L’attentat Volodine

Ce jeudi 23 août, entretien d’Antoine Volodine avec Michel Braudeau dans Le Monde (notamment avec un autre éclairage de la notion de « post-exotisme » utilisée ici !), et entretien avec Alain Nicolas dans L’Humanité. Nous reprenons ici cet échange... FB.


Des attentats contre la lune

Entretien avec Antoine Volodine, autour de Songes de Mevlido.

 

Antoine Volodine fait partie de la petite famille des romanciers qui ont le pouvoir de créer un monde par la seule lecture de notre histoire, par la méditation sur notre futur. Songes de Mevlido, une nouvelle brique dans cette construction, rassemble les thèmes creusés inlassablement par l’auteur sur le statut du récit, l’humanité d’après une « fin de l’histoire », la question de la transition entre deux mondes, deux vies, telle que la posent les traditions chamaniques. Ramassé autour d’un personnage central - ce qui facilite incontestablement la lecture -, le roman nous embarque dans ses aventures réelles ou rêvées dans une terre d’après-catastrophe. Au moment où paraît cet ouvrage, jalon essentiel dans l’édifice romanesque construit depuis des années, nous avons demandé à l’auteur de faire le point. A N.

Votre dernier roman semble revenir à un récit qui, sans être linéaire, est centré sur un personnage, celui de Mevlido.
Antoine Volodine. Je me suis attaché, ce que je n’ai pas toujours fait dans les livres précédents, à suivre le personnage de la première à la dernière page, ce qui donne une continuité peut-être plus conventionnelle dans le traitement de la narration. Même s’il y a des déplacements dans l’espace et le temps plus déconcertants, le lecteur reste accroché au personnage central, qui donne sa linéarité au récit.

Une linéarité qui n’est pas sans ruptures. Et un rapport à la réalité parfois suspect.
Antoine Volodine. On suit le personnage d’un bout à l’autre du récit, mais lui-même a des ruptures, dans la mesure où la différence entre rêve et réalité s’estompe pour lui. Il sombre dans la folie, la réalité lui échappe, et il meurt. Il se trouve alors dans l’espace après la mort. Ce sont des ruptures dans la logique de perception du monde, dans la continuité du réel, mais on reste en contact étroit avec le personnage. S’il se perd, on se perd avec lui, mais la continuité est plus assumée que dans d’autres ouvrages où la personne même du narrateur était éclatée, dissociée.

Ce livre se découpe en sept parties qui ont chacune un titre qui en explicite le statut : « Mensonges de Mevlido ».
Antoine Volodine. En particulier ce dernier titre, « Une mort de Mevlido », qui implique qu’il y en a plusieurs. C’est une information qui est donnée au lecteur sur le genre d’univers dans lequel il se trouve.

Ce qui lui est bien utile, compte tenu des autres éléments déroutants de cette réalité. On pense à la présence insistante de l’animal, qui devient presque fusionnel avec l’homme.
Antoine Volodine. D’une part cela se passe dans une période de l’histoire humaine dans laquelle l’humanité dégénère physiologiquement, des mutations se produisent… Depuis toujours je mets en scène des personnages à la fois oiseaux et humains, insectes et humains. Mais dans ce livre, il y a une réflexion sur la nature humaine, sur l’espèce humaine, son aptitude à s’autodétruire, à aller vers son extinction. En liaison avec ce que je n’avais jamais raconté jusqu’ici, non pas le monde d’après la mort, où le personnage peut continuer à évoluer, mais le monde d’avant la naissance, qui peut être lu comme un pur cauchemar de Mevlido. On peut aussi l’interpréter comme effectivement un envoi sur terre de Mevlido, en mission. C’est autour de cette naissance de Mevlido qu’il y a une interrogation sur la nature humaine. En principe il est envoyé sur terre pour se mêler aux humains et essayer de comprendre pourquoi tout va mal sur terre, pourquoi tant de guerres, d’autodestructions. Mais ce qui est atroce, c’est qu’il doit être accompagné de guides qui, bien qu’ils soient un commando de véritables professionnels, doivent mourir pour qu’il naisse.

