L’Art de grimper

Il arrive que les journalistes écrivent aussi des romans. Qu’ils ressortent leurs articles pour les récrire. Ou qu’ils laissent de côté le matériau pour en faire autre chose. Transmutation des pages. Philippe Bordas est de ceux-là. Photographe et journaliste, il travaille pour l’Equipe avant de quitter le navire qu’il n’avait pris que pour "défendre Hinault". Fin du Tour, Bordas quitte L’Equipe, après trois ans et quelques semaines à suivre le coureur.

Hommage au vélo (pas à la bicyclette, dirait Audiard, ni au Vélib, dit Bordas) et à la littérature, Forcenés est un roman. Composé de textes aussi nombreux qu’il y eut de coureurs dans le Tour de France et d’auteurs au firmament (ou presque), il s’articule comme le corps s’enroule autour du cadre, dans un élan et une tension hors norme. Pour gagner.

Lumière et rythme ne sont pas là pour n’en rien faire. Bordas lit, relit, écrit, choisit et tranche. Le roman n’est plus une somme plus ou moins formatée avec personnages et intrigues, mais une force en marche. Une tension vibre, qui est le roman d’aujourd’hui. On sent le dandy derrière l’écran. Qui doute mais dont la volonté et la vision sont plus fortes. Qui tord le cou à la facilité, au marketing, qui exige autant de ses lecteurs que de lui-même.

Les textes sont éclairés par la lumière frisante du petit jour, et réglés comme un pédalier bien huilé. On entend siffler l’air dans les rayons, au passage de la course. On craint la chute à chaque instant. Mais chaque mot surprend. On court derrière, happé, cherchant l’air que ce souffle emporte au-devant de soi. Fasciné.

Vous pourrez entendre Philippe Bordas s’entretenir avec Alain Venstein le jeudi 17 avril 2008, à 23h30 sur France Culture, "Du Jour au lendemain", ou ici, pendant une semaine. Ses Forcenés sont disponibles chez Fayard depuis janvier 2008.

Constance Krebs


L’art de grimper

La montagne est le lieu des rhétoriques faibles. Les figures pâlissent, les effets de style s’amenuisent. C’est l’endroit d’une vérité nue. J’admire l’éloquence des rouleurs, Anquetil dans ses œuvres ferroviaires expresses, les déboulés de Maertens si semblables aux prédations dans le ralenti des films animaliers. Les grimpeurs sont les seuls cyclistes qui satisfassent philosophiquement aux conditions de la proposition vraie. Les autres sont plus ou moins des hommes d’enveloppe et des rhétoriqueurs que démasquent les premières pentes de l’Izoard.

Les rouleurs de plaine propagent une confusion ; ils frappent du bec comme les sophistes, le dernier qui parle a raison. Un boyau fait justice et baste : le sprint s’achève en cacophonie. Le phrasé des grimpeurs s’établit sur des fondations : ils forment dans le peloton aux cent langages un souvenir d’avant Babel.

Le grimpeur surgit d’une claire définition.

Sous les à-pics de la Durance, les eaux hurlent sur des galets - c’en est fini des arrangements et des tope-là, dans un vacarme d’eaux ; les roues heurtent l’Izoard, les cartes tombent des manches, les ruses vont à bas. Les grimpeurs s’écartent du groupe. Ils élèvent le buste. Les gros parleurs souffrent l’hypnose des gravillons. Gréés de membres peu charnus rabotés vifs, les escaladeurs laissent le fardeau de la vie en commun. Des jurys de pins observent ces corps restitués à la fiction de la survie.

J’aime quand Bartali esseulé se tourne au décours d’un virage, quand Coppi, depuis les empilements de minéralogies, surplombe les hommes amalgamés aux brumes d’en bas.

J’aime le moment où l’homme passe de la compaction au détachement.

Mon amour va aux fiévreux, aux amoureux de l’alpage pour ce qu’ils suivent le rêve icarien sans penser à la chute. Il faut un cœur frais pour sortir des sociétés. Les grimpeurs oublient le calcul en quittant les coalitions. Ayant défait les mortaises du peloton, ils vont à vide, soutenus d’un squelette et d’un bidon d’eau. Un ferment suicidaire couve sous la casquette doublée d’une feuille de chou. Ils ne gardent rien dans les poches dorsales et pectorales. On voit le ciel à travers les pédales ajourées.

