La promesse, la statue et la hache

La scène du commandeur est dans les esprits : par cynisme et parce qu’il ne croit qu’en la raison, Dom Juan promet un dîner à la statue du commandeur dont il a autrefois causé la mort. Cette invitation n’est pas une simple fanfaronnade ; conviant un mort à dîner, Dom Juan va jusqu’au bout de ses très matérialistes convictions : pas de vie après la mort, nul horizon au-delà du pourrissement des chairs. Deux et deux sont quatre, professe t-il, et quatre et quatre sont huit. Sa promesse n’engage à rien, croit-il. La suite est connue : la statue funèbre honorera l’invitation et provoquera la perte du séducteur. Tout est en place pour l’ultime acte du drame, la statue entraînera Dom Juan dans les enfers.

Molière ne fit qu’adapter cette légende andalouse qui fut écrite à maintes reprises, notamment pour l’opéra par Bertati puis par Da Ponte. Un siècle après Molière, Mozart allait créer son Don Giovanni à Prague dans une indifférence relative, mais qu’importe, le mythe de Dom Juan gagnait en profondeur, le personnage devenait l’incarnation du libertin, du philosophe plaçant la chair et l’individu avant la loi, la tradition et la religion. L’icône peu à peu se figeait, faisant presque oublier ce curieux retournement final où la morale l’emporte sur le plaisir de l’individu, et où Dom Juan terrifié et résigné donne la main à la statue du commandeur pour être voué aux flammes infernales. Le symbole est évident, la morale sauve.

Oublions un instant Molière, son siècle, le poids des conventions et de la religion, l’obligatoire respect des mœurs, la censure royale, la piètre situation du dramaturge écrivant Dom Juan pour se remettre de l’interdiction de Tartuffe. Oublions tout ce savoir accumulé, ces biographies et cette érudition de manuels scolaires pour s’en remettre à la lecture neuve d’un enfant. Imaginons-le, cet enfant, un garçon âgé d’une dizaine d’années, par exemple, il descend à la cave, il aime et craint ce lieu éclairé d’une seule ampoule nue, occupé par moitié d’une réserve inemployée de charbon. Le soupirail ouvrant à raz du trottoir est obstrué de plusieurs planches clouées, le charbon ne sert plus depuis l’installation de la chaudière au fioul. Les boulets noirs absorbent patiemment l’humidité du sol puisque la Garonne n’est pas loin. Quitte à imaginer ce garçons, offrons-lui une ville et Bordeaux fait autant l’affaire qu’une autre. La cave est interdite car poussiéreuse et salissante. Le sol est de terre battue, les araignées occupent le plafond. Là sont des cartons et des affaires éparses ; des trésors, rêve l’enfant. Observons-le, il fouille, il est seul, il ne sera pas dérangé avant le retour de sa mère, il a une heure devant lui. Il souffle sur les rabats des cartons pour en chasser les dépôts de cendre noirâtre, les ouvre un à un, déniche de vieux vêtements, des bleus de travail, des bibelots ébréchés, et, finalement, des livres. Plusieurs livres : une dizaine de volumes des Classiques Larousse, jaunis, piquetés, leurs couvertures violettes écornées. Ces livres ont été remisés dans un carton avec quelques vieux cahiers et quelques brochures obsolètes. Croyant les ouvrages plus vieux qu’ils ne le sont, l’enfant les exhume avec soin et les remonte à la lumière. Bluffés par le faux parchemin ornant leurs couvertures, il est persuadé d’avoir enfin découvert le trésor. Parvenu en haut de l’escalier, il lit les noms inscrits sur les couvertures : Racine, Corneille, Molière et La Fontaine. Seul ce dernier est connu de l’enfant. Il tourne et retourne entre ses mains salies les ouvrages humides, se décide à les cacher dans sa chambre et, la curiosité aidant, finit par s’intéresser à leur contenu.

