L’impromptu du marché par Werner Lambersy






Je crois bien, tout au long de ma vie, n’avoir jamais ( r )ouvert « mon » Bachelard, sans qu’aussitôt me prenne l’envie de le refermer, parce qu’à le lire me prenait le besoin de poursuivre le poème qu’il avait déclenché, débusqué, initié en moi au coin d’une image ou d’un rêve !
Jeune homme en colère et bientôt vieillard sans illusions, jamais sa chaleureuse humanité n’a permis que je devienne violent ou indifférent. Je vendais des mixers dans les foires, quand j’appris que savant autant que poète il avait été employé des postes, facteur (celui qui fait…) et qu’il écrivait comme le chasseur qui chasse pour surprendre et comprendre par le cœur un gibier que jamais il ne lui viendrait à l’idée de tuer pour un trophée quelconque.
Sa modestie (sa correspondance !) m’ont aidé à entrer dans la famille de ceux que j’admirais sans avoir à les imiter.
J’ai pu très vite , grâce à lui, me convaincre que la poésie est chose bien concrète, dont l’efficace se révèle évident et actif. Pour l’anecdote ( étymologiquement : ce qui ne doit pas être dit ) , voici ce qui arriva : aux yeux du plus grand groupe de fabricants, après le briquet jetable, l’allumette était devenue obsolète. On fermerait donc les usines. Des milliers d’ouvriers seraient condamnés au chômage et toute une région, la vallée de la Dendre, ruinée.
À l’époque, c’était encore un fait rare ! C’était révoltant ! On prit donc contact avec la hiérarchie. Chose improbable aujourd’hui, on fut reçu, on fut écouté… On écouta quoi ? Un sans-grade qui prônait l’idée de garder cette activité ; qu’elle resterait rentable ; qu’au cours des guerres (1870, 14-18, 40-45, Corée ), les gens avaient toujours stocké les allumettes alors qu’on n’en manquait pas ; que c’était irrationnel, profondément gravé dans l’inconscient : on ne voulait pas renoncer à cette liberté individuelle et démocratique, populaire même ; que l’histoire de l’homme, c’est l’histoire du bois ( arbre mythique dans chaque civilisation et pour nous judéo-chrétiens : l’éden, l’arche, le poutre du Temple, la Croix…) ; que la forêt, c’est le refuge, la ressource, l’habitat, le feu et donc la famille, le clan, la patrie, la nation… ; qu’allumer un feu, si près de la grotte de la bouche, est toujours une transgression (Prométhée), et donc une faute, un plaisir interdit ; et voilà donc, sans le dire ni le citer, tout Bachelard à l’avant-scène de la modernité industrielle ; sans bavardage psy, ni jargon ni dogme mais le simple bon sens poétique, sa générosité et sa lucidité (car on parlait argent à des gens d’argent, liés à la pub au moment précis où le fumeur baisse ses barrières mentales)…
On écouta, on s’intéressa, on en ferait l’expérience pendant 6 mois sur le terrain, on ferait des études… Les usines tournent toujours un peu partout dans le monde et je n’allume jamais ma pipe (avec une allumette !) sans revoir, dans la petite flamme, l’étincelle joyeuse du regard bon de Gaston Bachelard et la promesse d’un poème.


Werner Lambersy, 2010


24 novembre 2010
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