La Divine Comédie sous le pas de Virgile établit le monde chrétien sur les pentes d’un mont. Demeure l’idée confusément que l’homme s’élevant s’informe d’un mystère. Le cyclisme naît aux lisières du regret. Entre les cols passe l’écho de la mort de Dieu.

Les grimpeurs sont de l’espèce littérale. Ils s’élèvent dans l’allégorie sacrificielle du Christ, banalisée il y a un siècle par Alfred Jarry.

Dans Le Canard sauvage d’avril 1907, Alfred Jarry peint le Christ en grimpeur forcené. « Donc Jésus, après l’accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix. » Le cyclisme est à peine né. Jarry voit juste : il installe le cyclisme aux fondements de l’Occident, dans les jadis de l’Ascension.

L’art de grimper n’est pas une grâce, mais il faut un don. La montagne attire les corps évidés. Des homoncules, de purs esprits alchimiques moulinant dans l’ampoule de verre. Elle appelle des impondérables. Des échalas. Des follets surmontés d’un halo à faible tension. Les nains diaboliques côtoient l’espèce volatile des séraphins. La montagne de Dante sous-louée à Zarathoustra est un zoo mystique où de quasi-lévites montent en tourbillon. Ce sont des moitiés d’humains, quart duralumin et quart dieux. Les grimpeurs ne transpirent pas, ainsi des anges talqués ; ils laissent une trace de pollen et fécondent les cols d’un bidon de thé.

La montagne offre une revanche aux hommes sans chair.

Quand les premiers cols coupent la route du tour de France, l’aristocratie des pistards et des géants à muscles est balayée. Surgit la caste inédite des petits grimpeurs, tous moustachus. Ballon d’Alsace en 1905. Tourmalet en 1910. Galibier en 1911. Nombreux montent le vélo à la main, le soulier sur la roche et les rigoles froides. Les paysans brouettent des évanouis. Ceux qui ne mettent pas pied à terre deviennent les héros. Ce ne sont que fouines sans épaisseur, courtauds exaltés par la neige fondue. Ils affrontent le ciel en panoplies de vidangeurs. Pour prouver le passage, on impose sur leur bras un aigle prélevé dans une boîte de tampons zoomorphes pour enfant.

Les premiers vélos dans les cols atteignent des altitudes interdites aux avions. Les ours bruns rôdent sur les Pyrénées. Les dérailleurs existent, par vice sont interdits. L’ascension consiste en mouvement d’haltères. Il faut lever des jambes pesantes comme des stères de bois. C’est l’époque reine de la force taurine, de l’hygiène - grand air et l’esclavage en atelier. Paysans et ouvriers s’affolent de prouesses pour rien. Les métayers s’achètent un guidon dans l’espoir d’une gloire à labourer. Ils approchent doucement l’essence du cyclisme.

Ils vont créer l’académie nouvelle de la forcènerie.

Avec l’essor du tourisme, l’avènement des cures, les autos progressent sur les cimes. Les chemins de cols déblayés pour les aristocrates douze cylindres sont mieux visibles sous les roues. Des Daimler attendent les ascensionnistes. Des femmes en chapeau marchent vingt mètres, la robe sur la jambe des forçats en oripeaux. Elles se font photographier. Les meilleurs grimpeurs ne sont pas des artistes. Ils heurtent les cailloux, bancals, chiffons au vent.

Le premier grimpeur recensé au franchissement d’un col est un émacié, René Pottier - irrésistible en 1905 et 1906, année où il gagne le Tour, coiffé d’un bonnet blanc de pâtissier. Selon les suiveurs encapés dans l’unique auto, il esquive le Ballon d’Alsace à près de vingt kilomètres heure, sur un braquet forain valant ses quatre mètres cinquante. Pottier se suicide peu après, pour une histoire de cœur ; il se pend au croc installé pour remiser le vélo. Il était parti pour régner sur cette race jurassique de grimpeurs à l’arraché qui ne souriaient jamais.