C’est ainsi que l’enfant lit quelques-uns de ces classiques avant qu’un professeur ne l’oblige à le faire. Les livres, il ne le saura que plus tard, datent d’une époque qu’il peine à concevoir, celle où ses parents étaient des écoliers. Mais peu importe, c’est ainsi qu’il lira Dom Juan : en cachette et sans savoir ce qu’il faut comprendre. Au premier degré, toute l’histoire de la pièce apparaît simple et claire : Dom Juan est châtié d’une promesse faite et non tenue. C’est ce que comprend l’enfant. Ses parents lui ont enseigné que l’on ne doit pas promettre en vain, il trouve dans le Dom Juan une démonstration littéraire de cette évidence. De tous ces livres découverts dans la cave, longtemps Dom Juan aura la préférence du garçon, il aimera surtout son final excessif et surnaturel et en retiendra une morale naïve.

Le temps a passé, l’enfant est au collège, il a relu Dom Juan, il a découvert un texte radicalement différent de celui dont il se souvenait, et a tenté tout de même de ne pas trahir son ancien précepte : il s’abstiendra de faire des promesses qu’il ne pourra pas tenir.

Plus tard encore, au lycée, l’enfant qui n’en est plus un réapprend à lire cette même pièce lors d’un cour de philosophie. Dom Juan l’accompagne.

Laissons-là ce garçon et observons un homme, ce peut être le même personnage vieilli. Pour les besoins du récit il doit exercer une activité artistique. Ecrivain, mettons. Il a publié quelques ouvrages, obtenu quelques articles, s’est rendu à quelques invitations et a constitué ce que l’on nomme en stratégie de management un réseau et, en langue littéraire, une communauté. Auteurs, artistes, éditeurs, responsables de revues, responsables de centres culturels en France et à l’étranger, libraires, gens de théâtre, journalistes et organisateurs de festivals forment cet ensemble qui doit paraître soudé et solidaire lorsque l’on n’en fait pas partie. Le milieu, entend t-on parfois avec mépris, le milieu comme l’on surnomme également la mafia. Cet homme a décidé de se consacrer à l’écriture. Bien sûr, il ne le dit pas comme ça, il hausse les épaules lorsqu’une question porte sur sa profession véritable. Je survis, dit-il à la sempiternelle interrogation sur ses revenus. Et c’est vrai, en cumulant les lectures rémunérées, les rencontres, les commandes de textes critiques ou littéraires, les ateliers d’écriture, quelques aides publiques et, ne l’omettons pas, les droits d’auteurs générés par les ventes de ses ouvrages, il parvient à vivre, ni trop bien, ni trop mal. Il ne se pense pas plus précaire qu’une bonne partie des salariés et certaines années, ne larmoyons pas, il paie même des impôts.

Au fil du temps il a acquis une petite notoriété dans le petit milieu des lettres. C’est alors que les promesses se mettent à pleuvoir. Des promesses de publications, d’invitations, de projets, de lectures et d’intérêt. Des promesses par courriers, par lettres officielles, par courriel, au téléphone, au détour d’une conversation ou d’une rencontre fortuite, dans un couloir, dans une rue, dans une loge ou un bureau encombré. Des promesses fermes et définitives, claires et nettes, enthousiastes et sincères. Des promesses folles ou banales. Des promesses au kilomètre, des promesses exaltées, brillantes, innovantes, salvatrices. Des promesses comme s’il fallait s’en persuader, comme si l’entier secteur culturel (employons la langue économique et sociale) avait besoin de ce ciment pour maintenir d’aplomb son édifice branlant et précaire. Des promesses formulées par ceux qui dénoncent les promesses non-tenues de ceux qui ont le pouvoir. Des promesses d’une telle ampleur qu’il a parfois la crainte de ne pas être à leur hauteur. Cet homme-là garde dans la poche de sa veste un agenda écorné, il vérifie ses disponibilités, note les invitations, les délais pour les textes, les rendez-vous pour étudier de plus près chaque promesse.

Heureusement, un bon sens paysan mâtiné d’une ordinaire paranoïa lui permet de garder la tête froide, de sourire à chaque promesse formulée, d’en passer par les dictons résignés qu’il déteste pourtant. Comprenons-le, les dictons, il les ressent étroits et tellement pessimistes. Il hait les dictons parce qu’ils émoussent les rêves et n’en appellent qu’à la prudence : qui vivra verra, par exemple. Cet homme, écrivain nous l’avons dit, reçoit promesse sur promesse. Il a décidé de se consacrer à l’écriture, nous le répétons, il a fait ce choix, il a dû le justifier à tous ceux qui ont tenté de l’en dissuader. Il a dû batailler contre ceux qui lui ont fermement déclaré qu’il faisait une folie, qu’il s’engageait dans une impasse. Alors les promesses, il a besoin d’y croire, c’est tellement humain. Et la prudence, il a besoin de la combattre. Il se trouve alors engoncé dans le paradoxe de vouloir croire aux promesses, et de n’en croire aucune, quitte à donner raison aux arguments pessimistes qu’il a violemment réfutés.

