José Morel Cinq-Mars | Une disparition

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


José Morel Cinq-Mars | Une disparition



Tu vois, j’ai jamais su regarder. Je veux dire…, pas juste voir, non, regarder. Regarder pour de vrai. Assez pour voir les détails. Pour voir les ombres, les nuances, les formes, les lignes qui se croisent et celles qui se fuient. Pour voir ce qui se laisse entrevoir, ce qui est pas là, ce qui pourrait y être, ce qui y a autour ou ce qui manque. Regarder… m’en souvenir. Non, ça, j’ai jamais su.
Parce que moi, vois-tu, partout où je vais, je passe en aveugle, de la brume dans mes lunettes. Et si on me demande ce que j’ai vu ou par où je suis passé, ben je sais pas. J’ai rien vu : je marchais dans ma tête. Dans les nuages de ma tête. Pas dans la rue. Pas dans le bois. Ailleurs.
Et pis, je parle trop aussi. Je le sais, on me l’a dit, on me l’a répété, on me l’a reproché. D’autres fois aussi on m’en a fait compliment. On m’a dit « bel esprit de répartie ». On a jalousé ma capacité à disserter sur tout et n’importe quoi. Devant n’importe qui. C’est moi ça : je cause, je raconte, j’invente, je mélange, je rajoute… et je déroule ma bobine de bons mots, tranquille. Personne pour m’arrêter quand je suis lancé. Un vacciné avec une aiguille de gramophone aurait dit ma grand-mère. Moi je dis plutôt : je suis pas un taiseux : ce que je pense, je le dis.
Bon, mais alors quoi ? Ben rien, justement. Ça me coûte de le dire, mais à force de parler, encore une fois j’ai rien vu. Je marchais dans mon brouillard de phrases. Même que j’en faisais encore plus que d’habitude parce que j’étais avec Jeanne la Belge que j’avais croisée à la sortie du métro pis qu’on marchait ensemble jusqu’au cegep. Jeanne, elle me plaît bien. J’avais envie de l’épater. Alors je lui avais sorti le grand jeu : les fausses confessions intimes, la généalogie de ma famille, l’histoire du monde, l’histoire de son pays que je connaissais tellement bien, mieux qu’elle-même, Mozart et Webern, Houellebecq et Le Clézio, Rembrandt et Rothko. J’étais un feu d’artifice à moi tout seul. Je refaisais le monde, rien que pour elle. Je voulais l’étourdir, la séduire et lui arracher un premier rendez-vous dont j’avais tellement envie.
Sauf que… sauf que… lorsqu’elle a dit : « T’as vu, ce drôle de banc ? J’ai pas su quoi dire. « Quel banc ? Où ça ? Je ne vois rien ». – « Ben, là, là, tu le vois pas, ce banc étrange ? Avec ces vêtements éparpillés et la boîte à côté, ouverte, vide ? Regarde, regarde donc. » Mais j’avais beau regarder, je ne voyais rien. Pas de banc, pas de vêtement, pas de boîte. Rien.
Elle, elle continuait de décrire la scène qui l’avait saisie. Ces vêtements, qu’on aurait dit tout juste défaits des corps qui les portaient et laissés là, comme ça, abandonnés… Et ce sac, renversé, inutile, à côté de la boîte au papier froissé. Que s’était-il passé ? Elle disait que la scène était comme un appel. De quoi ? D’un mot. D’un signe. D’un geste. D’une lumière. Les vêtements oubliés faisaient des taches sur le banc. Rose et bleu. Elle disait que c’était comme si le banc racontait une rencontre ratée entre un homme et une femme. Il se serait rien passé. Juste une histoire ayant pas su s’écrire. A cause d’une précipitation, peut-être. Ou d’un excès de quelque chose. Une fuite. Un abandon.
Je voyais toujours rien. Alors Jeanne s’est tue. J’ai tourné la tête une dernière fois pour essayer de voir le banc et quand j’ai ramené mes yeux vers elle, elle n’était plus là. Je l’avais perdue. Elle avait disparu.
Alors dans le flou de mes pensées j’ai entendu le rire de mon père. Son rire et ses mots. Ceux dont il m’avait mouché une fois encore où j’avais été trop bavard : « Vois-tu, mon gars, dans le bois comme en ville, quand on parle tout le temps, ben, on voit rien… »

José Morel Cinq-Mars

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

23 janvier 2014
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