La tranchée urbaine
« L’homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volants : s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent. »
(Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, « Lettres, Gens de lettres ou Lettrés », Garnier-Flammarion, 1964, page 255.)
(La souris creuse la première image.)
Dans l’après-midi du samedi 21 octobre, au moment même où Le Monde vendait, avec ses pages papier, le DVD du film d’Eisenstein du même nom que ce mois, tu avais décidé d’aller du boulevard Voltaire jusqu’à la place de la Nation, histoire de voir s’il avait changé depuis ton dernier parcours et de songer aux grands événements qu’il avait vécus, emmagasinés et peut-être conservés avec quelques indices ayant échappé à la police scientifique de l’urbanisme.
Tu t’étais souvenu, en arpentant l’espace réservé aux piétons (ils n’ont l’autorisation d’accéder à la voie automobile que lorsqu’ils sont en cortège) des manifestations contre le projet de guerre américaine en Irak et de nombre d’autres défilés, qui empruntaient souvent cet itinéraire totalement rectiligne (contre le CPE, ce fut, une fois, en choisissant plutôt le circuit Beaumarchais et Bastille que Voltaire).
Mais, samedi dernier, les manifestants semblaient pacifiques : ils préféraient même « brocanter » des objets du passé que brocarder les puissants du présent.
Tu avais remarqué qu’au fur et à mesure de ta déambulation d’un bon pas, tu étais passé devant les sept bouches de métro qui se succédaient : République, Oberkampf, Saint Ambroise, Voltaire, Charonne, Boulets-Montreuil, Nation, et enfin sens inverse.
Tu avais ainsi marché sur le toit bitumeux recouvrant le métro que tu entendais gronder sous tes pas, de temps à autre, par les grilles d’aération, et ces stations défilaient plus vite, en bas, pour un peuple souterrain tandis que tu restais à la surface des choses.
Les passants qui prenaient l’air, ceux qui ne regardaient pas, depuis les quais, en attendant une rame, les rats traverser les rails, s’attardaient devant les étalages de livres anciens, de bibelots, de projecteurs de cinéma, de cartes postales, d’affiches, de bijoux, de montres, de disques 33 tours… On recyclait même les vélos.
Tu t’étais souvenu, à hauteur de la place Léon Blum (qui remplaça le nom de Voltaire en 1957) que la mairie du XIe fut un des hauts lieux de la Commune de Paris en 1871. On dépavait, ces jours-ci, mais pour raisons purement circulatoires (Francis Marmande, dans sa chronique du Monde du 19 octobre avait détecté, précisément là, l’installation – comme on dit dans Art Press – d’un rond-point « tranquillisateur »).
« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre, est un fanatique. » (Voltaire, ibid., Fanatisme, page 189.)
En 1871, le boulevard Voltaire, cette véritable tranchée urbaine, offrait aux canons une perspective illimitée : le baron Haussmann possédait à n’en pas douter une âme d’artilleur. Mais l’expression de l’élan populaire avait eu raison bien des fois des armes, idéologiques et meurtrières, du pouvoir, comme l’avait démontré le film-tornade de Peter Watkins il y a six ans.
« Les barricades du boulevard Voltaire et du Théâtre-Déjazet supportent désormais les feux de la caserne du Prince-Eugène, du boulevard Magenta, du boulevard Saint-Martin, de la rue du Temple et de la rue Turbigo. Derrière leurs fragiles abris, les fédérés reçoivent vaillamment cette avalanche. Que de gens l’histoire a consacrés héros qui n’ont jamais montré la centième partie de ce courage simple, sans effet de théâtre, sans témoins, qui surgit en mille endroits pendant ces journées. » (P.-O. Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, 1896, FM/petite collection Maspero, 1970, page 353.)
Les seuls obus qui circulaient à l’air libre étaient désormais des voitures (les 4 X 4 sont des chars d’assaut) : le cycliste (et peut-être, un jour, le piéton ?), comme autrefois le fantassin, avait intérêt à porter un casque.
