L’Acte de poésie

L’Acte du poème

Cet acte implique un corps en train de constater que, une fois de plus, il s’est mis dans la posture d’attendre un poème, de provoquer sa venue, de l’écrire. Et cependant qu’il élabore cette attente en observant des règles qu’il s’est inventées, il se dit que son activité est bien ambiguë, elle qui l’entraîne à pratiquer un jeu où il n’engage en principe qu’un peu de son temps mais avec l’impression d’y engager bien davantage puisqu’il y fait figurer sa vie. Il sait bien entendu que ce sont les signes et les images - les visibles et les mentales et combien les uns comme les autres ont besoin de n’être rien en eux-mêmes afin de simuler le tout de ce qu’ils représentent. A quoi lui sert ce savoir quand, assis devant sa feuille, il prend conscience que l’âge ne va pas l’empêcher de jouer sa partie ni modérer l’illusion d’y miser toute sa faculté de s’exprimer, c’est-à-dire l’ensemble de ses relations avec tout ce qui lui importe au monde. Il augmenterait même la mise, si c’était possible, et sans ignorer pour autant qu’aussi élevée soit-elle, et si réussi soit le jeu, il n’en tirera pour finir qu’une déception. Qu’est-ce que la poésie ? C’est d’abord pour celui qui la pratique la déception de ne pouvoir jamais aller jusqu’au bout - ou du moins de ne jamais pouvoir s’y tenir - alors qu’il a semblé que, cette fois, l’enjeu mettait réellement aux prises le réel et l’artifice jusqu’à promettre l’épuisement de ce dernier au bénéfice d’un saut enfin réussi dans l’indiscutable et le définitif.

Après quoi, il ne reste devant la page que le lecteur d’une précipitation verbale mise en échec par sa propre nature, et ledit lecteur éprouve en lisant la perturbation d’être à la fois dans deux espaces vu qu’en allant d’un mot à l’autre il ne va plus vers ce que pourtant ils ont exprimé dans leur premier mouvement. Le papier est redevenu du papier, et le poète est redevenu un homme assis devant, et qui se trouve quelque peu ridicule en pensant à la mêlée dans laquelle il vient d’affronter une espèce de réalité absolue.

Les livres font oublier à leurs lecteurs la discontinuité qui les sépare, et qui est la vie de leurs auteurs. Ils font par conséquenct oublier le corps, et tout ce qui l’occupe, en fabriquant une continuité idéale où les événements de l’existence deviennent des allégories. L’auteur lui-même occupe ainsi la fonction de transformateur des choses ordinaires en signes exceptionnels, ce que personne ne songerait à lui reprocher dès lors qu’il donne satisfaction. D’ailleurs, comment un livre pourrait-il s’opposer au désir de lecture qu’il suscite et qui est sa raison d’être ?

Cette question parfaitement insensée a pour but de faire entendre le genre de contestation qu’un poète peut élever contre lui-même dès qu’il se trouve rendu à sa condition de vivant. Je ne suis pas sûr d’exprimer là autre chose qu’un point de vue personnel, en vérité une révolte contre cela même qui m’occupe parfois passionnément mais ne m’en reste pas moins insupportable à force de laisser pour compte cette chair vivante qui n’entrera jamais dans les livres. Absurde, dira-t-on, et j’en conviens en m’obligeant à préciser que le corps, chez moi, n’est que la figure du refus de la résignation. Mais qu’est-ce que la poésie ? si elle n’est pas d’abord ce refus, qui la pousse constamment à dresser les vers sur la page pour qu’ils n’aillent pas comme vont les lignes au gré de l’enchaînement - qui la pousse à ne pas se résigner à la ligne du temps en lui faisant barrage par un empilement de fragments sonores.

Sans doute la révolte n’est-elle pas une loi de la poésie, qui bien plus souvent a pratiqué la célébration. Je suis sûr que la poésie dit tout ce qu’elle dit en le disant, et c’est là son seul absolu, et c’est là ma principale raison de la pratiquer parce qu’il n’est rien d’autre qui rendre pareillement indissociable l’événement verbal et son expression. Cela étant, l’auteur n’en retombe pas moins dans sa vie, qui elle aussi vit tout ce qu’elle peut vivre en le vivant.

Faire acte de poésie serait-ce opérer le transfert de quelque chose d’entier comme la vie dans une expression également entière comme le poème - ou bien n’est-ce là qu’une illusion dictée par le désir utopique de réunir enfin ce qui tout au plus se croise dans la représentation comme font le corps et son reflet dans le miroir ? Je pense tout à coup au vieux Matisse pour la raison probablement qu’il me fait apercevoir un geste plus visible que tous les gestes d’écriture. Matisse, dans les dernières années de sa vie, gouachait de grandes feuilles de papier pour en faire des espaces monochromes, en fait des blocs d’espaces comme on pourrait parler de volumes d’air. Puis il prenait une paire de cisaux et, a-t-il raconté à André Verdet : "Vous ne pouvez vous figurer à quel point la sensation du vol qui se dégage en moi m’aide à mieux ajuster ma main quand elle conduit le trajet des ciseaux..."

Cette confidence m’obsède depuis des années qu’elle me donne à voir la vieille main libérée de toute pesanteur et découpant l’espace à la manière de l’aile d’un oiseau. Aucun doute, la main s’est bien envolée pour tracer par exemple les contours d’un nu bleu et en sculpter le volume dans le bloc d’air... Et pourtant le voici à présent au mur - comme n’importe quelle image peinte, au mur et tout empaillé de papier... Il arrive néanmoins que la vibration revienne révéler la vraie nature en faisant trembler l’air bleu, mais le plus souvent rien ne bouge.

Dès que la main a perdu ses ailes, c’est comme si elle n’avait jamais volé, sinon le temps d’une illusion.

Bernard Noël, L’Acte de poésie
©POL, 1998


Lire aussi un extrait de la préface de Dominique Sampiero à ces mêmes entretiens

13 mai 2005
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