Il faut attendre les années trente pour voir des cyclistes monter comme les chamois. Les vélos s’allégent. Les moustaches vont dans le bol. La caillasse est moins laide. Les corps se réduisent. Ils s’appellent Benoît Faure, dit « La souris », Berrendero, Vicente Trueba, dit « La Puce de Torrelavega » ou Jean-Marie Goasmat, dit « Le Farfadet ». Ermites nourris de sauterelles. Des brindilles. Ils bougent la nuque et les épaules : ils monnayent leurs grimaces en applaudissements : ils pédalent encore à l’imitation des humains.

L’ascension devient un art féerique sous la poussée de René Vietto, ancien groom du Majectic.

Dans le Tour 1934, le jeune Niçois monte comme un oiseau, le plumage immobile sous les battements. Il est beau, ombrageux. Il déplace un torse petit et des jambes foncées au soleil de Vence. Il foudroie d’un oeil angélique - le fonds de pupille est d’ébène brûlé. Il suit l’idée qu’il s’est faite de la noblesse en portant des malles sur la Riviera. C’est un Mozart de dix-neuf ans avec un tempérament de bélier. Vietto avance sans un rictus ; il esquive la montagne à la façon des princes miséreux. Il ne subit pas. Il contourne les lois de la douleur et joue son poids, au mode pastoral.

C’est un cerveau précoce trop irrigué - un pèse-nerfs. Vietto a pensé la géométrie de son vélo. Il pédale haut en selle et sur l’avant, s’élevant sur soi avant d’escalader le monde. Il pédale de la pointe. On lui voit un guidon très bas sur des pentes extrêmes - soudé sous une potence de piste. Théoricien des garrigues, il invente l’aérodynamique de côte. Vietto atteint en montant des vitesses énormes ; des énormités lui viennent à la bouche. Il parle comme Raimu et prétend voler. René dit freiner dans les virages de col. Ses chaussures noires sont percées de trous pour mieux sentir le vent. Vietto invente la vitesse, alpestrement, et une fluidité. On lui doit la première approximation cycliste de la grâce.

Il est le premier roi de la montagne.

Bartali le suit. Bartali le conteste et lui mange l’assiette. Gino Bartali arrive sur les montagnes d’Italie et de France, la peau plus sombre que celle de Vietto, et ce nez de boxeur ; il est moins fin, son geste n’est pas si beau. Son règne coïncide avec celui de Mussolini et du dérailleur, qu’il actionne en acrobate, remuant des manettes basses et des tenseurs, dans des rétroflexions de yogi. Double candide du gros Benito, l’un cerclé de chairs, l’autre de muscles surnuméraires, Bartali est croyant et plus pur que Vietto l’orgueilleux qui ne croit qu’à soi et au communisme, malgré sa mégalo. Gino Bartali le pieux adorateur de la Madone saccage la féerie du petit Provençal. Il est superstitieux. Il utilise un dérailleur Victoria. Il roule des épaules larges de maçon, procédant par saccades et bonds. Sur des boyaux D’Alessandro séchés à l’air de Toscane, Bartali invente le sprint d’altitude. Il pousse un 48x23 de terrassier, saute d’un virage à l’autre, dans la quête d’une alvéole, comme s’il cherchait sur le calvaire des Alpes un recoin où pendre des ex-voto.

C’est un traditionaliste.

Dieu l’aimante dans l’élévation et le protège de la chute. Dans les descentes où il freine peu, Bartali établit sa preuve mystique. Il croit au destin, un destin taillé à sa pogne de paysan canonisé. Il mesure un mètre et soixante-dix centimètres. Il rentre facile sur un médaillon. Il est le premier génie montagnard à faire miracle en côte, en descente et au sprint. Il gagne en 1938 et dix ans plus tard, sur les ruines de la guerre. Ses admirateurs embrassent la route sur son passage ; les femmes jettent sous sa roue des pétales de roses.

