Atlas ou le gai savoir inquiet de Georges Didi-Huberman
Atlas ou le gai savoir inquiet est le troisième volume d’un projet qui devrait en compter six. Il appartient à cette famille d’ouvrages denses et plutôt volumineux qui marquent les étapes principales du parcours de pensée de l’historien-philosophe, là où les ouvrages courts se font plus volontiers l’écho d’une rencontre ou l’expression d’une intuition. Aby Warburg, l’historien de l’art atypique décédé en 1929, est au cœur de cette méditation sur le rôle des images dans la connaissance de l’histoire, et plus précisément son Atlas « Mnémosyne » conçu durant les dernières années de sa vie, rapprochement ou montage d’images (un millier environ), de l’art mais pas seulement, audacieux et énigmatiques, où la fulgurance de la pensée se joue du temps et des formes pour opérér les condensations et les déplacements les plus imaginatifs. Warburg disposait sur de grands panneaux noirs des reproductions diverses où l’on peut voir, par exemple, une série de Foies divinatoires babyloniens en argile [2] côtoyant des représentations astrologiques, ou bien, sur un autre panneau, une représentation du titan Atlas portant le monde sur ses épaules à côté d’une nymphe esquissant un pas de danse. Rien n’est laissé au hasard, mais les rapports existant entre les images qui composent une série, un panneau, et ceux qui relient entre eux les multiples panneaux comme autant de pages d’un livre ne sont pas toujours explicites. Ressemblance ou contraste, liens secrets ou énigmes semblent présider à cet assemblage lui-même mobile qui fait dire à Didi-Huberman que l’atlas selon Warburg est un « montage dynamique d’hétérogénéités ». On voit bien ce qu’une telle « forme » peut avoir de séduisant à l’heure où l’hybridation prend le pas sur le cloisonnement, mais l’auteur ne fait pas que céder à une forme de séduction, fût-elle déstabilisante, il se livre à un travail de conceptualisation de la notion d’atlas, empruntant à l’histoire de l’art mais aussi des sciences, à l’histoire tout court, puisqu’au fond c’est bien au monde que l’atlas prétend ressembler - ou plus exactement, c’est au monde que l’atlas polymorphe de Warburg entend prêter une forme d’intelligibilité dynamique, évoluant en fonction du temps et se transformant en fonction de ses exigences.
Trois questions structurent la réflexion de l’auteur. La question de la nature des objets qu’un tel atlas d’images peut rassembler. La question de la fonction ou de l’utilité d’un tel dispositif eu égard à la connaissance. Enfin, la question du contexte dans lequel la mutation épistémologique que représente cette invention s’inscrit. Chacun de ces aspects contribuera à définir l’originalité de « Mnémosyne », sa richesse, sa nouveauté, ainsi que son pathétique.
L’arc le long duquel se disposent les objets de l’atlas part du sol pour aboutir dans le ciel et réciproquement, il part des objets ou des êtres les plus terrestres pour se perdre dans des cieux mystérieux, des réalités évanescentes que les images peuvent nous faire voir à défaut de nous les faire toucher. On songera à la peinture religieuse, renaissante ou non, pour ce qui est de l’évocation du divin, à des dessins anatomiques pour ce qui est de la saisie concrète d’un corps matériel (La Leçon d’anatomie de Rembrandt fait partie de Mnémosyne), tout en essayant de préciser le lien singulier existant entre les entrailles d’un corps ou de la terre et le secret des dieux, lui aussi réservé ou travesti sous la forme d’un nuage ou d’une constellation d’étoiles. D’une part l’homme cherche dans le ciel une réponse au pourquoi de son existence sur terre ; d’autre part il cherche à déchiffrer le message des dieux dans les entrailles des bêtes. Analogie, renversement, circulation ou participation pour reprendre un terme platonicien. Didi-Huberman parle d’abîmes symétriques. Tout est lié même si tout semble disparate. Ou disons plutôt que c’est l’hypothèse qu’émet l’atlas : qu’un lien existe entre ce qui apparemment diffère au plus haut point. Lien réel ou imaginé, imaginaire. Lien qu’instituent les images pour autant qu’on les regarde, qu’on les laisse parler et voyager.
