I. Un fastueux débris de 68

Ce texte est une version de travail du Bonhomme Pons, qui a pris ensuite une forme différente en vue de sa publication en volume, aux éditions Belfond, en septembre 2014.



On n’a plus vraiment idée, àParis, de nos jours, de ce qu’ont été les grandes heures de l’automobile, ces quatre ou cinq décennies durant lesquelles la société aura sacrifié sans frémir des centaines de milliers de vies humaines àla divinité des temps modernes, tronçonnant joyeusement les campagnes, encerclant les villes de voies rapides sur lesquelles tourner sans fin. Un écrivain de génie comme Roland Barthes pouvait bien consacrer l’une de ses Mythologies àla DS Citroë n, le premier rêve des parvenus restait d’en avoir toujours plus entre les roues, pour reprendre l’expression d’un sociologue. Cinquante ans plus tard, il est étonnant de remarquer comment, de crises pétrolières en prises de conscience écologiste, cette page historique aura pu être brutalement tournée. A l’exception de certains appartements somptueux du XVIe arrondissement qui abritent encore des spécimens susceptibles de discuter de la hauteur des pare-chocs de leur 4x4 jamais trop voraces en énergie, l’automobile est devenue l’apanage et la nécessité vulgaire des banlieusards maltraités par la RATP. Le prix d’une place de parking, qui atteint désormais les trois cents euros par mois dans certains quartiers, suffirait àéloigner le Parisien ordinaire de l’idée même d’une voiture qui ne lui servirait qu’àtrouer son temps d’embouteillages quand le voisin parti en Vélib’ est déjààpied d’œuvre. Mais pour ceux qui ont connu les années 60, la presse que provoquait chaque année le salon de l’automobile, cette grand-messe où l’on allait en famille admirer les nouveaux modèles sans songer une seconde que c’était là, bien plus que les signes extérieurs d’une liberté de mouvement et d’une reconnaissance sociale àla vérité fort illusoires, des instruments de mort, pour ceux-làmesurant aussitôt le gouffre du temps, le surgissement d’un des monstres sacrés de cette époque suffit àles précipiter tout debout dans un monde englouti. L’exclamation passe le barrage des dents, le doigt se tend sans y songer pour désigner le coupé Mercedes lorsque ses portes papillons se déploient en majesté, nous renvoyant au temps d’Ascenseur pour l’échafaud, vous jureriez entendre la trompette de Miles Davis dévaler les octaves dans le lointain. Tout aussi bien, et pour peu que leur état de conservation soit impeccable, une Jaguar Type E, une Ford Mustang, une Renault 8 Gordini vrombissante, et même une Harley Davidson choperisée àla façon d’Easy Rider, peuvent atteindre àcette puissance des fétiches... Ces revenants véhiculent tous les fantômes de l’époque dont ils persistent àtémoigner ; àleur apparition impromptue, c’est l’enfance du progrès autant que la nôtre qui s’invite, le monde d’avant la couche d’ozone, le temps de l’insouciance ! Le dos des quinquagénaires se redresse, pris de jeunesse, les vieilles dames retrouvent l’éclat de leurs premières passions, les jeunes gens se croient précipités au temps mythique de la Nouvelle Vague, cet âge d’or du cinéma et tout autant de la jeunesse parisienne commençant àdénouer le corset de l’autorité gaullienne - voilàque de nouveau le pétrole coule àflots de toute éternité, les jeunes filles rougissent comme les bourgeons éclosent àleur insu, la planète n’est menacée par rien d’autre que la cupidité de grands-bourgeois dont pas un n’imaginerait qu’advienne un jour un Bernard Tapie !

