L’Esthétique de la résistance, roman, le projet romanesque d’un siècle
Les événements historiques et politiques que raconte L’Esthétique de la résistance se déroulent de 1937 à 1945.
En 1937, Peter Weiss avait 21 ans.
Il a 56 ans quand il prend les premières notes de ce roman.
Presque deux générations le séparent de ces événements dont il a été le jeune contemporain, quarante années durant lesquelles il a fait son apprentissage et vécu son existence d’artiste doublement engagé dans son époque, à la fois par ses œuvres et par sa participation aux grands combats intellectuels et politiques de l’après-guerre : réunions du Groupe 47, lutte contre la guerre du Vietnam, 1er et 2e Tribunal Russell.
L’Esthétique de la résistance, qui empoigne l’intelligence et la sensibilité du lecteur dès les premières phrases, n’est pas un roman historique au sens où les trois personnages principaux, Heilmann, 15 ans, Coppi et le narrateur, 20 ans, se verraient plongés dans un récit élaboré par un discours narratif extérieur à eux.
L’emploi fulgurant du nous, peu exploré dans le registre romanesque plus souvent attaché aux sources et aux aventures du singulier, donne toute sa puissance à ce récit mettant en scène non ce qui sépare et différencie les individus mais ce qu’ils ont en commun, jusque dans leurs confrontations, jusque dans leur solitude. Par son thème, la formation d’une conscience politique commune, comme par ses choix narratifs, ce texte renouvelle la forme-roman de façon décisive.
En construisant son récit non sur la coupure ou le manque, mais sur le partage, sur l’incessant débat des valeurs et des idées, Peter Weiss opère une véritable révolution mentale, esthétique et intellectuelle. Il ouvre la voie à des formes de conscience de soi et des autres restées jusque-là inexplorées en littérature, nous fait l’offrande grammaticale du nous inclus dans le je.
Nous accompagnons les trois personnages principaux au plus près de ce qu’ils affrontent en direct. Aucun discours narratif ne s’interpose entre eux et nous, aucune conscience extérieure ne se place dans une position surplombant leurs actes et leurs paroles. Si d’autres personnages, réels ou imaginaires, par leur âge, leur expérience, leurs lectures, leur travail, en savent plus qu’eux, ceux-ci interviennent nommément dans le récit, jamais à la façon d’un discours docte qui les précéderait et mettrait le nous narrateur en situation d’être affaibli, méprisé ou sous-estimé.
Chaque élément narratif est vu, lu, éprouvé, entendu, compris, interprété par ce nous : une fenêtre ouverte, un tissu rouge, un paysage, un bombardement ; le bras d’une statue, un visage peint, la forme d’un escalier ; un discours syndical, un poème ; l’arrestation d’une militante, une agonie, un geste d’adieu.
De même, par la description précise des lieux, par l’évocation des couleurs, des odeurs, des sensations heureuses ou douloureuses du corps, par leurs remarques étonnées, leurs hésitations, nous nous trouvons à égalité de conscience avec ces personnages. C’est aussi avec nous qu’ils discutent, c’est aussi en nous que résonnent leurs arguments et leurs questions, nous en sommes partie prenante.
Toute la narration est au présent. Chaque instant énoncé est l’instant présent, nous passons d’un instant au suivant à mesure que se déroulent les longues phrases du texte. Ce que le narrateur voit, nous le suivons de son regard : une chose vient à nous, puis une autre, puis une autre. Et ce présent contient, en même temps, de façon incroyablement sensible, le passé et le futur, toute l’histoire : Héraclès nous est raconté comme s’il était un homme parmi nous et ses luttes sont tressées sans transition avec les luttes ouvertes ou clandestines contre le nazisme. Car ce passé est évoqué maintenant, et le futur qu’on imagine se heurte, dans la conversation, à d’autres futurs.
Cette immédiateté a l’évidence des choses vues. Un des aspects les plus frappants de ce livre est sa puissance d’évocation visuelle – sensations d’espace, de profondeur, de mouvement, éclairages indirects et ombres, raies de lumières. Peter Weiss s’appuie certainement sur ses pratiques de la scène théâtrale et de l’image : il a peint, il a tourné des films.
Dans ce déroulement du temps jamais nous ne sommes mis en position de savoir, avant le narrateur ou aucun des personnages, ce qui va se passer – bien que le sachant. Car si nous le savons c’est d’un savoir appris, livresque, pas du partage existentiel qui est la force de la fiction. À cette lecture, souvent, un gouffre s’ouvre dans notre pensée : rien n’était écrit à l’avance, les événements auraient pu se dérouler, se conclure autrement.
Les Carnets de travail de L’Esthétique de la résistance n’ont pas encore été traduits en français. Nous ignorons donc, hélas, la façon dont Peter Weiss a rassemblé, classé, organisé l’énorme documentation nécessaire pour écrire ce roman, la façon dont il a élaboré la chronologie, ajusté les scènes, entrelacé les thèmes, construit peu à peu ces voix narratives dont la justesse et l’intensité n’ont pu être obtenues que par un retrait phrase à phrase, heure après heure de travail, de la subjectivité de l’auteur.
Plongée dans l’histoire politique et géographique de l’Europe en guerre, L’Esthétique de la résistance est un roman total : un récit porté par des personnages, l’exposition d’une conception du temps comme producteur de sens, une esthétique de l’art et du romanesque.
Les exploits mythiques d’Héraclès, la Sagrada Familia, Guernica, Le Radeau de La Méduse, l’œuvre de Brecht et de Kafka prennent ici leur place fondamentale : le lieu où l’humanité, se représentant à elle-même sa propre histoire, espoirs et errements, à donner ainsi naissance aux images et aux formes de sa pensée et de son imaginaire, se crée et se recrée continûment.
L’Esthétique de la résistance, roman d’apprentissage et autobiographie collective, témoigne à la fois de l’œuvre de Peter Weiss et des circonstances de cette œuvre sans jamais les dissocier ou les opposer.
Pas seulement.
C’est la marque des grandes œuvres visionnaires que d’être inépuisables au sens où chaque génération vient tour à tour y comprendre son propre présent. S’étendant largement au-delà de son époque et de la nôtre, L’Esthétique de la résistance est l’un des récits fondateurs du monde contemporain et du monde à venir, quel qu’il soit, au même titre que Mémoires d’outre-tombe, La Recherche du temps perdu, Les Somnambules ou L’Homme sans qualités.
L’Esthétique de la résistance, roman, traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz-Messmer,
3 volumes parus en 1989, 1991, 1993 aux éditions
Klincksieck, collection Esthétique.