Puis survient Coppi, géant maigre ailé, d’une maigreur moderne, une variété d’athée double carburateur. « Maigre comme un os de jambon de montagne », a écrit Orio Vergani dans une image paysanne. Avant que Curzio Malaparte n’avance l’hypothèse d’un homme métallique irrigué de pétrole. Il va falloir longtemps pour comprendre que Coppi est de l’époque nouvelle. C’est un paysan comme Bartali, que saisit la folie de la vitesse au moment où le pays se débâcle. Coppi incarne l’Italie névrotique, terre d’agricoles et de futuristes. La fuite l’anime, une obsession à s’évader. Coppi veut sortir de l’abîme crée par le fascisme. Il fuit la misère et cinquante années d’un siècle violent. Il a dans l’esprit comme Céline de s’extraire de la limaille et de l’enfer des fourmis ; il fuit l’usine, le salariat du lumpen milanais, toutes choses promises aux enfants pauvres du Piémont. Il n’est pas creux de la faim, mais refuse ce pain-là.

Bartali navigue sur la vague d’un peuple dévot l’adulant dévotement sous une branche de buis. Ses mollets flottent sur la chaîne avec l’onction des doigts sur le chapelet. Coppi ne veut pas de cette religion muette à l’heure du ricin ; il a vu le désastre, les combats, les camps de détention ; il a fui la Sicile dévastée. Les bandes molletières épousent mal ses chairs absentes. Il est reparti vers son Piémont, une fesse sur le plateau d’un camion rempli de déportés et de prisonniers - la guerre lui a volé ses beaux printemps ; par quelle ardeur à vivre il vole le record de l’heure, au vélodrome de Milan, sous les bombes alliées. Quittant la Sicile, sous la capote de soldat, Fausto manque de mourir deux fois. Un choc l’éjecte du camion ; il se réveille dans le fossé : il est vivant. Le camion gît dans un ravin, deux cents mètres sous lui : Fausto est en vie.

Coppi crée un style sous l’égide de la peur.

Fausto se construit sous l’empire de la mort.

Sur les routes du Tour d’Italie 1940, le canon tonne sur le Montgenèvre et Coppi le premier estoque Bartali. La guerre retarde le duel de deux hommes dans la force de l’âge. Coppi attend dix ans pour affronter Bartali devenu vieux. Les courses reprennent sur des sols chavirés. De la poussière surgit un fantôme à sa ressemblance : Fausto a signé un pacte avec le diable. Il ne vivra pas vieux. Fausto comme le Faust de Goethe approche les savoirs supérieurs. Il vivra vite. Il s’adjoint la science de Cavanna, un vieux soigneur aveugle à tête de boucher. Ancien boxeur bercé de mythologies non romaines, la syphilis a plongé dans le noir : Biagio Cavanna montre des pouvoirs froids. Cavanna isole les muscles longs, il protège le foie de Coppi. Biagio regarde le vide. Quand Coppi gagne, Biagio pleure derrière les lunettes noires.

Coppi et son Méphisto pactisent dans le rêve d’un homme-machine jamais vu sur les monts. Cavanna pousse ce corps maigre au-delà des limites connues. Biagio et Fausto en appellent aux arts magiques de la diététique et de la médication ; ils renversent les préceptes de l’entraînement et les principes de la stratégie. Aucune tactique raisonnée ne tempère leurs orgueils fabuleux. Cavanna se revanche du monde ; il s’allie aux forces du dessous. À Coppi d’approcher le cratère du volcan.

Cavanna vérifie chaque soir le foie de son Prométhée.

Coppi selon Cavanna dépasse Bartali. Il le dépasse physiquement, il est plus jeune et fort. Il le dépasse philosophiquement. Bartali est un orthodoxe, il traverse des foules, c’est l’ami du pape. Coppi monte les Dolomites dans des aigus de pétrolette ; il s’étire vers les cimes sans mesurer autrui : il creuse l’inconnu. Bartali se plaît dans l’échauffourée : il admire la souffrance sur le visage des rivaux. Coppi cherche autre chose. Coppi advient au cyclisme sous le principe chimique de l’isolat : il va seul.

La solitude est son vertige.

