Jean-Marie Barnaud | La nuit de Philippe Rahmy
Du 19 au 25 août 2018, sur le plateau Vivarais-Lignon, entre Ardèche et Haute-Loire, ont eu lieu comme chaque année les « Lectures sous l’arbre » présentées par Jean-François Manier.
Un hommage était rendu à Philippe Rahmy.
En introduction à une lecture de Denis Lavant, Jean-Marie Barnaud a lu ce texte de haute amitié littéraire, « La nuit de Philippe Rahmy ».
Yourte et chameaux sont un cadeau déjà ancien de Philippe Rahmy.
Sans doute y avait-il de l’humour dans ce geste ; mais c’était avant tout un signe complice, révélateur de ce qui faisait l’essentiel de notre rapport à la littérature et à la vie ; je l’appellerai : le « sentiment du dehors », lequel a quelque chose à voir avec ce que philosophie et poésie ont nommé « l’Ouvert », das Offene, pour le dire en allemand, qui fut la première langue de Philippe.
Si fort était pour nous ce symbole de la yourte que nous ne nous appelions pas par nos prénoms, nous disions : « Yourtien ! », ou « Ami yourtien ! »…
Et lui fut un grand voyageur : durant les quelque vingt années que je les ai connus, sa femme Tanja et lui, je les ai toujours connus avec des projets de voyages, toujours sur les routes ou dans les airs, pour des destinations lointaines. Et il n’y avait pas conflit entre l’engagement de Philippe dans l’écriture et ses déplacements continuels. Dans Monarques, dernier livre paru de son vivant — Philippe Rahmy est mort le 1er octobre 2017 — il associe voyage et écriture dans le même mot de « vagabondage ». Chacun des trois récits publiés à La Table Ronde est lié, comme un carnet de route, à la rencontre d’une ville : Shanghai, Londres, ou Tel Aviv.
Il y eut aussi l’Afrique du Sud et les grandes réserves sauvages ; et la Floride où les Rahmy habitèrent de longs mois ces dernières années.
Tous lieux bien éloignés de la Suisse natale, où Philippe avait passé son enfance, et où il retournait un temps entre deux voyages.
Il n’y aurait rien de si singulier, dans cette vie d’écrivain voyageur, sauf à taire une donne essentielle de ce destin, à savoir que Philippe Rahmy était atteint de la maladie des os de verre : depuis toujours obligé de faire face à la douleur, d’assumer les conséquences de ses blessures répétées, et la nécessité de se déplacer en fauteuil roulant.
On mesure alors quelle ténacité, quelle volonté de vivre, quel amour de la vie animaient cet homme, et le lançaient dans de tels périples.
Il y a donc un versant sombre, un versant de nuit, dans cette existence que tant d’accidents ont si souvent condamnée à l’immobilité forcée de la chambre, ou de l’hôpital pour y subir de lourdes opérations.
Et c’est précisément à ce corps fragile et à la douleur qui peu à peu l’a façonné, que Rahmy choisit de donner la dignité d’une parole. Et ce sont ces deux premiers livres, parus à Cheyne, dans la collection Grands fonds en 2005 et 2007, Mouvement par la fin et Demeure le corps, livres que Denis Lavant va lire ce soir.
Chacun d’eux porte un sous-titre : pour Mouvement par la fin, c’est : « Un portrait de la douleur », et pour Demeure le corps, c’est : « Chant d’exécration ».
À la rubrique « du même auteur » des livres qui suivront, Rahmy classe ces deux textes dans le genre « Poésie ». Et c’est justice, tant la phrase, ou le verset, y sont portés par le rythme et l’image, tant y est affirmée, sans l’ombre d’une complaisance à soi, une singularité.
Personne ne restera insensible à la violence du sous-titre de Demeure le corps : « Chant d’exécration ». Cette violence sous-tend tout le texte. Or ce n’est pas la maladie qui est ici objet de haine. C’est le fait que le destin singulier d’un homme puisse être lié, par le hasard brutal d’une filiation, au nazisme, et donc à la Shoah.
Sur cette ascendance, clairement dénoncée dans Demeure le corps, et qu’il vit comme une tache originelle, Rahmy ne cessera de méditer. D’autant que, par ailleurs, petit-fils d’une Juive, il est aussi fils d’un Égyptien musulman, et qu’il sent en lui la nécessité d’inventer contre les violences de l’Histoire, les conditions d’une harmonie dont l’amour serait la clé, et la littérature le témoignage.
Et de fait, est-ce qu’il n’y a pas toujours chez Rahmy la force et la chance d’un retournement par lequel, selon ses propres termes, il « donne [son] assentiment » à la vie qui lui est offerte. Ce qu’expriment entre autres deux phrases de Mouvement par la fin.
D’abord celle-ci : « Je veux encore dire que chaque vie me semble plus digne d’amour que la mienne mais que je n’en désire aucune autre, pas même celle dont je suis privé. »
Et puis cette autre :
« Je veux dire que la douleur n’est jamais une satisfaction, mais que la vie poursuit en elle sa liberté. »
Dernier roman paru : Pardon pour l’Amérique, préface de Françoise de Maulde.