« Il y a comme un goût de déjà »
Podcast : rencontre littéraire au Lieu Unique, entretien de Guénaël Boutouillet avec Marie Richeux (Nantes, en novembre 2013, dans le cadre du LABO UTILE)
« La scène est lente. Très lente. Le stroboscope découpe l’espace. Vous êtes assis maintenant, vous attendez que commence le film muet. Une vie, c’est une vie parmi d’autres. Toujours. Ni plus ni. Rien de plus incertain. Il y a comme un goût de déjà ».
Ce livre (à paraître le 8 octobre 2013) regroupe une sélection parmi les polaroïds, courts textes écrits et lus par Marie Richeux, dans son émission quotidienne intitulée Pas la peine de crier, sur France Culture. Et de cette émission, Georges Didi-Hubermann fut un jour l’invité :
« Dans l’économie – je veux dire le rythme de vie – de Marie Richeux, il s’agit, si j’ai bien compris, d’écrire chaque jour un récit en miniature, l’ekphrasis d’une seule image, l’état des lieux d’une seule situation, et de le transmettre presque aussitôt, façon d’en partager la jouissance, à la radio, par la lecture interposée, la voix jouant ici le rôle du matériau polarisant permettant le "développement instantané" de l’image racontée. »,
écrit Didi-Hubermann dans sa magnifique préface. Les textes, dans le livre ont donc, d’abord, été écrits, puis lus, par Marie Richeux dans Pas la peine de crier, cette heure et quelques d’apesanteur qui lui est allouée comme par miracle, chaque après-midi, par Radio France. Le truc, c’est que, comme Didi-Hubermann, on n’écoute pas, ou si peu, la radio l’après-midi ; et qu’il m’a fallu un hasard de podcasts, une circonstance, le court passage d’amis dans la dite émission, pour en découvrir, après coup (de nuit, je pense, d’hiver, en voiture, j’en suis sûr – mais je triche, car c’est souvent le cas des moments de radio dont on se souvient, tant la nuit les imprime), le hors champ lumineux. Une fort étrange intrusion de douceur, dans le continuum informaculturel radio-ordinaire. Et comme Didi-Hubermann encore (qu’on imite ? On répète ? on s’en fait l’écho, oui, mais elle est très précisément belle, cette préface – et puis, après tout, il y a tant de choses pires à faire dans la vie que d’imiter Didi-Hubermann), on a été, on l’est encore, par cette si audacieuse, allègre, manière de poser les questions aux invités – à ce métier, ainsi modulé, je ne suis pas insensible, puisque pratiquant à mes heures l’exercice, celui de poser des questions, exercice de conversation réelle et mimée à la fois, dont on sait le mélange de rigueur, d’attention, et de relâchement travaillé qu’il requiert.
Ce moment du Polaroïd, prise de risque étonnante, où Marie Richeux met l’entretien radiophonique en pause, pour lire ses 1500 signes du jour, deux minutes de lecture qui font signe, son, sens, et images, au cœur d’une discussion parfois toute autre ; ce moment du Polaroïd est une étrange cristallisation, qui passe comme sans se faire voir (quand c’est l’après-midi on s’active souvent par ailleurs, et la radio nous fait bruit de fond, décorum), mais dont toujours quelque chose surgit. Même quand, fort occupé par mille autres choses, on n’en distingue rien, on a entendu quelque chose, on le sait – on ne sait pas quoi, mais on sait que quelque chose s’est fait entendre, a tinté (teinté) en soi.
