La Fille de la maison sans fin

La Fille de la maison sans fin [1] premier roman de la poète roumaine Ana Maria Sandu traite de l’identité et du hasard, des non-dits et des secrets cachés derrière la naissance de chacun. Le roman est construit en trois parties, trois voix de femmes complètent le récit d’une histoire familiale complexe.
Adolescente, Ileana a eu une fille, Ina. C’est cette dernière - encore enfant - qui est la narratrice du présent extrait.

Remarqué en Roumanie [2], le roman est encore inédit en France. La traduction de cet extrait est signée Fanny Chartres, déja présente ici.

Un autre extrait de ce roman a paru dans La revue des Ressources.


Depuis plusieurs jours je ne vais pas à l’école, j’ai les oreillons et mes ganglions sont tout gonflés. J’ai l’air d’un pélican qui regarderait comme un idiot le tableau accroché au mur. Je m’ennuie parce que je n’ai pas si mal que ça et je dois rester au lit. Le plus dur, c’était quand j’ai eu une pneumonie et une grosse fièvre, autour de moi les choses glissaient et entraient les unes dans les autres. Quand, après beaucoup d’efforts, je réussissais à ouvrir les yeux, je voyais les gens attendre désespérément que je leur fasse signe.

J’avais l’impression que quelqu’un me faisait tourner à toute vitesse dans un manège. Ce genre de maladie n’est pas bien grave, on reste au chaud, la gorge emmaillotée, et on regarde par la fenêtre. En fait, maman me manquait beaucoup car elle ne revenait du travail qu’à quatre heures et j’étais seule le reste du temps.

Pendant ces heures où on est séparées, elle compte les petits sacs d’argent qu’on lui donne au guichet. Je n’ai jamais le droit d’aller à la banque où maman travaille, même si c’est près de mon école, à cause du vigile. J’y suis allée une seule fois, un soir où elle a fini très tard et parce que ses chefs étaient partis, mais je n’ai pas aimé. Il n’y avait que des femmes et de l’argent et ça sentait le vieux et la ficelle. On dit que c’est bien de travailler à la banque, mais pour moi c’est comme travailler à la prison.

À la maison, c’est parfois pire qu’à la prison, c’est comme à l’asile de fous, quand tout le monde se met à crier, à hurler, à se bousculer. Je pose les mains sur mes oreilles, je ferme les yeux et je crie de toutes mes forces :
— Arrêtez, j’en peux plus !

Les soirs de crise, j’ai l’impression d’être dans un lit et de regarder un film. Le personnage principal, le héros, c’est pas moi, c’est maman, papa est le personnage négatif. J’apparais dans quelques scènes, mais c’est rare.

C’est ce qui est arrivé quand on est revenus de l’hôpital de Craiova où j’étais restée quelques jours pour faire des analyses et découvrir pourquoi je transpirais tant des mains. L’eau dégouline de mes mains et je dois toujours écrire sur mon cahier avec une serviette. Ma feuille est trempée et l’encre coule, elle se déverse sur les lettres que j’essaie de former le plus joliment possible. Les trous que je fais dans mon cahier m’épuisent, je déchire une feuille chaque jour et je recommence mes devoirs trois fois de suite. Je voudrais me débarrasser de cette maladie débile qui s’accroche à moi comme un gant gorgé d’eau qui grandirait sous ma peau.

On retrouve papa à la gare, il est décoiffé et débraillé. Quand on descend du train, maman me serre bien fort la main. Cette nuit-là, le chemin que nous avons à faire sur la voie ferrée me paraît si long que j’ai l’impression que notre maison a déménagé au bout de la terre. Il me dit de marcher à côté de lui, que je suis sa fille rien qu’à lui :
— T’es là, collée à ta mère comme si vous étiez siamoises. Laisse-la un peu respirer – t’as peur de moi ou quoi ? Tu me repousses ? Vous avez pensé m’échapper, c’est ça ? Vous avez voulu fuir ? Et maintenant vous êtes de retour dans ce piège à rats…

Dans la rue, maman essaie de ne pas s’énerver, de lui parler calmement afin de ne pas attirer l’attention. Avec une voix plus fine qu’un fil de soie mais plus forte que jamais, elle lui dit :
— Je t’en prie, arrête de crier, tu nous ridiculises et on n’a pas besoin de ça. T’as bu, ils vont s’imaginer un tas de choses sur ton compte. Et puis, Stefan, tu sais bien qu’elle n’y est vraiment pour rien. Toutes ces idées sont seulement dans ta tête malade.

Là, collée à la jupe-culotte de maman, je l’observe du coin de l’œil en tremblant. J’ai peur qu’il la pousse par-dessus la balustrade du pont, qu’on ne reste que tous les deux, qu’il m’attrape par la gorge pour me faire grandir le plus possible et que mes pieds pendent au-dessus du sol. Je m’arrache de toutes mes forces quand il essaie de me prendre dans ses bras.

