Laëticia par Julien Blanc-Gras
C’est la première chose qu’on remarque : le vert. Ses yeux de chat. Ça n’a jamais changé. Les filles sont jalouses. Et les garçons, qui sont tellement prévisibles, la draguent toujours en lui parlant de ça. Il y en a même un qui lui a offert un disque d’un vieux chanteur avec un gros nez qui fredonne l’histoire de cette fille aux yeux couleur menthe à l’eau. A la fin de la chanson, les rêves de la fille sont brisés.
Bien des années plus tard, sur le divan du psychanalyste, elle avait accepté l’idée que les sorcières représentaient sa mère. Puis, en sortant de chez le psy, elle s’était dit que c’était peut-être des conneries tout ça, de la surinterprétation lacanienne. Est-ce qu’on lui avait vraiment jeté un sort ? Ou était-ce simplement le lot des humains (ou celui des femmes) que de lutter contre des forces obscures ?
Elle ne savait plus trop. Ce qui était certain, c’est que ce cauchemar lui avait fait découvrir le principe de terreur. A trois ans.
Il est bien court, le temps de l’innocence.
Elle n’aimait pas la Bretagne, où elle s’ennuyait chez ses grands-parents, mais elle avait toujours apprécié le maniement de la langue française, et elle présentait une opposition de principe devant certaines expressions qu’elle jugeait indignes. « Pleuvoir comme vache qui pisse », sérieusement ? Au pays de Rimbaud, on avait laissé un truc aussi moche pénétrer le langage courant. Les Anglais disent qu’il « pleut des chats et des chiens », c’est tout de même plus littéraire. Elle était certaine que Rimbaud, qu’elle chérissait lors de ses trop longues vacances bretonnes, aurait été d’accord.
Rimbaud, au moins, il s’était barré de chez lui à l’adolescence, fuyant sa famille sur les chemins de traverses, qu’il vente ou qu’il pleuve comme vache qui pisse. Mais Rimbaud était un homme, c’est toujours plus simple. Elle ne pouvait pas partir de chez elle à 13 ans. Elle ne pouvait fuir ni sa sorcière de mère, ni ce père qui rentrait toujours trop tôt, qui faisait si souvent pleuvoir ses yeux couleur menthe à l’eau.
Alors elle était partie à 16 ans, sur la pointe des pieds, et c’était la meilleure décision qu’elle ait jamais prise. Entrer dans cette école de danse, ce n’était pas à la portée de n’importe qui. Elle valait quelque chose.
C’était dur, bien sûr, mais ces contraintes, elle les avait choisies, elle.
Elle oublie tout quand elle danse. Elle sait où elle est, elle sait où elle va – où elle veut aller. Elle a jubilé en lisant cette phrase d’un philosophe allemand : « Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse ».
Elle a même pensé à se la faire tatouer autour de la cheville.
La danse et sa discipline l’avaient fait rentrer dans le rang. La colère se canalisait dans les entrechats. Elle s’était promis de détester les hommes et ça lui avait passé sans qu’elle s’en rende compte. Ça pouvait être bien, un homme, ça pouvait être doux, gentil, rassurant. Ça pouvait esquisser un futur.
Alors quand il lui avait tendu cette bague comme dans une série américaine à la con, au lieu de la lui balancer dans la gueule, elle avait tout simplement répondu : oui.
Désormais, elle manifestait ses colères avec parcimonie et retenue. La boulangère lui servait de réceptacle. C’était si compliqué de sourire aux clients, même une fois par an ? Comment était-il possible d’être aussi désagréable tout en étant aussi mal coiffée ? Elle se rendait bien compte qu’elle la détestait pour de mauvaises raisons, cette sorcière enfarinée. Elle prenait pour les autres. Ça lui faisait du bien.
Le jour de la remise des diplômes, elle avait ressenti une sorte de vide qui venait encombrer la joie.
Elle a remonté le fil de son histoire pour comprendre ce qui l’avait amenée jusque là. Elle s’est souvenue des vacances en Bretagne et des cassettes VHS que sa grand-mère glissait dans le magnétoscope quand il pleuvait des chiens et des chats. Les ballets russes, tout ça. Elle s’est souvenue de la main de mamie dans ses cheveux quand elle enfilait ses premiers tutus. Depuis combien de temps ne l’avait-elle pas appelée ?