Ilias Driss | Notre exil

Françoise Dubor, de la faculté de Poitiers, lors d’un colloque sur la fabrique du personnage qui s’est tenu à l’université de Jussieu (Paris 7) du 18 au 20 novembre 2004, a présenté ainsi le travail d’Ilias Driss :

« Ilias Driss est un auteur contemporain peu publié, peu joué, encore, qui semble effrayer metteurs en scène (comme Joël Jouanneau) et comédiens (comme Jean-Paul Roussillon), les uns par les enjeux de son travail tels qu’ils les proposent dans ses pièces, qui feraient à bien des égards une synthèse des problématiques contemporaines propres au théâtre et à la représentation ; les autres par la difficulté d’incarnation que suscite sa « fabrique » du personnage. Il est vrai qu’avec lui, il faut commencer par définir le personnage de la manière la plus sobre qui soit, et la plus détachée possible de l’héritage que notre théâtre nous a transmis. Disons que le personnage est un corps et une parole dans une histoire. [...][Ses textes] proposent des formes textuelles différentes, et leur réalisation scénique dépend d’une conception du personnage comptable d’un art poétique susceptible au contraire de les réunir, en cohérence avec l’ensemble de son œuvre. La disparité de l’écriture, si elle n’est pas illusoire, n’est pourtant que momentanée. En fait, on parlera plus judicieusement de variation que d’hétérogénéité. »


Ilias Driss, écrivain bilingue, est né à Fès en 1959. Il publie d’abord des nouvelles, des critiques littéraires et cinématographiques dans la presse arabe et marocaine, ainsi que dans des revues françaises. Après des textes plutôt proches d’une forme théâtrale classique, il se dirige vers une écriture plus ouverte sur des formes d’écriture mêlant poésie, narration, dialogue et interrogation philosophique.
Confusions a été mis en espace à la Maison des cultures du monde à Paris, au Théâtre international de langue française en 1990 ; mise en scène par Farid Paya au Théâtre du Lierre, Paris, 1991.
Le Grand Prix Tchicaya U’Tamsi lui a été décerné par Radio-France Internationale en 1991 pour Retour retours, enregistrement et radiodiffusion dans plusieurs pays francophones ; mis en scène par Jean Négroni en 1993.
Absences, publié aux éditions de L’Harmattan, a été mis en scène à Paris et à Nantes en 1994 ; mise en scène en allemand en Autriche en 1997 (traduction H. Mchemmech) ; mis en scène par J.P. Bernay à l’Abbaye aux Dames, Saintes, en 2003.
Les Orphelins de la mémoire, commande d’un centre socio-culturel de Nantes, a été créé par des enfants du quartier en 1999.
La Haine du théâtre a été publié en juin 2005 dans la revue Théâtres en Bretagne, aux Presses Universitaires de Rennes.

D’Ilias Driss nous avons déjà publié Bribes de mémoire, ensemble de textes écrits durant des ateliers d’écriture organisés par le Centre interculturel de documentation de Nantes en 2003.

Nous vous proposons de découvrir aussi quelques pages de L’Encre et la robe ainsi que des extraits des Contes philosophiques pour la jeunesse.

À lire : Conversation inachevée.DD.


NOTRE EXIL

(Ilias Driss prépare actuellement un documentaire sur la question de l’exil qui inclura des fragments de ce texte.)

L’exil véritable ne commence pas au moment du départ. On est déjà un peu exilé dans son pays, mais il faut du temps pour que le mal imprègne entièrement le corps et l’âme de l’exilé. Le temps c’est-à-dire la désillusion, le désir qui s’éteint, qui risque de s’éteindre.

L’exil commence aussi au moment du retour. On ne revient nulle part jamais. On va vérifier son étrangeté parmi d’autres étrangers et on s’y retrouve si peu.

Double exil.
Dans la rue, en attendant le tramway ou peut-être à la radio, tu entends cette phrase très juste :
— Quand on a été exilé une fois, on l’est pour toujours.
Exils multiples.

— Y a-t-il une mémoire infaillible ?
— Non.
— Une mémoire infaillible serait-elle souhaitable ?
— Non, il faut oublier pour apprendre à se remémorer. Oublier certaines choses pour restituer le reste.
— Que désires-tu oublier ?
— Ce qui me fait mal.
— Y parviens-tu ?
— Non, c’est l’essence même de mon histoire.
— C’est contradictoire.
— Non, l’oubli est dans le désir, le mal est dans l’âme et dans le corps.
— Pourquoi y reviens-tu tout le temps ?
— Mon ombre me précède et me poursuit.
— Que veux-tu garder de ton histoire ?
— Tout.
— Tout garder serait infernal.
— L’essentiel.
— Que sais-tu de l’essentiel ?
— Mon corps le sait.
— Quel rapport y a-t-il entre la mémoire et le présent ?
— La mémoire est le présent. Et devrait l’être.

— Nos exils se ressemblent, comme deux gouttes d’eau dans une bouche.
— Deux gouttes d’eau sont deux gouttes d’eau, elles ne sont pas les mêmes dans la même bouche. Selon l’état de la soif, elles ne sont pas les mêmes dans deux bouches différentes.
— Elles ne sont pas les mêmes, mais elles se ressemblent.
— C’est la soif qui ressemble à une autre soif.
— Cela dépend de la nature même de la soif, de l’espace qui provoque la soif et la génère. La soif dans le désert est différente de celle de la cité.
— La cité parfois, c’est le désert. On peut y sentir la soif du désert.
— Comment résister ?
— Chacun à sa manière, son énergie. La profondeur de sa blessure.

