Eléna Truuts | Myopie

Eléna Truuts vit actuellement en Russie, à Saint-Pétersbourg, sa ville de naissance, après avoir soutenu une thèse sur le théâtre de Nathalie Sarraute à l’université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis.
Elle écrit en russe et en français.
Les textes que nous publions sont écrits directement en français.


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Dans les rues, anonymes, myopes. Toutes les trois, les villes de ma vie se répètent, l’une dans l’autre, nuancées, passées, nulle part ailleurs que. Tartu la vieille elle est la plus lente pareille (Tallinn). Les ruelles filant vers des collines souples des talus et le lac illimité comme la mer pour deux enfants seuls ensemble, l’îlette. Là elles sont souvent encore en attente du temps qui va venir emporter la saison. C’est l’été, mi-septembre, pas plus. La langue des mots allongés, les voyelles telles que tu les laisses longtemps dans la bouche, mille consonnes pâles goûtées salées, l’écaille du poisson. On y est on y reste, Pétersbourg, anorexies, trams, lignes, alinéas, très très difficile, anémie métro, trop tôt, tomber, mêlé à la pluie, à la neige, à l’écart, dans le piège des pierres à bâtir. C’est ici que tu ressembles à ta solitude, partages les départs, les cancers, les concerts, l’essence de l’adolescence. Paris par contre n’est qu’une photographie en mouvement. Mon cinéma. Le carrefour des happy ends, et des espoirs. Nulle part ailleurs que dans les rues de toutes les trois mes villes ma vie nuancée passée m’enveloppe de son regard anonyme, myope.

 

Un chien aborigène, écrasé sur une route du quartier sud, hurle encore.
La ville ne supporte plus son nom de nord sur ses autoroutes tangentes. De l’Alger dans l’air, du Niort dans sa chair. Des saisonniers immigrés se saluent sur un chantier stagnant de Dalnevostochny prospekt, avenue de Dalni Vostok, d’Extrême-Orient russe. Encore une ligne de tramway en travaux, encore un abattoir des dos, des peaux en tripe. - De l’air, de l’air tangible à Porte d’Orléans !

Des orients lointains à l’intersection des nationales.

 

Être autre, être au miroir, fumer dans l’ombre, mais le mal au cœur que j’ai, c’est à rêver aux étoiles. J’ai toute ma peur à moi. Je la cache le matin, elle me cherche la nuit. Ça me réveille à mes inquiétudes vides que je lui raconte la nuit tout bas pour que ma voix passe à travers son sommeil. Après, il ne dort plus, il m’écoute. Mais il n’a rien à dire, il n’a pas trouvé dans des mots disponibles et les mots dorment entre nous. Où est-on dans le tragique quand on est dans des mots-croisés ? J’aime bien comment tu sais ne pas remarquer. Comment on maigrit. Comment je cherche à cacher quelques tumeurs sur ma peau. Les imperfections qui s’accroissaient avec le temps. La sueur, l’odeur, les draps en sont trempés. Le matin est liquide, livide, merveilleux d’hiver. Je fume ma cigarette, et la fumée est fautive, à l’ombre de la matinée.

 

L’angoisse, l’écœurement, le vertige m’accompagnent lors de ma vingtième année. À Paris début d’automne, la fatigue de se déplacer sans fin, la chaleur des ruelles de la banlieue sud, le vertige des voitures sur les autoroutes, je sens physiquement la ville vieillir au soleil. À Paris, il y a en moi un changement chaque matin, pour être moi, la même, le soir, étrangère aux mots de la langue qui n’est pas la mienne. Cependant, je ne pense qu’à l’écrire ; l’affaire est clandestine, condamnée.
Ma sœur m’interdit d’écrire sur notre mère. Je sais exactement quel moment est interdit, même pour la mémoire. Je me rappelle le square de l’hôpital, où on attend. Cette attente remplace l’air pour la respiration ; ma sœur commence à tousser légèrement : la ville meurt de la poussière qui est partout, en juin. Nous avons bien passé les examens. L’infirmière sort, m’appelle, je l’accompagne. Je vois ma mère, encore faible, mais elle essaye de me poser une question un peu trop ordinaire
demander quelle note. Il semble qu’elle n’entend pas ma réponse. Anesthésie - Anesthesis. Telle est la beauté hellénique du nom, du mot, du maladif. Après l’ablation partielle de l’estomac, le malade vomit. La vomissure est d’une couleur verdâtre. Quelqu’un du personnel de l’hôpital me parle, d’une voix blanche. Je me demande pourquoi il ne parle pas à mon père qui est aussi là, dans le hall, au rez-de-chaussée. Je me le reproche toujours. C’est comme la blesser, toujours trop fragile, sensible à chaque mot, à chaque intonation non vérifiée, non légitime ; ce que je faisais souvent, en lui reprochant l’étrangeté de notre père, sa froideur isolée. Après j’ai compris que c’est à lui aussi que j’écris : aller chercher Eurydice en chantonnant l’infini des escaliers hospitaliers, à son orphelinage à lui qui avait sa façon de cacher sa souffrance.
Ça existe encore quelque part, indivisible, la plus insupportable faiblesse, ce qui me fait pleurer pleurer pleurer, mais je vois que je ne pleure jamais ; les lieux, difficiles, mais on y demeure, dans la mémoire, ligne par ligne, arrête, dit ma sœur. Je n’ai rien à faire du temps qui passe, de la Seine qui coule l’angoisse en automne (thé vert menthe). Au centre commercial je disparaîtrai, je prendrai un café.
La lenteur bruyante des tramways qui appartient entièrement à mon Leningrad à moi, à celui qui a changé de nom, qui m’a changée. Ils lient les îles de Leningrad, l’avenir et le passé, les mots d’une phrase, confuse et inutile, maladroite. Il semble que je raconte à quelqu’un l’histoire qui semble être la mienne. Le soir la ville se dévide plus lentement. Là, ma mémoire manque encore de longs voyages, de salles d’attente, d’aéroports où le temps, tout comme la douleur, ne cesse pas mais reste, des chez soi, illusoires, des pied-à-terre, paradis trompeurs de la quiétude, des illustrés qu’on achète à l’aéroport avec le café froid, de l’attente. Les tramways les dieux de Pétersbourg s’ennuient s’endorment dans les embouteillages, les tramways des traffic jams. Saint-Germain de jazz que je n’oublierai jamais. Quelqu’un qui s’appelle, peut-être, Jammes je l’oublie tout de suite.
Ici, la syncope, d’un corps presque transparent, et les chroniques d’été, d’automne. Le temps devient un peu douloureux. L’écriture reste, toujours, une maladie latente.