Des filles t’avaient frôlé, un homme t’avait regardé, avec une sorte de suspicion, prendre la photo d’une vitrine comme si cela s’apparentait à un acte incongru ou illégal (et peut-être, un jour, cela serait-il interdit ?), et soudain des gens riaient : pourtant, tu t’étais souvenu que devant tel ou tel porche, des communards s’étaient battus pour faire triompher des idées à la Voltaire, mais qui s’en rappelait, à part le grand Lissagaray ?
Tu n’avais pas remarqué de plaques célébrant précisément le souvenir de la Commune : seule la mairie du XIe témoignait, par son emplacement fixé historiquement, qu’elle avait été un moment au cœur de la bataille contre les « Versaillais ».
« Les caprices de l’incendie échafaudent une flamboyante architecture d’arceaux, de coupoles, d’édifices chimériques. D’énormes champignons blancs, des nuages d’étincelles qui jaillissent très haut, attestent des explosions puissantes. Chaque minute, des étoiles s’allument et s’éteignent à l’horizon. Ce sont les canons fédérés de Bicêtre, du Père-Lachaise, des buttes Chaumont qui tirent à plein fouet sur les quartiers envahis. Les batteries versaillaises répliquent du Panthéon, du Trocadéro, de Montmartre. Tantôt les coups se succèdent à intervalles réguliers, tantôt ils roulent sur toute la ligne. Le canon tire sans respirer, les obus impatients éclatent à moitié course. La ville semble se tordre dans une immense spirale de flammes et de fumée. » (P.-O. Lissagaray, ibid., page 345.)
Au milieu de ces femmes que tu avais croisées, peut-être l’une d’entre-elles avait-elle, sans qu’elle le sache, une lointaine ancêtre communarde ? Car ces révoltés avaient eu forcément des enfants, et eux-mêmes…
« Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent l’invasion et défendaient la République comme l’aurore de la liberté, les femmes sont en nombre.
On a voulu faire des femmes une caste, et sous la force qui les écrase à travers les événements, la sélection s’est faite ; on ne nous a pas consultées pour cela, et nous n’avons à consulter personne. Le monde nouveau nous réunira à l’humanité libre dans laquelle chaque être aura sa place. » (Louise Michel, La Commune, Histoire et souvenirs, I , FM/petite collection Maspero, 1970, page 118.)
Coutume étrange ou facilité d’invention ? Tu t’étais demandé pourquoi la plupart des magasins ou cafés de la capitale ou d’autres villes reprenaient toujours le nom de la voie dans laquelle ils s’étaient établis. Près de chez toi, rue Beaurepaire, un café s’était ouvert avec comme nom Le Repère.
Et tu avais cherché vainement, sur le boulevard insatiable, au long de ta pérégrination, le coiffeur qui s’était baptisé Le Volt’hair : à force de couper les cheveux en quatre, il avait sans doute dû finir par fermer boutique !
Cette petite foule de promeneurs, un samedi après-midi, t’avait paru transformer Paris en une sorte de « passage » plus humain, plus « tolérant » que d’habitude : comme si tous ceux qui se promenaient le nez au vent avaient décidé d’abandonner pour une fois tous leurs soucis et de se livrer à la rencontre de l’improbable, qu’il s’agisse d’une poupée de porcelaine ou d’un sourire décoché, au centième de seconde, par une belle inconnue évanouie à jamais.
« Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes, et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias ; il leur faut quelque chose de conforme à l’archétype du beau en essence, au to kalon. » (Voltaire, ibid., Beau, Beauté, page 63.)
Sur cette artère qui fut sanglante, les grandes manœuvres t’avaient ainsi paru comme flotter dans l’air cotonneux : philosophie, polémologie… Les pierres avaient vu.
« Elle débute ainsi, cette proclamation d’un autre âge, affichée sur trop de murs : « Assez de militarisme ! plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures ! Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné… Le peuple ne connaît rien aux manœuvres savantes. Mais quand il a un fusil à la main, du pavé sous les pieds, il ne craint pas toutes les stratégistes de l’école monarchiste ! » (P.-O. Lissagaray, ibid., page 313.)
Ecrite dans les livres, et jusque dans les nuages gris, l’Histoire s’éloignait pourtant tout en laissant ses empreintes sur quelques immeubles encore debout.
Voltaire devait sûrement s’appliquer, avec ironie, à en observer le cours fantasque.