La théorie des sacrifices

Laurent Le Deunff, Crâne, 2003
Ongle, glue, pâte à modeler 6 x 9 x 7 cm
Collection particulière. Courtesy de l’artiste.
Photographie : Laurent Le Deunff.

voir Laurent Le Deunff
In exposition DYNASTY
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris /ARC et Palais de Tokyo.

Toutes reproductions ci-dessous courtesy de l’artiste
Laurent Le Deunff site de l’artiste

Mammouth
2001. Carton ondulé, papier mâché, grillage à poules, bois /
Cardboard, papier mâché, chicken wire, wood.
102 x 107 x 36 cm.

Chèvre,
2001. Cheveux, dreadlocks, cornes, porte fusil, fibre de verre, résine, scotch, kraft, grillage à poules, bois /
Hair, dreadlocks, goat’s horn, fiberglass, resin, tape, kraft paper, chicken wire, wood. 113 x 77 x 37 cm.

Chien
1999. Guano, plumes, compost, grillage à poules, bois /
Guano, feathers, compost, chicken wire, wood. 138 x 67 x 51 cm

Vache
2000. Compost, herbes macérées, grillage à poules, bois, tabouret /
Compost, grass, chicken wire, wood, stool. 187 x 124 x 71 cm.

Dans la chronique, les phrases en lettres italiques sont extraites du livre
Débris de tuer , recueil de poèmes de Matthieu Gosztola sur le génocide au Rwanda en 1994, Éditions Atelier de l’agneau, 2010, [ p. 88, p. 29, p. 28, p. 33, p. 23 ].

Lire l’ introduction au livre Débris de tuer dans le blog de Matthieu Gosztola.

Note sur la « théorie des sacrifices »
Terme de peinture, utilisé en particulier par Delacroix dans son Journal. Selon Littré « Artifice qui consiste à négliger certains accessoires d’un tableau, pour mieux faire ressortir les parties principales ».


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Petite philocalie de l’art n°21. Cf. chroniques précédentes

Zénon est impuissant face au massacre.
Petite Philocalie est d’où tout est issu et ce à quoi tout revient.
Carmen Hacedora écrit une dernière fois.

Je viens de jouer... comme ça dilate...
Excellent contre la pétrification qui est tout l’écrivain.
Il y a quelques minutes j’étais large. Mais écrire, écrire : tuer, quoi.
Henri Michaux, Ecuador, Gallimard, 1968, L’Imaginaire, p. 16.

Carmen Hacedora apprend par cœur une lettre de Jacques Vaché datée du 21 août 1915 et s’adresse aux lecteurs de la revue ALLEGE [1].

« Je ne voudrais pas donner à cette dernière chronique de la série des Petites philocalies de l’art la ligne solennelle d’un monument funèbre ; ni subir le ridicule d’un "dernier adieu" manqué. Mais, pour ne rien vous cacher, je dois vous dire que cela va mal. »

 

 

(et je suis tous
ces morts qui
gèlent les
mots)

Zénon emballe Petite Philocalie dans un carton mouillé semblable à une peau fossile de pachyderme. Il installe le "mammouth" à côté d’un grabat dans un vaste aquarium. Un afflux de sang gonfle les veines du cornac et de l’éléphant. Ils se heurtent contre le vitrage.

De l’autre côté de la vitre, Carmen Hacedora frappe du plat des mains la paroi. Elle veut être vue et entendue. Elle cherche une phrase "forte" : « Petite Philocalie connaît encore Zénon, et c’est ce qui la tue ».

À l’intérieur de la peau d’éléphant, la petite écolière de Kibuye résiste.
Vivre est sa faute natale.
Elle use le carton avec ses dents. Elle dévore des mots imprimés sur l’emballage.

Data wa twese m w i j u r u

Elle ne peut pas mastiquer ces lettres.

Sa bouche est le fourbi d’un massacre : branche-machette, moisson-machette, champ-machette, chemin-machette, feuillage-machette, latrine-machette, broussaille-machette, bosquet-machette, bananier-machette, marais-machette, placard-machette, colonne vertébrale-machette, charpente-machette, os-machette, lac-machette, étoffe-machette, culotte-machette, église-machette, enclos-machette, bouillie de sorgho sans sucre-machette, camp-machette, cahute-machette, usine-machette, corde-machette, panier-machette… radeau de mots désaccordés,
quand la pluie mélange le sang des machettes,
les vautours sur les femmes nues récupèrent tout ce qui est valable,
cris.

Silence.