Il peut donc y suffire d’un scooter : c’est ce que j’ai noté sur mon carnet, le dimanche 10 octobre 2010, vers midi, peu après avoir senti un étrange vent de gaieté parcourir comme un frisson les terrasses successives de Saint-Germain-des-Prés et m’emporter àmon tour, au passage spectaculaire de l’une de ces pièces de musée qui sont de vivantes curiosités. Je revenais de loin, pourtant : marinant làdans l’attente d’un rendez-vous qui décidément n’arrivait pas, j’exerçais l’instant d’avant ma mauvaise humeur àla description caustique du reality show permanent qu’offrent les terrasses du Flore ou des Deux Magots, ces vieilles dévotes du boulevard Saint-Germain où l’on ne sait plus qui sont les figurants, qui les spectateurs, quand les flâneurs s’exercent àrepérer les vieux habitués parmi les touristes qui les observent en retour, tous espérant deviner derrière des lunettes noires une célébrité véritable, l’ironie au bord des lèvres... Même les divertissements les mieux rodés gardent une dose d’imprévisible, cependant, au comble du factice. Ce midi-là, je crois bien ne pas avoir été le seul àféliciter in petto je ne sais quel chef opérateur d’avoir su si bien éclairer le boulevard Saint-Germain qu’il était impossible de rater l’entrée en scène d’une authentique Vespa Gran Turismo 150 cm3 de 1966 et de son chauffeur tout aussi incongru, un homme de 65 ans auquel j’en aurais volontiers accordé dix de plus, vu le ravage et l’accoutrement. Le nez dans le guidon, il ralentissait àl’approche du carrefour de la rue de Rennes, drainant dans sa roue regards et commentaires. « Mâte un peu l’engin ! » « Et le bonhomme, grands dieux.... C’est le ravi de la crèche ! » D’un instant l’autre, vous auriez vu tous les visages s’éclairer comme un paysage sous le vent, aux terrasses prises dans un étonnant mouvement de travelling, sans trop savoir encore si cette bouffée de gaieté contagieuse provenait du scooter rouge et blanc aux deux selles de cuir protohistoriques, du casque bol aux oreilles pendantes ou de l’air béat du pilote espérant ne pas poser le pied avant le feu vert. Marmonnant mais pour lui seul quelque chose comme une colossale satisfaction, il avait tout d’une incarnation de la plus haute félicité, les yeux en oriflammes et la bouche papelarde, comme le vieux beau sortant d’une chambre de dame jusqu’alors inaccessible ou l’escroc en assurances qui vient de réussir un joli coup, et c’est vous qui en avez pris pour cinq ans. Entraînant dans sa roue tous les ridicules de son époque, l’impression qu’il donnait de surgir sur son scooter d’une comédie des années 60 était d’autant plus vive que vous ne pouviez qu’être saisi au cÅ“ur par le contraste entre sa béatitude affichée et une laideur fatale ; àtoutes les tables on jouait du coude, manquant applaudir, prêt àlui reconnaître le professionnalisme de ces acteurs comiques qui savent libérer dès leur entrée hébétée une première bouffée de gaieté en chacun, celle qui va entraîner toutes les autres pour nous faire oublier une heure durant les plus amères désillusions, jusqu’àla trahison blessante d’un ami qu’on croyait le meilleur.

C’était une théorie de détails judicieux qui s’ajoutaient les uns aux autres pour composer une figure si magistrale que les spectateurs en venaient d’eux-mêmes àla compléter sans y songer, tout au bonheur du récit criant de vérité qu’ils en tireraient àla table du déjeuner. A peine l’antique Vespa Gran Turismo bardée de chromes amoureusement bichonnés avait-elle disparu àl’angle de la rue Bonaparte que certains lui ajoutaient mentalement, sinon les pin-up que la marque italienne dénudait volontiers sur ses affiches publicitaires de l’époque, en tout cas la roue de secours trônant sur le porte-bagage ou le side-car rouge et blanc qui se serait parfaitement accordés avec l’affreux casque bol et le Burberry fatigué du pilote. Mais les plus avertis des observateurs n’eurent besoin de personne pour noter la touche parfaite qui avait transformé un instant l’ensemble en symbole àdeux roues, et qui tenait àl’éclat joyeux des pneumatiques bicolores d’origine, une large bande blanche courant sur le flanc de chacun. Voilàbien le genre de détails authentiques qui distinguent une pièce de musée d’une vulgaire reconstitution, une moto de collection d’une copie vintage, et qui avait ce jour-làsur la chaussée encore déserte la puissance de rameuter tous les spectres des trente glorieuses. Pour ceux qui ont connu ce temps, en vérité, le passage de cette Vespa d’un autre âge, c’était comme si Cohn-Bendit daignait rajeunir de quarante ans pour revenir un instant tirer la langue àun CRS-SS sous nos yeux ébaubis.


29 mars 2012
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