Encore un petit peu et on va enfin atteindre la porte ! Je vais me glisser en un clin d’œil dans mon lit et écouter sans respirer chaque bruit que l’on entend de la chambre. Grand-mère est partie et il n’y a personne pour allumer le feu. C’est pour ça qu’on s’entasse tous les trois, dans ma chambre. Je préférerais le voir dormir dans le froid et ne plus l’entendre ronfler et baragouiner ses mots brouillons. Il ne sort de sa bouche que des bulles imbibées d’alcool. Elles éclatent en plein visage et nous piquent. Une fois, je l’ai écouté jusqu’au petit matin. De toute façon, je ne réussissais pas à dormir à cause de son souffle rauque. J’ai essayé de retenir ce qu’il disait : maman et moi, il nous avait accrochées au lustre en bronze à trois bras.

Reliées par une corde, nous tanguons de gauche à droite. Nous flottons dans la chambre. Papa nous rattrape et nous envoie de plus en plus loin. Nous atterrissons à Costinesti, au milieu d’un jeu de cartes qui ne ressemble pas trop au black-jack. Dans le délire de son rêve, il mélange nos noms, il se fâche et il hurle. Il fait de nous ce qu’il veut. Puis il bâille grassement et il ouvre une bouche de crocodile. Elle pourrait m’avaler tout entière. Mais il ne se prend pas la tête avec moi, il a une autre affaire importante à régler. Il agite ses mains dans tous les sens et il commence à faire grincer horriblement ses dents. Il s’est découvert et la couverture est tombée en tas par terre. Il donne des coups avec ses pieds et ses mains, j’ai l’impression qu’il se bagarre avec quelqu’un.

On devient brusquement deux mots disloqués, comme des rubans en papier crépon qui lui sortiraient de la tête. Je me grandis pour sauver quelque chose, mais c’est trop tard.

On n’a jamais existé. L’écume aux lèvres, papa nous a enfermées dans son rêve agité. J’essaie de m’endormir quand la bataille chauffe très fort. Elle se tord de douleur. Et lui, il la bourre de coups de poings. Je n’arrive pas à leur dire de le laisser tranquille...

C’est en rentrant de l’hôpital, qu’il a été le pire : ou bien il nous disait des mots méchants, ou bien il disait nous aimer comme un fou. À un moment, il a pris une soupière en terre où on met des papillotes et des aiguilles et il se l’est renversée sur la tête. Elle s’est brisée et il a été couvert de sang en une seconde. Les gouttes coulaient partout. Maman m’a demandé de l’aider à faire son bandage. Je ne voulais pas le toucher, je ne pouvais pas bouger, je regardais fixement les aiguilles qui brillaient sur le plancher. Voilà, d’une certaine manière la soirée était terminée. Maman a enveloppé sa tête dans une serviette à fleurs et l’a installé dans le fauteuil. Nous, on est allées au lit beaucoup plus tard et on a gardé la lumière allumée longtemps. J’aurais voulu me réconcilier avec papa, j’aurais voulu recevoir les gestes tendres de maman, j’aurais voulu ne plus avoir peur du dragon qui s’empare de lui quand il boit.

— Comment, tous les trois, sommes-nous atterris dans cette chambre ? Et que signifient toutes ces hachures grossières que personne ne veut m’expliquer ?

Comme ça, allongé, il ressemble plus à un soldat blessé à la guerre qu’à un papa, et pas seulement parce qu’il s’est cassé un plat sur la tête. Le lendemain, il se réveille et nous demande pardon :
— Ileana, ça n’arrivera plus, il faut oublier cet incident et continuer comme avant. On a tous des défauts, et nous deux on est passés par des choses tellement compliquées… Toi aussi, ma petite Ina, excuse-moi ! Je ne suis pas un homme mauvais, c’est juste que parfois je déraille.

Il est comme un enfant qui serait beaucoup plus petit que moi, on est attendries, moi et maman. De toute façon, le lendemain, il ne se rappelle plus ce qu’il a fait ni ce qu’il a dit. Finalement, on rit de la blessure qu’il a sur la tête. Si je fouillais à l’intérieur, avec ma main, peut-être que j’en retirerais une histoire de famille, une véritable, pas comme celle très écorchée qu’on vit maintenant. Ces mots qu’il adresse à tout le monde, pêle-mêle, sous le coup de l’énervement quand il est fâché, glissent entre mes doigts. Seules les gouttes de sang sur le visage de papa sont entières et parfaites. Si j’ai peur, il faut juste que je pense à comment recoller les morceaux du plat brisé et que je serre dans mon poing la bague rouge de maman jusqu’à ce qu’elle me rentre dans la peau.