Deux images qu’on rapproche produisent de la pensée. Ce n’est pas seulement l’image et sa légende mais la distance qui les sépare qui dessine, ouvre, un espace pour penser. Comment s’y prendre ? Existe-t-il une méthode ou doit-on laisser son esprit vagabonder ? Sans doute faut-il aller contre l’idée qui voudrait que l’image (et peut-être même l’inconscient) soit structurée comme un langage. En s’appuyant sur Walter Benjamin, Didi-Huberman fait valoir le modèle d’une lecture qui précède le langage et qui s’affranchit du référent linguistique, une lecture qui sollicite l’imagination pour créer des ponts entre les choses ou les images, non plus une lecture « en quête de messages » dit-il, mais « en quête de montages ». Il est vrai que la lecture ordinaire procède aussi par association d’idées. Avec l’atlas, ce sont les images qui appellent les images et peut-être les mots. L’atlas n’est pas silencieux mais il ne traduit pas pour autant une connaissance, il n’illustre pas un savoir : il génère, c’est une matrice, un générateur ou, comme dit l’auteur, une machine de lecture. Il faut imaginer un livre ou plusieurs livres dont on aurait extrait des centaines d’images pour les faire entrer dans une danse savante, tantôt géniale tantôt obscure ou insensée, car le fonctionnement d’un tel dispositif n’est pas sans faire courir le risque de la perte d’un sol et peut-être même de tout horizon. Il est des moments où la connaissance sombre dans le vide qui sépare les images, et, telle une tête de noyé, on ne sait si elle va refaire surface. Gai savoir de l’érudit imaginatif, mais gai savoir inquiet, otages de ses visions ou de ses absences, de ses délires ou de ses silences.
Il y a une dimension pathétique dans la démarche de Warburg, digne héritier des Lumières en raison de son encyclopédisme, mais également du romantisme en raison de l’importance qu’il accorde à l’intuition et à l’imagination. Il y a chez lui un mélange de raison et de folie, de mesure et d’excès, comme dans une certaine mesure chez Goethe, lequel traquait des affinités électives en toutes choses, soucieux de comprendre le devenir des phénomènes les plus divers, comme l’attestent ses innombrables collections de pierres, de moulages, de livres... Warburg aussi était collectionneur, de livres, d’images (sa bibliothèque comptait 80 000 références aujourd’hui regroupées à l’Institut qui porte son nom). Sur ce chemin « atlantique », on croisera inévitablement la figure de Nietzsche, plus romantique que lumineux, plus dionysiaque qu’apollinien, lui aussi hanté par les figures ou les concepts qui font retour dans l’histoire (telle la figure du prêtre), auxquels il applique sa méthode généalogique qui questionne l’origine des choses (bonne ou mauvaise) ainsi que la nature des forces contradictoires qui les animent (actives ou réactives). Mais plus avant, qui accompagne le savant dans ses méditations, il y a le personnage mythologique d’Atlas, frère de Prométhée, puni lui aussi pour avoir dérobé aux dieux et transmis aux hommes ce qui devait rester leur apanage. Cette référence mythologique est importante parce qu’en conjoignant savoir et souffrance, elle livre une image fondamentale du savoir tragique que Nietzsche remit au goût du jour dans sa Naissance de la tragédie. Ce que Warburg, contemporain de la Première Guerre mondiale, reprendra à son compte, lui aussi au prix d’un effondrement psychique et d’un internement qui dura de 1918 à 1924.
« En quoi consiste donc le savoir d’Atlas ? » demande Didi-Huberman. « C’est un savoir tragique, un savoir acquis par le titan sur fond d’un conflit dont il est le perdant, et d’un châtiment qu’il aura dû subir, châtiment fait en même temps d’exil - Zeus enchaîne les deux frères Atlas et Prométhée aux deux extrémités du monde pour deux supplices dialectiquement agencés, l’un viscéral (le foie dévoré), l’autre sidéral (le ciel supporté) - et de souffrance éprouvée à même sa propre puissance, sa propre capacité surhumaine à porter tout seul le grand fardeau du monde. » Malgré les efforts de Nietzsche et de ses successeurs pour dégager l’activité de la connaissance d’un complexe de culpabilité, force est de constater que ce dernier est tenace. On le retrouve dans l’opposition entre Hercule et Atlas, l’un agissant quand l’autre contemple, comme si loin de guider l’action le savoir s’en éloignait à mesure qu’il croît. Didi-Huberman a raison d’insister sur la nature dialectique des pensées, des affects, et de faire du travail du penseur et de l’historien un travail de conversion, comme si face aux horreurs du monde dont il est le témoin impuissant, le savant devait puiser au fond de lui l’énergie suffisante pour faire de la connaissance ou de ses dispositifs un moyen de reconstruire ce qui a été détruit, nullement pour le figer dans la vérité définitive d’une interprétation mais pour le livrer aux puissances du désir, du questionnement et de la poésie. Il affirme dans un entretien que « seule une écriture poétique peut produire de la pensée en la laissant brisée devant chaque œuvre » [3]. Voilà à quoi servirait Mnémosyne, à créer du sens en libérant notre imagination. L’atlas est un support pour libérer le désir et former des images, c’est à la fois un organisme auquel il faut prêter vie et une formidable ressource d’énergie pour nos corps fatigués ou brisés. C’est aussi une mémoire pour des êtres rendus amnésiques par un traumatisme ou par une existence devenue mécanique.