Le silence est une représentation de la mort.

Le crane de Petite Philocalie, sans mémoire et sans réflexion, frappe sans cesse la cloison sous l’effet de l’afflux de sang.

C’est l’histoire d’un heurt entre un fossile par anticipation et un carton de récupération. La fin de l’histoire est sans parole.

– C’est le matériau qui détermine la forme, dit Zénon.

Carmen Hacedora pourchasse la milice du mot coupant qui raccourcit Petite Philocalie.

Il faut prendre en considération ici la force de l’imprégnation.

Seules comptent pour Zénon les choses et les actions. Il manipule, il arrange, il combine, il expérimente la "zoographie", il installe une "Still Live Exhibition", il fractionne, il tranche, il écrase, il arrache, il aplatit, il pétrifie, il fige les apparences.

Petite Philocalie insiste pour vivre
tout vivre

tapage en force dans ce même temps
au quart de l’après-midi

avenir rêvé
 : vivre décemment une minute

L’artiste donne une dernière chance au crâne. À la fois chaman et boucher, Zénon anime les mâchoires et fabrique un poème avec les dents qui tombent.

Débris de tuer

Le poème brise le verre,
il livre un passage,
une chèvre traverse l’aquarium
et se jette dans le massacre.

L’hostilité semble alors pacifiée un instant par le couple de la chèvre et de l’éléphant, et par les valeurs qui y sont rattachées

Les bêtes se plaignent de brûler.
[Héraclite l’Obscur fait du feu le Logos lui-même]
Elles reçoivent des coups de marteau en remède.
[Tout le langage est mouvement]
Elles apparaissent devant Carmen Hacedora à l’instant où Zénon les sacrifie.
[Héraclite l’Obscur ôte du monde le repos et l’immobilité : car cela est le propre des cadavres.]
Zénon et l’Obscur attestent d’un même usage du langage.

I. [Impression ressentie par une pers.]
A. 1. Violent saisissement d’effroi accompagné d’un recul physique ou mental, devant une chose hideuse, affreuse. Synon. effroi (v. ce mot A), épouvante (v. ce mot A), panique, peur, terreur. Mes os craquent d’horreur, toute ma chair frissonne comme un tremble au grand vent (GAUTIER, Comédie mort, 1838, p. 16). La pensée du grand trou noir le mouillait d’une sueur froide et dressait ses cheveux d’horreur (ZOLA, Joie de vivre, 1884, p. 1056) [HORREUR, subst. fém. atilf]

Le poème EN montre le moins possible.
Des débris, des brides, des lambeaux, des carcasses, des morceaux […],
des pages tombent en poussière et découpent l’effroi. Les supplices ne sont pas exhibés.
L’espace entre les mots est tendu jusqu’à la rupture. Il renverse la ponctuation, il accorde, il désaccorde, il sonne, il dissone, il s’oppose à la vie, il s’oppose à la mort.

une femme
trahie d’être appelée en échange
des chamailles de la faim

aucune intimité pour toujours

il y a une forte odeur
de violence et de r
wagwa

– Une chienne attirée par l’exhalaison chaude déchire ce qui reste de chair, dit Zénon.

Les propos de Zénon sont difficiles à comprendre. Carmen Hacedora ne voit pas où se place le commencement de chaque séquence.

(la vie ça
me prend
par les
jambes)

Petite Philocalie a les jambes coupées.
Le “Supplice des cent morceaux”, sans le sourire.

Zénon découpe des fragments de carton en colons, il les lance à la gueule de la chienne.

Machette est le nom de la chienne. Elle ouvre un fond de chair, elle tranche des yeux plus jamais voués à voir. Elle pose l’ultime condition : la "théorie des sacrifices".

"Théorifiée", Carmen Hacedora théorise : elle enduit entièrement le corps de Zénon de bouse de vache.
Par cette transformation, l’homme est mangé par la chienne et la bouse sèche est incinérée
[fin héraclitéiste].

la poussière est rouge

Petite Philocalie n’est plus qu’un fantôme de vache en appui sur une selle à modèle.

 

 

Carmen Hacedora se dirige lentement hors de l’aquarium. Elle s’assied devant un instrument. Elle effleure le clavier de la main. Elle respire avec difficulté. Elle se met à écrire un morceau à trois temps

Petite Philocalie joue une grande valse [2] .

28 juin 2010
T T+

[1Sur la revue ALLEGE, cf petite philocalie n°1

[2Sihan Guo joue La Grande Valse brillante de Chopin.