Ces dictons qui mettent en garde contre les promesses, il se souvient de l’usage monomaniaque et névrotique qu’en fait Jack Nicholson dans la version française du Shining de Stanley Kubrick. Un tient vaut mieux que deux tu l’auras, inscrit son personnage en boucle, des semaines durant, sur une ramette de papier. Il se souvient ensuite que ce personnage-là, nommé Jack Torrance, est écrivain. Un écrivain peu connu, sans doute, il ne sait plus vraiment. Le doute progresse, il a repensé à ce film et, observons-le de plus près, il se demande si la folie inexpliquée du personnage de Jack Torrance interprété par Jack Nicholson n’est pas provoquée par un afflux de promesse, un engorgement d’engagements non-tenus. Le front de notre écrivain se barre. Peut-être, se dit-il, l’obscur écrivain Jack Torrance a récolté des quantités de promesses, de très belles promesses que jamais personne ne s’est senti obligé de tenir. Peut-être a t-on promis à Jack Torrance un contrat chez un éditeur prestigieux, une conférence dans une université, une tournée de librairies, une pièce à Broadway ? peut-être lui a t-on dit qu’il aura tant et tant de choses, et peut-être a-t-il fini par comprendre que personne, jamais, nulle part, n’a concrétisé une seule de ces promesses. Jack Torrance est la statue du commandeur. Le film prend maintenant une autre valeur, un écrivain peut comprendre qu’un écrivain de fiction craque, inscrive un rigide dicton des mois durant sur des centaines de pages, finisse par s’armer d’une hache et décide d’en finir.

Bien sûr, notre écrivain, celui de ce récit, non celui du film de Kubrick, comprend le mécanisme des promesses, il le comprend tellement qu’il l’excuse si souvent, qu’il accepte d’être la statue pathétique de son propre tombeau. Il ne fera rien, ne bougera pas, n’entraînera pas le vantard pétrifié au sein de l’enfer. Il excuse, nous le redisons. Il sait tellement à quoi riment ces promesses, il sait l’enthousiasme du moment gommé par les enthousiasmes du lendemain, la nécessité d’éprouver son pouvoir sur plus faible et plus précaire que soi, la peur justifiée de voir l’édifice culturel entier s’ébouler par manque de viabilité économique et l’envie de promettre pour continuer d’y croire. Tout ceci, il le sait comme il sait qu’il n’a d’autre choix que de recevoir chaque promesse avec bonheur, même s’il pressent que la promesse est creuse. Il ne peut élever la voix, se révolter contre cette mascarade futile. Fragile et isolé, il ne peut aller contre son milieu, risquer de voir claquer à son nez les quelques portes entrouvertes.

Pauvre statue, il ne supporte pourtant plus la situation. Les promesses l’engorgent, l’étouffent, le mettent en péril s’il a la naïveté de les prendre au sérieux. Il a besoin de croire, il ne décrypte pas toujours le cynisme sous l’invitation à dîner, l’indifférence sous l’enthousiasme mondain. De plus, il faut bien l’avouer, certaines promesses aboutissent, il peut en témoigner, alors il garde espoir, il extirpe son agenda de la poche intérieure de sa veste, inscrit la date au crayon de bois, regardons-le, pour moitié dupe et pour moitié affligé du manège qu’il contribue à entretenir, il sera présent au dîner, dit-il.

Matérialiste malgré lui, notre homme est moins dangereux que la statue d’un défunt, aucun risque à lui promettre de l’inviter, il n’entraînera personne dans les enfers, il n’a pas ce pouvoir, il a besoin des autres, il sourit à l’offense, naïf et crédule, et il inscrit le rêve au crayon de bois là où il devrait le graver à la hache.

9 septembre 2006
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