— Dis-moi mon nom encore.
— Je te l’ai dit hier.
— Dis-le s’il te plaît.
— Ma bouche est triste.
— Mon nom est beau dans ta bouche triste, il souffre moins.
— De quoi souffre-t-il ?
— De ne pas suffisamment être.
— Quel ciel est son origine, quelle terre ?
— Ils sont empêchés par la fumée, la poussière.
— Où ?
— Je ne sais plus. Mes parents gardent des cartes géographiques, d’identité, de crédit, tout genre de carte. Ils fourrent le paquet dans la cave, à l’abri. Un soir, le clochard met le feu. Il vient ici dormir, il ne sait pas où aller. Mes parents laissent faire. Un soir, un verre de trop, il s’endort la cigarette à la main. Il est sauvé in extremis. Le reste, tout le reste part dans les flammes.
— Dans les flammes, il y a ton nom.
— Oui, donc tous les noms.
— Comment est-il venu jusqu’à mes lèvres ?
— L’histoire, l’accident, une certaine expérience de la douleur.
— Il me connaissait ?
— C’était son destin, c’est son destin.
— Comment son destin a-t-il rencontré le mien ?
— Dans la violence.
— Quelle violence ?
— Celle de la perte. Quand l’un perd, l’autre ne gagne pas forcément.
— Une guerre ?
— Si l’on peut nommer cela une guerre.
— Il me connaissait autrefois.
— Tu étais mon proche, mon voisin.
— Et à présent ton ennemi ?
— Je ne décide pas de mes ennemis.
— Lui, il décide ?
— Je ne sais pas, je ne crois pas.
— Il y a des amis qui deviennent ennemis et l’inverse, c’est l’histoire. Ce n’est pas nouveau.
— Je ne cherche pas le nouveau.
— Que cherches-tu ?
— Je cherche.
— D’où vient ton nom ?
— De loin.
— D’où ?
— De là-bas.
— Je le prononce mal. Je l’écorche.
— Tu le manges, tu le mastiques, tu l’avales, tu le peuples de ton être. Tu le dis.
— D’autres le disent mieux que moi.
— Apprends.
— D’autres savent sans effort.
— Dans ton effort, je sens le désir.
— D’où vient ton nom ?
— De mon histoire brisée, de l’errance.
— Où vont tes pas quand ils errent ?
— Vers ce qui m’attend.
— Pourquoi t’arrêtes-tu près de chez moi ?
— La fatigue après les flammes, après la perte du nom dans les flammes.
— Tes parents ne portent pas plainte ?
— Contre quoi ? Contre qui ?
— Contre l’oubli.
— Comment porter plainte contre l’oubli ?
— En le peuplant d’échos de ce qui s’évapore.
— En entendant mon nom dans ta bouche, je vois les cartes de mes vieux et les vieux de mes vieux, mes oreilles se redressent, en alerte, réapprennent à apprendre.
— Pourquoi moi ?
— Parce que ta bouche.
— Pourquoi ma bouche ?
— Parce que mon oreille.

— Ces jeunes filles dans la nuit pourquoi elles courent ?
— Elles ont peur.
— De quoi ?
— Je ne sais pas. Peur d’avoir peur. L’idée de la peur.
— Pourquoi avez-vous couru ?
— La foule. Les coups de feu.
— Il n’y a pas eu de coup de feu.
— Quand il y a foule, il y a la menace du coup de feu. J’ai couru.
— Ce n’était pas une manifestation.
— Non.
— Ce n’était pas une grève.
— Non.
— Il n’y avait pas la police.
— Ici tout le monde est la police de tout le monde.
— Pourquoi seulement les filles ?
— Elles souffrent.
— Les hommes aussi ils souffrent.
— Alors ils sont des filles, les filles sont des garçons qui souffrent.
— Parmi ceux qui vous poursuivaient, il y avait des filles.
— Oui.
— Elles vous ressemblent. Physiquement elles vous ressemblent.
— Elles sont de l’autre côté. Des garçons également sont de l’autre côté.
— J’ai vu jouer dans le jardin des policiers avec leurs enfants. On ne peut pas distinguer le flic de l’instituteur.
— Cela vous chagrine ?
— Non.
— Cela vous réjouit ?
— Je constate.
— Pourquoi quand vous avez couru se sont-ils mis à vous poursuivre ?
— Le réflexe autoritaire.
— Ils vous ont frappé ?
— Ils auraient voulu.
— Maltraité ?
— Oui.
— Insulté ?
— Oui.
— Menacé ?
— Oui.
— Pourquoi vous ont-ils fouillé des pieds à la tête ?
— Ils cherchaient ce qu’ils ne pouvaient guère trouver.
— Que cherchaient-ils ?
— Une certaine façon de vivre, de penser.
— Qu’est-ce qu’ils vous reprochent ?
— D’être là où je suis.
— Qu’est-ce que vous leur reprochez ?
— De m’empêcher d’être.
— Vous êtes néanmoins.
— Comme je peux, comme malgré.
— Pourquoi revenez-vous là où vous n’êtes pas admis ?
— Je ne reviens pas. J’y vais.
— Pourquoi y allez-vous ?
— L’amour.
— L’amour ?
— J’ai planté un arbre dans ma jeunesse. Il a besoin de ma présence, de mes visites, il meurt et sa mort cause aussi la mienne.
— Pourquoi ne portez-vous pas plainte ?
— Contre qui ?
— Vous connaissez ceux qui vous poursuivent ?
— Ils sont comme vous et moi.
— Ils ne peuvent pas être comme nous, pas comme vous en tout cas.
— En apparence.
— Vous les poursuivez parfois dans les rêves ?
— Non.
— Même pas dans les rêves.
— Non.
— Et eux dans les rêves ?
— Si. [...]

5 avril 2006
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