C’est dans le sillage des traumatismes et des bouleversements que la Première Guerre mondiale a laissés dans les esprits et les corps des êtres comme dans les entrailles de la terre (et peut-être même du ciel, premier conflit aérien) que Mnémosyne est née. On a énormément commenté le séisme que cette guerre représente - on le fera aussi pour la Seconde Guerre mondiale, qui en est la continuation -, on a glosé sur la fin des civilisations, la fin des grands récits, la fin de la croyance, le règne de l’absurde, etc. Parmi tout ce qu’on peut glaner dans ce livre érudit qu’est cet Atlas ou le gai savoir inquiet, il est un fait remarquable : c’est la prolifération des atlas d’images réalisés par des savants (ce vieux mot qu’on n’ose presque plus employer aujourd’hui et auquel, par modestie et goût des néologismes, on préfère celui de sachant), des chercheurs et des artistes (de Malevitch à Richter en passant par Broodthaers). L’auteur écrit : « Il faut, d’abord, prendre en compte toute une série de phénomènes typiques du XVIIIe et du XIXe siècle, où nous pouvons observer quelque chose comme une explosion de la présentabilité du savoir. [...] C’est l’âge des tableaux et des nomenclatures - par exemple en chimie et dans toutes les sciences de la vie - dont François Dagognet a démontré l’efficacité conceptuelle. Mais cette efficacité aboutissait également à une pratique des images qui se voulait, non seulement ordonnatrice, mais encore abréviative. » En effet, le XIXe siècle est le siècle du positivisme scientifique, celui des progrès techniques et des races supérieures. La guerre mettra à mal cette idéologie, les Lumières auront précipité l’Europe dans un chaos sans nom. Aussi, ce n’est plus le tableau qui convient pour prendre la mesure des choses, cet espace soigneusement délimité au vient se loger uniquement ce dont on pourra parler ; c’est la table ou la planche, plus triviales. De dissection ou de montage, de cuisine. Espace ouvert, mobile, conçu pour opérer des déplacements, des coupes dans le chaos, le bruit et la fureur d’une époque. Des artistes présentent des planches où des photographies de visages viennent nous rappeler la précarité de la vie, le désastre des guerres, le bonheur d’hier, sa persistance, sa volonté de durer ou de revenir transformé ou intact. La photographie aura mis du temps à se faire reconnaître comme art, mais indépendamment de cette problématique il est évident qu’elle est le médium qui s’impose pour saisir l’époque et montrer ce à quoi elle ressemble, ressemblait, ressemblera ou ne doit plus ressembler. A la place des longs discours de déploration ou d’exhortation à lutter prolifèrent les images de soldats, d’avions, de tranchées, de jeunes ouvriers portant sur leur dos des montagnes de briques (August Sander, Manœuvre, 1926), etc. La figure de référence de l’atlas n’est plus ou plus seulement un titan mythologique, c’est un homme ordinaire qui retrousse ses manches. La peinture ou l’objet archéologique côtoie la photo-document. L’histoire de l’art se fait anthropologie, la hiérarchie recule au point de disparaître pour faire place au disparate. La question n’est plus de savoir qui domine qui (même si sur un plan politique elle ne cesse de se poser), mais quels liens tisser entre les choses et les êtres pour créer un sens, et un sens dont on puisse répondre, qui ne soit pas celui de l’apocalypse et de la catastrophe. Didi-Huberman dit avec Brecht, « la dislocation du monde, voilà le sujet de l’art ». Ne faudrait-il pas dire que l’artiste cherche tout autant à montrer la dislocation qu’à lui résister ? Sur une photo une femme noire va au puits faire la vaisselle, elle soutient de sa main droite une demi calebasse remplie de gamelles posée sur sa tête, de sa main gauche soulève le pan de sa robe pour faciliter sa marche. Son pied droit est en l’air, elle tient en équilibre. Elle porte un petit dans son dos. On voit son pied nu qui dépasse, sa petite main qui fait signe.
[1] Cf. Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, Gallimard, 2002.
[2] Les foies d’animaux sacrifiés étaient censés receler des messages divins. Un devin pouvait les interroger pour déchiffrer l’avenir, connaître l’issue d’un conflit.