Il suit le théorème de Reverdy. « La vie est grave, il faut gravir. »

Ce ne sont pas un ou deux cols que Coppi passe en tête, mais des massifs entiers. Coppi élabore en montagne des échappées de cent et deux cents kilomètres. Coppi devient le nouveau roi, le plus grand grimpeur de tous les temps. Il enlève au chroniqueur l’idée même d’une comparaison. Finesse et délié - Coppi élève sa membrure de biche, l’œil celant une énergie noire. Coppi creuse les confins de sa membrure superlative. Sa technique tient du récitatif. Il impose une première accélération, qui sert de specimen, moins pour tester l’adversaire que mesurer son écho, dans l’attente du monologue. Après quoi Coppi accélère une seconde fois. Coppi s’en va et passe le
domaine physique. Il se survit d’un style non inventorié. Épaules montées sur pilotis, bassin soutenu d’échasses, Coppi s’élève sur ses arrières : sa force de reins est phénoménale. Que les reins faiblissent, la souplesse supplée. Nonchalance féroce, morne mélancolie d’une jeunesse soumise à l’examen des choses abstraites : la vitesse vécue comme une abstraction - la vitesse et le deuil, comme corrélat. Coppi porte l’ubris des anciens, justifiant les sciences de Cavanna. Il demeure serf de sa manière : le pacte condamne à s’éloigner des humains et de soi.

Alliés dans l’exagération, Coppi et Cavanna lancent des défis. Savent-ils eux-même où ils vont ? Ils phosphorent dans le vide qu’ils ont créé. À jouer les messagers, au mépris du destin, ils nient la Providence, un flacon de gomme laque au bout des doigts. Un mécano de légende les suit, Pinella de Grandi, qu’on appelle « Pince d’or », affecté d’un don à déchiffrer le métal et l’âme des boyaux. Coppi avance sur le Stelvio entouré de motos, suivi de Pinza d’oro, qu’un tournevis prolonge.

Coppi est une mécanique - une figure du Gréco perdue sur le monde déchristianisé. Un homme seul sous le maillot biancoceleste, qui ne croit plus qu’à la vitesse dans l’obsession d’aller. Il y a quelque écho en lui d’un nihilisme - le piment de Marinetti. Bartali se trouvait des raisons dans l’effusion ; il se faisait une loi de gagner toujours à Briançon, comme en pèlerinage : il touchait des mains. Il existe sur les remparts de Vauban une plaque à son nom. Coppi reste dans la mémoire l’homme de la solitude sèche et du péché. Un nihiliste exalté, il est Faust vraiment - sous un reflet de gomina.

Sa légende goethéenne un rien trafiquée est devenue la vérité du cyclisme, étymologiquement.

Son aura s’augmente de l’adultère et du scandale. Faust s’élève sur les caractères gras des journaux. Une égérie de pacotille. Ses incursions vers l’inconnu aboutissent la loge des concierges. Coppi se survit en homme du péché. Son génie se voile au changement de lit. Coppi retombe dans les filets de la chrétienté. Par quelle allégorie se prend-il à chuter ? Il sombre, il choit physiquement : il s’effondre à chaque course, se fracture de partout. De plus qu’humain, il bascule aux frêles ébauches de l’avant création.

Coppi rompt ses os en verre de Murano.

Quand Bartali s’écroule et se relève, c’est dans le grandiose ; il saute d’un pont, surgit d’un torrent de montagne et remonte à vélo ; ses culbutes donnent la matière de plaques votives. Les chutes de Coppi sont empreintes de médiocrité, d’une banalité presque domestique. Coppi est moderne dans la frénésie, banal dans les aléas. Descendu de vélo, il ressemble à l’albatros, il ne ressemble à rien ; une bête voûtée sur un buste en tonnelet, les jambes maigres, des bras de nerfs et d’os, le nez trop long. Mais à le voir grimper, on subit une fièvre proche de l’extase. Athlétique dans la tristesse, saturnien dans l’élévation. Coppi est le symbole héraldique du grimpeur.

Sa splendeur dans les ascensions n’a pas d’équivalent.

C’est un Iago nabot sorti d’une fantaisie shakespearienne. Il conteste le magnétisme du héron italien. Il est aussi petit et vilain que Coppi est long. La beauté des autres est une injustice. C’est un pantin hydrocéphale, front large, les oreilles décollées, une gargouille avec des lunettes de soudeur dessinées en hublots. Il s’exprime comme un guichetier et n’en a rien à taper du chevalier tragique, de ses jambes d’Alcazar, de ses fines lunettes dont on ne sait si elles sont du jour ou de la nuit. Cabochard belliqueux à l’image du peintre Gen Pol, l’ami jaloux de Céline et cul-de-jatte maléfique, installé au fond de sa barquette dans Féerie pour une autre fois, à lui envier sa gloire et sa femme danseuse.