L’examen après-coup (l’effet podcast, qu’évoque Xavier Delaporte dans cet autre texte) est une forme de vérification à laquelle souvent on procède (c’est qu’aussi on y prend goût, à ce rassemblement de couleurs étonnées dans le temps d’une pastille sonore, on s’y fait, à cette rémanence de voiture-nuit que ça nous instille), vieux reste de méfiance, aussi : la radio à ses trucs, ses prosodies, ses petites musiques, qui parfois nous séduisent, parfois s’avèrent trompeuses (lire un jour, imprimé, du Daniel Mermet me fut une assez désagréable surprise – laquelle en contrecoup me rendit sa voix moins complice, par la suite). La voix de Marie Richeux déjà fait poème, couleurs, souriant comme sans manière, clairement détachée dans l’air, tout semblant avancé sans forcer dans son flot. Alors, probe, on se méfie, on ne nous la fera pas, on écoute avec une attention suspicieuse.
Et : En ses Polaroïds, à la réécoute, demeure cette émanation, soudaine douceur, sucrée surprise ; et l’on se penche et commence d’entendre, non plus les inflexions de la voix, mais portées par celles-ci, les alliances contre-nature, traverses, inflexions, pas de côté, celles qui s’exposent en leur concret de langue, dans ces Polaroïds faits livre.
Et : c’est cela qui advient, à la lecture de ces instantanés, la découverte d’une langue,
entre syntaxes en brisures :
« Ses deux omoplates se rejoignent, j’en mettrai ma main à couper. Ma main entre ses deux omoplates. Prologue – deux points : on tranche dans l’air. » (Page 79),
effets de rupture dès l’abord :
« En effet ce sont les phares qui importent. Ça fait deux heures trente-sept minutes, dix-neuf secondes, et une de plus à chaque fois que vous respirerez, que cette voiture est arrêtée ».
, énonciations mouvantes, avec force tutoiement décidé, piquant, emportant :
« C’est le noir complet si tu soustrais la lune. C’est le noir absolu si tu soustrais le bruit lumineux des villes lointaines. »,
« Ceux-là tu ne leur expliques rien. Ce sont eux qui t’expliquent. Ils te prennent dans un coin,ils te gardent dans les deux yeux, ils te balancent un "attends j’t’explique". Donc tu remballes extrêmement rapidement tout ce que tu trouvais logique, tout ce que tu voulais leur exposer, et la morale surtout, tu remballes ta morale et tu ne cherches pas de col ou de bretelles à leur remonter. Ce sont eux qui t’entêtent avec leur couplet.(page 21) »
lexique plein de surprises, de bribes d’oralité (les mots malbac, barbecue, baskets, et ces réels-là qu’ils charrient, ces gens sur lesquels Marie Richeux plutôt que de poser son regard, capte les éclats qu’elle nous donne à voir). Mais, contention de l’effet sonore, dosé au quart de millimètre, jamais en crue, jamais noyant l’image, le pola, qui toujours émerge – les images, qui toujours émergent, fixées nimbées de ce très léger flou du mouvement lancé : le texte fabrique une image en son enchaînement, l’image est isolée mais porte son lien – comme le polaroïd, en sa fugacité irisée, semble capter un peu de la vie, de son grain.
Le livre donc fonctionne, fait effet autre à qui n’aurait jamais entendu la parleuse. Et sa matière hybride enclenche – hybride sur deux plans : en chaque texte, qui, s’il pose un regard tournant autour d’une, ou plusieurs, personnes vues en passant, et s’il maintient son énonciation, qu’elle soit de tutoiement intérieur ou d’adresse, à la première ou troisième personne, fait toujours, au moins, une vrille, pirouette, déport, forward ("comme un goût de déjà") ; et à l’échelle de l’ensemble, constituant un corpus évidemment hétérogène, un collage dont on reprend les pièces, pour en recomposer une toujours autre version.
Un album.
Un bel album.
(Très).
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Polaroïds, de Marie Richeux,(éditions Sabine Wespieser, 2013), Préface de Georges Didi-Huberman, Disponible en librairie à partir du 3 octobre 2013 au prix de 17 €, 160 p, ISBN : 978-2-84805-154-3
Marie Richeux, les brindilles du réel. Notes sur Polaroïds, chronique par Sébastien Rongier.