 

À l’ordinaire, je débite le dire en deux temps.

L’aînée glisse sur la surface, glose. Courir les rues à en perdre la tête accroît les risques à vivre – chutes, hoquets, rhumes. L’aînée est précoce, elle connaît la raison et la perspective.

Les enfants ont été sortis, enveloppés de lainages, en ces collants épais rouges qui grattent. Leurs moufles attachées par précaution à l’élastique qu’on passe à travers les manches du manteau. Des enfants si endimanchés, si bien pareils. Aux enfants de blocus, d’années de crises, les strophes creuses.

Le petit piétine à la cadence d’une phrase, s’impatiente contre la cour – une logique des détours et des allées, quelques arbres en fonte – le puits dans lequel leur journée dehors-demain tombe, à peine commencée.

 

La chambre lucide de l’appartement voisin, ouverte sur une rue meublée des bâtiments flottants.

La chambre fragile où elle demeure, souffrante.

Provisoirement, je travaille. Négociante, je vends le vendable d’une langue étrangère, je trafique une arme ordinaire. Je traduis, j’enseigne, je rédige des papiers de recherche. J’engage des manières d’apprendre - stratégies simples, trajets touristiques dans Paris, tragédies plaisantes de la compréhension - et la langue comme une machine intransigéante de grammaire, de culture.

J’écoute aussi cette chambre peinte qui hurle la nuit. Elle hurle comme une amante droguée qui hurle pour que le plaisir vienne. Une automne patiente ralentit ce qui somnole maintenant, augmente ce qui arrive déjà. Je rentre à mon appartement l’avoisinant, vers trois heures du matin. Toute une vie à voltiger, temporaire comme l’arrêt de la cigarette, y passe, dans cette quinzaine de minutes qu’on a jusqu’à ce que le taxi arrive. La nuit, pas de kiosque ouvert, une continuité des directions à travers le no man’s land des quartiers d’une civilisation inexplorable. Combien de personnes a-t-on croisées, en cours de route, en un siècle agité des bars ? Je ne vais jamais voir cette voisine chez elle. Très bien entourée, elle, je le sais, par ses proches. Elle dort seule, pour ne pas le réveiller, comme s’il était à ses côtés, son mari qui part tôt le matin au travail. De l’irrésonnable traversant les murs des khroutchevki.

Pour elle, ça devrait être tout comme cette intuition du Paris qui, vite, vire à la révolte. Il y a un centre, un nœud dérangeant, et puis un isolement en présence d’un million de personnes et des quelques meilleures personnes qui se préoccupent d’elle. J’y accède, par une écoute indifférente, mais je n’y adhère pas, de même que je ne tiens jamais trop à cette écriture lourde.

 

La chose que je parle est synonyme de routes rongées par le sel. Ça se surveille, ça s’écoute.

S’est abandonné à une langue provisoire.

La chose que je cause est inconséquente, s’écrit avec une capitale. Poupée, petit bijou, cocaïnette. Rose saumon,
rouge caviar, citron Singapore.

La chose que je bavarde à tout-va est stratagème MOSCOU en majuscules, où s’apprennent, méthodiquement,
une entrevue, une ville.

 

Polaroid de Laurence Skivée

27 novembre 2010
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