Ce nain est un reliquat de littérature médiévale. Il veut entrer au panthéon, quitte à suivre le conduit des eaux. Il n’a peur de personne. Il s’approche du pédalier de Coppi, rien à foutre, et lui démarre dans la gueule, à bout portant. Il mesure un mètre soixante, plus un centimètre, et il veut exister. Nom Robic. Prénom Jean. Tartarin, rodomont, Robic flingue dans le Ventoux, plastronne dans l’Alpe d’Huez, où Coppi le dépasse sans le regarder.

Deux bidons de plomb le lestent en descente. Il se désaltère d’un bidon de sa composition, deux tiers d’orge grillée et un tiers de calva à soixante degrés.

Robic est mû d’une force immense. Ses cannes courtes sont un outrage. La laideur est son moteur. Il a vissé ses pieds à des manivelles trop grandes. Il vit dans la folie de se hausser. Il désire la montagne pour se grandir. Robic tombe plus encore que Coppi. Sa tête grosse frappe en premier. Des casques difformes dans le style mérovingien rendent mieux visible ce bafoué amoureux de la foule. Sa rage disgraciée provoque des émotions. « Tête de cuir », « Tête de bois », « Tête de verre », « Fatalitas ». Les femmes aiment sa vilenie devenue belle et l’appellent « Biquet ».

Robic ramène le cyclisme au brouillon d’avant-guerre. Il balaye les épures de Vietto et Coppi, stylistes mon cul ; Robic pédale de travers, oui, mais il en veut, vaincu par le sort, certes, mais vengeur - avec une pointe de vulgarité. Il est l’image de la France à la Libération. Il se dit l’égal des plus grands. « J’accroche une remorque à mon vélo, j’y mets ma belle-mère et j’arrive encore premier en haut du col. » Il gagne le Tour de France 1947 où Coppi et Bartali ne sont pas ; où Vietto sûr de gagner s’effondre. Robic si pauvre. Il a promis la victoire à sa fiancée en guise de dot.

Il roule sur un vélo de la marque « Génial Lucifer ».

Je ne l’inclus pas dans la caste des grimpeurs supérieurs. Il augmente au miroir le portrait de Coppi. J’ouvre une pétition pour entrer son masque mortuaire au Carnavalet. J’en parle par admiration, une vie pareille, il fallait oser. L’art de grimper connaît par lui une régression.

Vietto, Coppi, Bartali et Robic dans ses frasques mineures passent la main ensemble, à la fin des années cinquante. Ils ont le temps d’apercevoir le plus rapide escaladeur jamais vu sur la terre. Ce n’est pas un hégémonique. Sa domination en montagne hésite entre le zéro et l’infini. Il foudroie mieux quand il fait froid et pluie ; il n’en fait pas une affaire d’État. Il n’est fils de personne. Il est beau, dans le style chérubinesque. C’est un corps bref à haute motricité. Un « dynamiteur archangélique », ainsi que l’écrivait Gracq à propos de Lautréamont.

Le petit Charly Gaul arrive du Luxembourg, enclave sans montagnes. Des yeux clairs, des membres blancs étirés dans l’atelier d’un porcelainier. Un câble de téléphérique passe sous ses jambes, dans une parodie d’hypostase divine. Son apport à l’art de grimper consiste en un démarrage vertical issu des vignettes de la catéchèse. Les témoins parlent d’une impression d’élévation instantanée. Infans non causé, il va vers le très-haut avec l’ardeur vibratile des libellules. Il monte à presque trente kilomètres heure sur un braquet centrifuge - allure jamais observée.

Le record établi par Charly Gaul en 1958 sur l’ascension chronométrée du Ventoux, le col le plus dur du monde (1h 02’09’’) a pu être battu trente ans plus tard par l’usage de vélos cinq kilos plus légers ; grâce à un sol plus lisse et des solutions oxygénantes, des composés hormonaux et des anti-douleurs en quantité suffisante pour subir l’ablation d’une jambe en finissant les mots-croisés.