Tout cela ne se passe pas dans un univers dématérialisé. Le monde de Mevlido est très concret, visuel.
Antoine Volodine. Mevlido s’invente ça à partir de son expérience terrestre, qui est guerrière, hiérarchique, physique. Réel ou onirique, son monde est transmis par des images. Ainsi une lune très présente, plus une lune de peinture que de prose, bloque les carrefours, règne par sa beauté, mais aussi suscite l’agressivité. Un des slogans invite à « préparer des attentats contre la lune ».

On reste dans un univers de guerre civile plus ou moins larvée, avec une violence sociale forte…
Antoine Volodine. …Qui se manifeste par un discours sans contenu réel, creux, ressassant des formules. Le livre s’ouvre par une séance d’autocritique rituelle, où les rôles sont interchangeables, et le lecteur va dès le début apprendre à douter des histoires qu’on lui raconte. Comme il accompagne Mevlido, il voit tout de suite quand il ment. Mevlido est policier, donc membre du corps le plus méprisable, mais il s’oppose au pouvoir, collabore avec les opposants. Le système est totalement détraqué.

Justement, on lit des discours stéréotypés, comme ces autocritiques, et d’autres, qui ne racontent rien : listes de tâches, remarques, slogans…
Antoine Volodine. Elles ne fonctionnent pas de la même manière. Certaines annoncent des slogans. D’autres sont des notations comme dans une enquête. Et il y a une prière poétique à l’aimée. Dans l’ensemble, elles sont la voix collective des prisonniers à l’origine des livres. Elles marquent le changement de registre, la scansion du récit, comme le gong des mudang, les chamanes des Coréennes.

Qui sont ces « opposants » ?
Antoine Volodine. On en voit de plusieurs types. Par exemple les « vieilles bolcheviques », opprimées depuis des siècles et « retournées à l’état sauvage », qui survivent en vendant de vieux badges oubliés. D’autre part, l’activiste Sonia Volguelane. C’est un beau personnage. Tout le monde est amoureux d’elle. Une force qui représente la jeunesse, qui guide et continue à faire exister quelque chose. Mais elle est l’action pure, sans lumière politique.

Le nom de Mevlido n’appartient pas à la liste des autres narrateurs « post-exotiques ». D’où vient-il ?
Antoine Volodine. Je suis incapable de dire quand et comment il a été inventé. On m’a fait remarquer que c’était une quasi-anagramme de « Volodine ». J’assume cette proximité inconsciente auteur-personnage, que j’avais déjà théorisée dans le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, en disant qu’entre auteur et personnage il n’y avait pas l’espace d’une feuille de papier à cigarette.

Comment ce livre s’inscrit-il dans le projet ?
Antoine Volodine. Tout naturellement comme un développement. Les changements de ton, comme dans mes derniers livres, Nos animaux préférés ou Bardo or not Bardo, montrent des éléments d’une vaste bibliothèque écrite en prison collectivement, mais avec des variations individuelles. La légèreté et l’humour n’entrent pas en contradiction avec la ligne générale. Ici on revient à la conception d’un livre comme Dondog, paru en 2002, mais avec un récit plus classique, un mode de narration plus accessible. Je veille à ce que le lecteur s’y retrouve, je lui donne toutes les cartes.

Ce roman achève-t-il ce cycle « post-exotique » ?
Antoine Volodine. L’idée d’un « livre testament », je l’ai eue à mon premier livre. Je me suis dit : « Après celui-là, je pourrai me taire… » J’essaie de faire à chaque fois un livre dont je pourrais dire cela. Mevlido me semble dans ce cas. Mais je n’en ai pas fini avec cet univers. Pourtant, terminer l’édifice, dans pas trop longtemps, fait partie de ce que j’aimerais. Cela dit, Songes de Mevlido, avant d’être une porte de sortie pour moi, sera, je l’espère, une porte d’entrée pour beaucoup.

Entretien réalisé par Alain Nicolas © L’Humanité, 23/08/07

24 août 2007
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