On a aussi des soirées calmes. Je me fonds avec maman dans une sorte de crème brûlée, je me glisse entre les plis fins de son bras nu, je compte les poils qu’elle a sous le bras et qu’elle rase avec le rasoir de papa. Mes yeux s’arrêtent sur le tableau accroché au mur. En fait, c’est elle que je regarde, celle d’avant. Elle n’a pas beaucoup changé, elle est toujours belle, mais aussi, on dirait, plus triste. La photo de famille suspendue juste au-dessus de mon lit ne lui plaît pas.

Elle me dit tout le temps :
— Je n’ai pas besoin de ces images mortes et stupides pour me rappeler à quel point j’étais malheureuse le jour où ils m’ont emmenée chez le photographe.

Malgré tout j’ai l’impression qu’elle sourit, et chaque fois qu’on passe devant une vitrine où il y a des photos, je lui demande de s’arrêter :
— Maman, pourquoi les gens ils ont leurs photos dans la vitrine, pourquoi c’est pas toi qu’ils ont choisie ?
— Parce qu’ils ne les changent jamais, elles sont là depuis toujours. Qui, d’après toi, voudrait regarder une femme maigre tenant par la main une enfant ?
— Maman, t’es bien plus jolie que n’importe laquelle de ces dames. T’as vu la femme, dans le coin, elle a les yeux si laids, et l’homme à la houppe, il est vraiment affreux ! Et puis, t’as vu comment les enfants sont gros et mal habillés !

Elle sourit. On se met alors à inventer une histoire pour chaque visage aplati derrière la vitrine du photographe. On voit que les photos de la vitrine ont été prises il y a quelques années à cause des vêtements des modèles, dit maman. On peut donc imaginer des histoires plus longues et les compliquer ensuite.

On a commencé ce jeu il y a presque deux ans et, depuis, on s’arrête tout le temps devant la boutique où PHOTO est écrit en grosses lettres d’imprimerie. Après, tout dépend du temps qu’on a à perdre. Certains, plus antipathiques, on les tue dans des accidents, et les femmes mystérieuses, avec un sourire jusqu’aux oreilles, on les envoie dans des histoires d’amour dangereuses. On leur coupe les cheveux, on les arrange de la tête aux pieds, mais on ne réussit pas trop à leur confectionner une vie heureuse.

— Maintenant c’est ton tour, la dernière fois tu as choisi la femme blonde du coin de la vitrine. Choisis quelqu’un, ferme les yeux et vas-y, dis-moi ce que tu vois.
— Je prends la fille qui a des dents blanches et droites, pas comme les miennes qui sont grandes et toutes de travers.
— Essaie d’être moins cruelle que la dernière fois. Oh ! Ton histoire avec cette femme belle et souriante s’est vraiment terminée de manière horrible ! Tu l’as fait se jeter sous un train, tu te rappelles ?
— D’accord, maman, je promets de ne plus tuer aussi facilement. Écoute, je vois cette fille mystérieuse, elle fait un voyage. Le flash s’est allumé, elle a brillé sur le grand siège et maintenant, elle s’enfuit par la porte battante de la boutique du photographe. Un monsieur l’attend dans une voiture pour démarrer en vitesse vers des lieux inconnus et exotiques. Moi, si je les connais, c’est grâce au globe terrestre, mais pour elle, ils n’ont pas la moindre malheureuse signification. Elle était venue faire une photo pour laisser une trace derrière elle, pour que les gens qu’elle connaît ne disent pas qu’elle n’a jamais existé. Elle s’était jurée que jamais plus elle ne reviendrait ici. Ses yeux bleus se fondent dans un tas de mers et d’océans, je la vois marcher pieds nus sur une plage déserte, c’est le matin et ses boucles blondes, formées avec une tonne de fixatif, flottent dans le vent. L’homme au costume blanc avec qui elle est partie n’apparaît pas, il prépare le petit-déjeuner : omelettes au jambon, fromage, tomates et poivrons. Elle arrive près d’une maison verte en bois. Elle pense au visage de l’homme dans un cadre jaune en forme de médaillon. Une épaisse fumée commence à s’élever de la fenêtre entrouverte et elle se met à tousser. Elle n’aime pas l’odeur de friture, elle ne s’arrête donc pas. Elle continue d’avancer. Elle entre dans l’eau, elle est froide, mais c’est comme si quelqu’un lui avait fait une anesthésie, elle ne sent plus le pied gauche ni le pied droit. Le plus dur est passé. L’eau lui arrive aux épaules, au menton, au sommet de la tête. Ses jolis yeux sont deux coquillages qui se referment. Autour d’elle, tout est calme et paisible, son corps transparent ressemble à un morceau de voile qui se dissoudrait lentement. Il ne reste que quelques bulles, tu sais, maman, comme quand on met un comprimé de calcium effervescent dans un verre d’eau…
— C’est bon, on y va, tu m’as rendue assez triste comme ça. Si ça continue, on n’aura bientôt presque plus d’amis par ici.
— Tu sais, un jour, j’ai eu l’impression que la femme au pull-over mauve passait à côté de moi. Avec elle, non plus je n’avais pas été très gentille, je me suis donc dit que j’allais la suivre pour voir où elle allait. Ses jambes étaient grosses et elle portait de lourdes chaussures, mais elle marchait quand même très vite.
— Je ne peux pas croire que tu l’as suivie !
— Ne te fâche pas, s’il te plaît. Je me suis arrêtée juste devant le parc. Après, je suis rentrée et je l’ai laissée tranquille. Je voulais être certaine que ce que j’avais imaginé pouvait lui arriver.
— Je te l’ai déjà dit, Ina, ce n’est qu’un malheureux jeu. Idiot et stupide. Je voudrais bien que ça rentre dans ta tête une bonne fois pour toutes. Hé, tu m’écoutes ?

