Jean-Paul Galibert | La fourmi, l’araignée et l’algue. Invitation à la ludique

Texte lu pendant la Nuit remue 7.

Jean-Paul Galibert sur remue.


 

La ludique est la pensée qui se joue des contraires. Dès que l’on dit « c’est impossible », elle dit : « ça m’intéresse ». Ce qu’elle veut, c’est changer de point de vue. Au lieu de se demander ce que je pense du mur, elle se demande ce que le mur penserait de moi. Elle adore prêter la pensée, trouver des conseils dans les choses, ou dans les animaux, qui nous présentent tous les possibles. Lequel choisirons-nous ?

La fourmi par exemple dit qu’il faut toujours choisir.

Imaginez une fourmi qui monte dans un arbre. À chaque fois, la fourmi est obligée de choisir sa branche, et d’abandonner toutes les autres. On ne monte jamais que sur une seule branche. Vous me direz que la fourmi peut toujours redescendre puis remonter le long d’une autre branche. C’est parfaitement possible, mais sa trajectoire, demeure alors linéaire. La ligne de sa vie revient sur ces pas mais demeure parfaitement continue.
Cette fourmi est une image de notre vie. L’arbre, c’est l’arbre des possibles, c’est le jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges : tout y est possible, mais successivement. Il n’y a pas de liberté plus grande, mais cette liberté nous condamne à un temps irréversible.
Bien sûr, nous ne vivons plus dans les arbres, nous vivons sur Internet. Oui, mais voilà : Internet est comme un arbre. À chacune des pages, des dizaines d’autres pages sont possibles, mais on ne peut jamais qu’en choisir une à la fois. Choisir, c‘est se réduire toujours plus à une série de choses faites, c’est échanger toute la liberté contre un peu de réalité.


C’est exactement ce que refuse l’araignée. Elle nous propose sa tactique : il faut rester libre en refusant de choisir.

Un choix, pense l’araignée, c’est une liberté qu’on assassine. Si vous avez des ennemis, proposez-leur des choix. Car tout choix repose sur l’exclusivité des contraires. Et donc, sommé de choisir, votre ennemi va faire comme la fourmi : il va diviser lui-même sa liberté en deux, et il s’engagera, volontairement, sur la branche qu’il aura choisie, et ainsi de suite, jusqu’à se retrouver dans la cellule que vous avez prévue pour lui.
Dès que vous admettez que les possibles s’excluent, vous amputez votre liberté. Un véritable partisan de la liberté devrait être un adversaire du choix. Mais comment refuser de choisir ?
Alors que la fourmi, bêtement, choisissait une branche, l’araignée, patiemment, tisse sa toile d’une branche à l’autre. Non seulement elle refuse de choisir, mais elle fait de son refus un lieu à vivre. Elle prend les branches incompatibles, et en fait le support de sa toile, qui est son gagne pain, et quasiment sa maison. Le choix de l’araignée, c’est de vivre entre les possibles, d’attendre et de manger tout ce qui passe entre les contraires. C’est un peu comme si l’araignée disait « Je ne vais pas choisir l’un des contraires, je vais prendre goulûment tout ce qu’ils excluent. ».
L’araignée, c’est l’animal des réseaux, qui vit de la toile. C’est l’animal qui tisse, qui vit du texte, l’inlassable tisserand immobile, l’écrivain. Elle pense que seul un texte peut relier les possibles qui s’excluent. Il suffit alors d’attendre pour que s’y prennent les objets réels, nourrissants et féconds. Le choix de l’araignée, c’est de retourner toute exclusion en une invitation à quelque fête perpétuelle.
Mais du même coup, elle reste entre les possibles. Est-elle heureuse de vivre sans choisir ?


Heureusement, il y a une autre possibilité. On peut choisir tout : c’est la stratégie de l’algue.

Il y a toujours une solution tout autre, celle qui résout tout et qu’on n’envisage même pas, parce qu’elle est impossible. C’est la métasolution, que l’on reconnaît immédiatement, car elle est aussi absurde que parfaite. Ici la solution n’est pas de monter à l’arbre, ni d’attendre en bas, mais de devenir l’arbre.
Une métasolution, cela ne s’invente pas, cela se trouve. Tous les problèmes sont déjà résolus, mais tout à fait ailleurs : il suffit de trouver, quelque part dans le réel, l’impossible que l’on cherche. Rien de plus facile, par exemple, que devenir un arbre. Longtemps avant l’homme, la vie a pris la forme de l’algue, précisément parce qu’elle est absence de forme, et, donc capable de toutes les formes possibles.
L’algue est le jeu de forme par laquelle le rien est capable de tout, précisément parce qu’il est rien. La découverte date de Diderot et de son Paradoxe du comédien : « peut-être, disait-il, est-ce parce qu’il n’est rien qu’il est tout par excellence, sa forme particulière ne contrariant jamais les formes étrangères qu’il doit prendre ».
Diderot a ouvert la voie de la ludique, qui est l’inverse de la métaphysique. La métaphysique est ce qui part des choses pour nous mener au rien, alors que la ludique est ce qui part du rien pour nous rendre chaque chose. Alors que la métaphysique démontre que tout est rien, la ludique veut que le rien soit tout, et c’est cela le jeu.
L’algue est un jeu qui se reproduit, qui se dédouble et se reproduit encore. C’est la croissance d’un rien qui aurait décidé de tout être. Ultra rapide, comme un éclat. Un univers qui naît. Un bébé univers, qui est aussitôt immense. Elle est la vie, le vif éclat du rien. Et chacune des ses formes est une algue. Ainsi, elle peut prendre toutes les formes, comme une trajectoire qui, partirait à la fois dans toutes les directions.
Elle est explosante fixe, car elle refuse de choisir parmi les avenirs. Elle saisit dans chaque choix la possibilité extraordinaire, celle de tout choisir, de tout faire, et de devenir tout. L’algue nous donne l’idée, l’image et l’envie d’une liberté non exclusive, qui ne choisit pas un avenir contre les autres mais avec eux. Il ne faut pas choisir, il faut tout faire.
L’algue nous dit de rire de ceux qui veulent nous empêcher de tout prendre. Car tout est à nous, rien n’est à eux : leur richesse et leur pouvoir ne sont jamais que le temps qu’ils nous ont pris en nous faisant travailler ou imaginer pour eux, notre temps qu’ils ont accumulé au point de pouvoir nous le revendre sous forme de marchandise, ou nous en menacer, sous forme d’arme ou de pouvoir.


Faces aux contraires, l’algue ne choisit pas : elle se prolonge dans les deux directions, et prolifère, pour devenir tous les possibles. Elle est plus libre que le comédien de Diderot, qui qui joue successivement tous les rôles, car elle les joue tous à la fois. C’est cela, la ludique : tout à la fois, et que ça saute !
Lorsque nous assumerons notre condition d’algue rieuse, nous pourrons enfin être à la fois tristes et gais, doux et cruels, solitaires et solidaires, jeunes et vieux, morts et vifs. L’algue est le plaisir d’être contradictoire, le bonheur d’être humain.

20 juin 2013
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