint-Germain où l’on ne sait plus qui sont les figurants, qui les spectateurs, quand les flâneurs s’exercent à repérer les vieux habitués parmi les touristes qui les observent en retour, tous espérant deviner derrière des lunettes noires une célébrité véritable, l’ironie au bord des lèvres... Même les divertissements les mieux rodés gardent une dose d’imprévisible, cependant, au comble du factice. Ce midi-là, je crois bien ne pas avoir été le seul à féliciter in petto je ne sais quel chef opérateur d’avoir su si bien éclairer le boulevard Saint-Germain qu’il était impossible de rater l’entrée en scène d’une authentique Vespa Gran Turismo 150 cm3 de 1966 et de son chauffeur tout aussi incongru, un homme de 65 ans auquel j’en aurais volontiers accordé dix de plus, vu le ravage et l’accoutrement. Le nez dans le guidon, il ralentissait à l’approche du carrefour de la rue de Rennes, drainant dans sa roue regards et commentaires. « Mâte un peu l’engin ! » « Et le bonhomme, grands dieux.... C’est le ravi de la crèche ! » D’un instant l’autre, vous auriez vu tous les visages s’éclairer comme un paysage sous le vent, aux terrasses prises dans un étonnant mouvement de travelling, sans trop savoir encore si cette bouffée de gaieté contagieuse provenait du scooter rouge et blanc aux deux selles de cuir protohistoriques, du casque bol aux oreilles pendantes ou de l’air béat du pilote espérant ne pas poser le pied avant le feu vert. Marmonnant mais pour lui seul quelque chose comme une colossale satisfaction, il avait tout d’une incarnation de la plus haute félicité, les yeux en oriflammes et la bouche papelarde, comme le vieux beau sortant d’une chambre de dame jusqu’alors inaccessible ou l’escroc en assurances qui vient de réussir un joli coup, et c’est vous qui en avez pris pour cinq ans. Entraînant dans sa roue tous les ridicules de son époque, l’impression qu’il donnait de surgir sur son scooter d’une comédie des années 60 était d’autant plus vive que vous ne pouviez qu’être saisi au cœur par le contraste entre sa béatitude affichée et une laideur fatale ; à toutes les tables on jouait du coude, manquant applaudir, prêt à lui reconnaître le professionnalisme de ces acteurs comiques qui savent libérer dès leur entrée hébétée une première bouffée de gaieté en chacun, celle qui va entraîner toutes les autres pour nous faire oublier une heure durant les plus amères désillusions, jusqu’à la trahison blessante d’un ami qu’on croyait le meilleur.
C’était une théorie de détails judicieux qui s’ajoutaient les uns aux autres pour composer une figure si magistrale que les spectateurs en venaient d’eux-mêmes à la compléter sans y songer, tout au bonheur du récit criant de vérité qu’ils en tireraient à la table du déjeuner. A peine l’antique Vespa Gran Turismo bardée de chromes amoureusement bichonnés avait-elle disparu à l’angle de la rue Bonaparte que certains lui ajoutaient mentalement, sinon les pin-up que la marque italienne dénudait volontiers sur ses affiches publicitaires de l’époque, en tout cas la roue de secours trônant sur le porte-bagage ou le side-car rouge et blanc qui se serait parfaitement accordés avec l’affreux casque bol et le Burberry fatigué du pilote. Mais les plus avertis des observateurs n’eurent besoin de personne pour noter la touche parfaite qui avait transformé un instant l’ensemble en symbole à deux roues, et qui tenait à l’éclat joyeux des pneumatiques bicolores d’origine, une large bande blanche courant sur le flanc de chacun. Voilà bien le genre de détails authentiques qui distinguent une pièce de musée d’une vulgaire reconstitution, une moto de collection d’une copie vintage, et qui avait ce jour-là sur la chaussée encore déserte la puissance de rameuter tous les spectres des trente glorieuses. Pour ceux qui ont connu ce temps, en vérité, le passage de cette Vespa d’un autre âge, c’était comme si Cohn-Bendit daignait rajeunir de quarante ans pour revenir un instant tirer la langue à un CRS-SS sous nos yeux ébaubis.