Je serre la main de maman. Sa bague frémit. Mes mains se mettent à ruisseler et nos doigts à barboter dans un liquide dégoûtant. Je ne sais plus où je commence et où maman finit, nous avons une seule et même main, immense et puissante. Elle serait capable de se venger de tout ce qui nous est arrivé de mauvais depuis le début ; pour nous, elle serait capable de tuer d’un simple effleurement ou bien de nous envoyer si loin que personne ne nous retrouverait. À peu près là où j’ai envoyé la fille de la photographie se promener. Nous ne nous lâcherions jamais la main, nous trébucherions dans le sable et les coquillages et dans tout un tas de petites bêtes, mais nous irions jusqu’au bout. Nous rions bruyamment, personne ne peut s’imaginer quelle terrible blessure se cache dans le creux de nos mains collées, poisseuses.

Ces mains ont serré beaucoup de mots sonores, inconnus et insensés, que j’ai ensuite mouillés pour les effacer définitivement ! Les fines lignes, les stries qu’on suit parfois de haut en bas en s’aidant d’un petit bâton, ont chacune une histoire cachée. Elles me paraissent toutes pareilles, une espèce de carte des événements où je me trouverais plus ou moins et où nous nous serions tenu la main. La ligne de vie, un simple bout de fil torsadé et humide, coule dans ma main et passe près de l’index de maman. Cette ligne tordue et emmêlée semble ne jamais finir.

Maman ne se protège pas, elle ne veut pas s’essuyer, on dirait qu’elle ne remarque pas que nous sommes en train de nous inonder :
— On se ressemble, tu es trop sensible ! Mais on finira par régler ce problème.

C’est du moins ce que tous les docteurs qu’on est allées voir ont promis. On passe par des couloirs sombres, je n’ai le droit de toucher à rien car, à l’hôpital, on peut attraper toutes sortes de maladies rien qu’en posant sa main sur une poignée de porte. Des portes s’ouvrent, je vois des gens avec des habits pleins de rayures. Ils sont jaunes et froids comme leurs lits en fer. L’odeur des piqûres est très forte. Pour moi, c’est pire. Mes mains transpirent encore plus et je ne sais plus quoi faire. Je m’essuie à ma blouse, à mon pantalon. Mais ça ne sert à rien. Quand j’arriverai dans le cabinet du docteur, je serai un lac ambulant. J’ai déjà honte et peur quand je pense au plastique marron sur la table de consultation. Les traces de mes mains, le regard encourageant de ma mère et le stéthoscope qui se promène sur mon ventre rachitique me donnent envie de disparaître, fondre, devenir une petite tache en forme d’Ina sur un lit d’hôpital.

Je pense tout le temps au moment où quelqu’un va pousser la porte basse en métal et déposer la boîte avec la piqûre de l’hôpital.

J’aime bien sauter en descendant les escaliers, mais maman se fâche, alors j’essaie de marcher normalement. Mais dans ma tête, je m’élance et me jette du haut des marches. Arrivée en bas, je fais un signe de la main à maman. Sa jupe serrée glisse doucement vers moi. Je sais quel jupon elle porte dessous et quelle est la couleur de ses porte-jarretelles. Je suis la seule personne sur terre à savoir autant de choses sur la jeune femme qui descend l’escalier de l’hôpital départemental, un après-midi d’octobre.

16 février 2009
T T+

[1Éditions Polirom (collection Ego. Proza, 2006)

[2« La réussite de La Fille de la maison sans fin est liée à la très grande poésie des évocations, des souvenirs et des fantasmes de tous les personnages, qui ne sont que les avatars d’une seule et même voix éminemment féminine. Tout ce que l’on peut espérer maintenant est que ce roman fort, étrange et tellement original réussisse à imposer Ana Maria Sandu parmi les écrivains qui comptent » (Mircea Cartarescu).