« Je ne te tuerai pas... », dit le roi

Qu’on relise Les Mille et Une Nuits, les cent contes du Décaméron de Boccace ou les récits des historiennes dans Les Cent Vingt Journées du marquis de Sade, toujours il est question de nombre.
Les nuits, les jours, les histoires sont comptées. .
Ou plutôt : décomptées. .
Dans chacune de ces propositions narratives, en effet, la mort rôde, à l’affût de la moindre défaillance de la parole.

Elle rôde dans Les Mille et Une Nuits : « Par Dieu, je ne te tuerai pas avant d’avoir écouté la fin de cette étonnante histoire », dit le roi à Shahrazad. Pourtant le roi discute, monnaye, d’une certaine façon il en veut pour son argent (même si l’argent n’apparaît pas en tant que tel dans les termes de l’échange, il est question de commerce, des relations avec l’autre, et de ce point de vue le roi n’est pas d’un très bon commerce pour les femmes de son royaume). Après tout, ce qui est en jeu ce n’est que la vie d’une femme (croit-il). Et ce n’est pas une histoire, aussi « étonnante » soit-elle, qui sauvera la vie de Shahrazad. Celle-ci, déjà poète avant l’injonction rimbaldienne, choisit donc d’interrompre chacune des histoires avant la fin de façon que, une nuit encore, une nuit de plus, le roi désire l’entendre conter.

Elle rôde dans Le Décaméron de Boccace : les sept femmes et les trois jeunes hommes réunis dans une villa à la campagne cherchent à échapper à l’épidémie de peste qui sévit à Florence, on est en 1348. Pourtant qui ne voudrait savoir ce qui se passe dans la ville, ce que deviennent les proches et les amis restés là-bas ? Pourtant encore : chacun doit-il mourir pour autant ? Quelle est la force de la résistance qu’un conte peut opposer à la mort et à la désolation ?

Elle rôde encore dans Les Cent Vingt Journées du marquis de Sade : même le désir de débauche et de mort s’est épuisé chez ces quatre vieux libertins réunis dans le château de Silling afin de mener à un terme définitif leur recherche de plaisirs singuliers, les historiennes vont devoir se retrousser les manches si elles veulent que leurs récits les raniment, elles-mêmes y jouent leur peau.

Une chambre d’amour, une villa florentine, un château perdu dans la Forêt-Noire : trois lieux où on joue à la vie ou à la mort, à la parole qu’on écoute ou au silence qu’on n’entendra même plus.
Une conteuse, sept femmes, quatre historiennes : douze anti-Moires qui ne coupent pas le fil des destinées mais les prolongent par des histoires.


Nouvelle traduction des Mille et Une Nuits, 1/Nuits 1 à 327.
Traduit de l’arabe par le poète James Eddine Bencheikh et le chercheur André Miquel, Gallimard, collection Pléiade.

24 juin 2005
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