Charly Gaul gagne moins que Coppi et Bartali ; il est moins romantique que Vietto. C’est un ange déguisé. Un castrat nerveux sustenté aux amphètes. Avant de faire le coureur, Charly a été chevillard, un tueur certifié, aux abattoirs de Bettembourg. Le
Flamand Hans Memling a laissé un tableau de Gaul, daté de 1480. Ange brandissant une épée. Quand la course lui échappe, Gaul hurle à ses adversaires qu’il va leur faire la peau. Angelo della Montagna. C’est un bibelot, avec des grâces d’assassin. Un poète buté.

Roland Barthes l’a comparé à Rimbaud.

Federico Bahamontès de Tolède est au temps de Gaul le seul humain qui lui soit comparable. Mais Bahamontès escalade dans un style caprin désordonné, secouant ses parts, l’échine levée vers les feuilles tendres, tournant la nuque comme si ses arrières brûlaient. Il tend un cou long compliqué de couleuvres palpitant sous la peau. Il va vite, dans une anarchie qui fait mal. Arrivé sur les cimes, il écoute le vent ; il s’achète une glace à la vanille et pâture sur le col, en attendant. Comme il ne sait pas descendre, il reste sur l’échelle. Jean Bobet le lettré l’appelle « Fédé le fada ». Bahamontès n’excelle qu’en côte. Plus qu’un grimpeur, c’est un côtoyeur. Gaul et Fédé ont chacun volé un Tour de France au nez des coureurs complets.

La manière est révolue de Bartali et Coppi, superlatifs en tout. Les nouveaux rois de la montagne sont des ouvriers spécialisés. Ils font leur numéro et quittent l’usine en fermant le placard. L’aura mystique est perdue et la paranoïa, qui étaient signes de la vocation.

Je passe vite sur Van Impe Lucien, un soupçon inférieur aux précédents - une psychologie liquide sur un corps de lilliputien. Je passe sur Lucho Herrera, l’Indien tanné, qui promettait beaucoup, que Bernard Hinault dépeça. J’en laisse un nombre au purgatoire ; s’y disputent ceux qui émeuvent moins.

Je n’oublie pas Luis Ocana de ma jeunesse, si grand et ténébreux ; si grand par cet orgueil épuisant qui épuisa son corps, d’une grandeur souveraine en quelques moments rares ; si bref dans sa manière. Ocana fut le plus beau tempétueux, un Espagnol subjugué classiquement par la mort, les armes et les vélos légers embellis d’orfèvreries aux ajours délicats. L’affrontement l’émouvait comme m’émouvait ce cœur noir affronté à la pâleur de Merckx, qu’il haïssait de haine vraie. Luis Ocana monta haut un corps vite brûlé par la folie et les excitants ; il abattit Merckx au présent de l’indicatif ; il accomplit sous l’orage, dans le col de Mente, la chute la plus belle et tragique, dépassant dans la tragédie les belles embardées de Coppi et de Bartali.

C’était un Castillan qui aimait peindre à l’huile et guerroyer à froid ; un maximaliste que la misère et le franquisme avaient exagéré. Son prénom véritable était Jesus-Luis. Il aimait le verbe « flinguer », conditionnel et subjonctif excédant sa conjugaison. Ce flagellant à manches courtes entraînait un bestiaire de métaphores guerrières. L’énergie qu’il montrait affolait la végétation ; les bruyères à son approche sombraient fleurs contre terre ; les herbes fléchissaient sous un souffle mauvais. Luis aimait la tempête qui consume les dedans ; il produisait des feux. Il se levait le matin avec une pensée d’assassinat, la montagne lui offrait des occasions de tauromachie. Quand la bête était achevée, il défaisait les épingles du dossard et les plantait à vif dans sa cuisse. Il aimait ces sortes d’illuminations. Les violents envers soi sont passibles du septième cercle et deuxième giron, aux enfers de Dante. Luis se tua d’un coup de fusil. Il n’avait pas cinquante ans. (...)

(c) Philippe Bordas, Les Forcenés, Fayard, janvier 2008.

17 avril 2008
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