Isabelle Zribi | Allo dépression service

Tous les soirs de ma vie se déroule en une nuit. Mais cette nuit n’est pas n’importe quelle autre. Elle est le temps d’une rencontre entre la narratrice et C, qui se connaissent à peine. Elle met à l’épreuve le cynisme et le défaitisme de la narratrice. Car tous les soirs, tous les soirs de sa vie, ont été jusqu’alors l’occasion de constater la misère du monde, le rien-ne-se-produira-jamais, mais également de l’organiser.
Ce livre se déroule, en anneaux, à partir de la même phrase, « tous les soirs, tous les soirs de ma vie ». Il confronte et noue, dans un long monologue intérieur, le passé et le présent : les soirs que la narratrice a passés à sa fenêtre, dans un état oscillant entre la dépression et la jubilation, et ce grand soir de la rencontre avec C que la narratrice menace sans cesse de porter à sa ruine.
Isabelle Zribi.


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Allo depression service. Tous les soirs, tous les soirs de ma vie, j’ai discuté avec ma grande amie ni mâle ni femelle. Je commençais la conversation immanquablement par Allo dépression service. Elle me disait presque chaque jour qu’il ne nous arriverait peut-être jamais rien, tant à l’une qu’à l’autre. Cette amie me confiait n’avoir jamais éprouvé la sensation d’exister. Elle n’avait rien vécu : aussi loin que sa mémoire remontait, elle ne se souvenait que de micro événements dramatiques ou honteux. Mis à part ces habitudes de souffrance, elle n’avait rien vécu, et doutait fortement que l’avenir lui réserve autre chose. En disant cela, cette grande amie suggérait au contraire que l’avenir serait le lieu de sa grande revanche.
Ma grande amie ni mâle ni femelle répétait qu’il lui faudrait peut-être attendre des années avant qu’un miracle survienne : baiser à nouveau. Mais si ce miracle se produisait, il était probable qu’il se révèlerait décevant comme l’avaient été tous les non-évènements de sa courte existence. Tandis que la tombée de la nuit m’avait accablée, que je m’étais servi, pour me consoler, un petit whisky, ou un petit porto (selon les années), il me fallait entendre ma grande amie ni mâle ni femelle démolir ce qui me restait d’espoir.
En me faisant part de son doute que quelque chose lui arrive dans les années qui suivraient, cette grande amie attisait ma colère, mais m’encourageait aussi à prononcer des paroles optimistes. Je lui certifiais que l’avenir offrirait plus que le passé, les évènements finiraient par survenir, la surprendraient (en bien). L’alcool et les paroles de ma grande amie faisant, je m’emportais, argumentais, démontrais qu’il était impossible que l’avenir se résume à ce que nous avions connu. Le futur ne se superposerait pas au passé. Il nous démontrerait que notre tristesse quotidienne avait un sens, qu’elle exprimait un manque d’un objet encore insoupçonné. Il surviendrait quelque chose. Mais ma grande amie savait me fatiguer et m’user de ses arguments inadmissibles.

Les écrivains présentent souvent des exemples de vies ordinaires. D’un ton atone, ma grande amie ni mâle ni femelle (qui me disait régulièrement ne pas aimer le téléphone) me répétait au téléphone chaque jour, qu’il existait des cas d’écrivains (c’est-à-dire en de plus nombreux cas d’êtres humains) qui n’avaient, par exemple jamais baisé de leur vie. Pour cette amie, le grand événement ne pouvait être qu’une grande histoire d’amour. Une grande histoire d’amour constituait le seul événement qui puisse survenir (opinion que je tenais pour naïve). Beaucoup d’écrivains n’avaient pas même baisé une seule fois dans leur vie, par exemple Antonin Artaud (à qui elle aurait souhaité ressembler, du moins quand il avait encore des dents). Elle tirait de cet exemple (et de celui de Pessoa) qu’il était probable, du moins possible, qu’elle ne rebaise plus de sa vie. Elle avait eu la chance, connu le miracle, de baiser quelques fois dans sa vie (et encore, dans quelles conditions !), mais ce miracle pouvait ne pas se représenter. En outre, il s’était avéré totalement décevant. Si bien que tous les cas où le miracle d’un acte sexuel avec autrui était survenu, il ne lui était en réalité rien arrivé de plus.

Les gens prétendent qu’il existe des étapes de la vie. Ils se confortent dans l’idée que la vie n’est qu’un parcours d’obstacles numérotés. Vivre sa vie se résume à passer d’un obstacle à un autre, jusqu’à la fin du parcours. Dans cette perspective, ce qui peut arriver n’est jamais un événement, car tout est déjà prévu par le parcours initial. Un être humain passe les différents âges de la vie ; chaque âge de la vie dresse un obstacle de plus à franchir. Certains ne le franchissent pas. Les autres les regarderont tomber avec une fausse compassion. Régulièrement, il sera question de ceux qui sont tombés à notre place. Chaque fois que quelqu’un échoue à l’une des épreuves du parcours (scolarité, travail, mariage, achat d’un appartement, enfants, belle carrière, petits enfants, retraite à la campagne, et tout simplement survie), ceux qui ont sauté l’obstacle observent cette chute avec une secrète satisfaction. Ils se félicitent de ne pas s’être trouvé à la place du malchanceux ; d’avoir réussi non pas à accomplir quelque chose d’un peu extraordinaire, mais tout simplement, à passer l’étape prévue du parcours jonché d’obstacles de l’existence.

Chaque soir, chaque soir de ma vie, alors que la nuit était tombée, et que j’avais depuis longtemps fini mon petit porto, ou mon petit whisky fumé, ma grande amie ni mâle ni femelle, qui ressemblait dans ses meilleurs jours à Anne-Marie Schwarzenbach, me rappelait que ce grand parcours préprogrammé dont les gens se délectent depuis l’enfance comme d’un sirop doucereux n’existait pas. En réalité, me rappelait-elle, rien n’est prévu, rien n’est nécessaire, rien ne doit arriver.


Isabelle Zribi a publié un Faust chez Comp’act et Bienvenue à Bathory chez Verticales. Elle co-édite, avec Aurélie Soulatges et Mathias Lavin, la revue Action restreinte, une revue plusieurs fois signalée sur remue.net.

2 juillet 2007
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