La ville en soi

L’urbaniste doit tracer les bonnes lignes. Lorsqu’il réalise ses dessins, c’est avant tout à l’échelle de la rue qu’il doit penser. Son bâtiment ne doit pas dominer les autres, mais trouver sa place dans l’orchestre, et son art ne viser que des buts à sa portée.

Raymond Unwin, 1914


Avant-propos

La ville est mère de la fable. Les chroniques des Sassaniens rapportent qu’il était une fois une cité sans histoire, quelque part au-delà du Gange. Ses puissants remparts étaient érigés sur des colonnes. Personne n’entrait, ni ne sortait, mais ses portes d’ivoire laissaient passer la lumière. Sa superficie était celle d’un pays. On y trouvait donc, en plus des édifices, des champs, des rivières, des forêts, des lacs et des hommes à la tâche. Mais nul ne savait réellement ce qui se passait derrière ses murs. À force de se tenir à l’écart, elle entra dans la légende. Ce qui nous est inaccessible, ne l’est pas pour le langage. Elle devint tour à tour siège des dieux et de l’amour, royaume des songes et des esprits.
De nos jours, la ville est partout. Sans remparts, ni portes. Mais on ne peut la fuir ; où qu’on aille, la ville nous devance. Tout le monde va chez tout le monde et on raconte n’importe quoi. La légende n’a pas disparu pour autant, une part s’est fondue dans la masse, l’autre s’est transformée. Mais en quoi ?
Si la réponse existe, nous la portons en nous. Nous la portons comme nous portons notre enfance. Avec mélancolie. La ville est devenue le monde. Plus personne n’est orphelin. Mais on se racontera toujours le paradis perdu.

PhR

 

1

Le premier Nocturne de Chopin commence sans commencer. Six notes arrivent d’on ne sait où, si bémol, do, ré, la dièse, si, sol bémol, liées à la septième que la partition cale sur le départ de la main gauche mais que Daniel Barenboïm isole dans un soupir, retardant le début, laissant ces six notes, plus une, orphelines, portées vers la suite par la nécessité, par le besoin d’amour, un tourbillon saisi au vol et mis sous vide avant d’être libéré dans la mélodie.

Les parapentistes profitent des thermiques de l’aube pour se jeter de la falaise. Le rouge marque un éboulement récent. L’autoroute serpente à travers un désert urbain. Le flash de France Infos passe en boucle six fois par heure. Je ne l’écoute qu’au moment du départ. Un homme parlant au nom des Gitans dit qu’ils craignent d’être expulsés. Ils ne sont pas responsables de ce qui s’est passé. Ils refusent de croire qu’on leur retirera la nationalité française. Ils traversent cette région depuis toujours. Phrases courtes, sans fioritures, venues du fond des âges. La haine qu’on porte au bohémien est celle qu’on porte au musulman, au juif, à l’infirme, au poète. Un élu répond : "Il ne s’agit pas uniquement de point de vue. Il n’est pas question de laisser faire n’importe quoi." Le reportage évoque l’absence de structures d’accueil malgré l’existence d’une loi. Que veulent les gens ? L’harmonie plutôt que l’équité. L’ordre à n’importe quel prix. Deux voiles se frôlent, l’une part vers le haut, l’autre en direction de Grenoble.

Durant tout le temps qu’il a parlé, mon conseiller pour l’emploi a détaillé les étapes qui doivent me permettre de rebondir. Rien n’exclut qu’il n’ait pas employé ce mot au sens littéral, sans chercher à réprimer son désir de shooter dans ceux qui entrent dans son bureau. J’ai fini par ramasser le formulaire qu’il m’avait tendu puis qu’il avait reposé entre nous. Enfin, comme ceux qui sont habitués à conclure en douceur, il a résumé notre entretien d’une phrase prononcée sur un ton qui donnait effectivement envie d’en finir.

[…]

Je ne comprends pas ceux qui prétendent se souvenir comme ils descendraient une rivière, avec tourbillons et turbulences, sans doute, mais portés par le courant. Il y a bien un courant : une décharge électrique entre de longues coupures. La mémoire n’est pas belle à voir. Il suffit de demander à n’importe qui. Untel n’en finira pas de raconter comment il promène son chien, mais il n’aura rien à dire du jour de son mariage. "C’était bien." Les choses sont confuses, ou elles me semblent confuses maintenant. Une fois que j’aurai dormi, on verra. C’est l’heure où tout le monde cesse de travailler. Le plus dur, c’est de subir ça. Chaque soir. La masse des gens qui s’arrête à heure fixe. Cette vacance hypnotique plus impérieuse que toute action pourrait l’être. Cette mise à l’arrêt. Ce silence qui n’est pas une absence de bruit mais de raison d’être, cette immobilité née du ressassement. Ce bétail. Ce long scintillement de la ville glissant dans la banlieue. Cette marche aux flambeaux. Où qu’on regarde. Le bétail humain. Il est impossible de lui résister. Il est impossible de le regarder sans voir sa propre mort. Travail vient de tripallium qui veut dire torture. Chômage vient de chomar, se reposer quand il fait chaud. Le chômeur se repose au bord de l’enfer. Ce n’est pas plus compliqué. Le chômage. Le mépris de soi.

Ce matin de printemps renvoie aux printemps précédents. Six notes, plus une, venues d’on ne sait où… À pareille date, l’année dernière, je passais mes examens finaux d’architecture à Marseille et j’avais encore pris de la coke. J’attendais bien calé derrière le volant. Deux heures d’une douceur… J’étais très en avance. Le soleil touchait le haut des immeubles, mais il faisait encore nuit dans ce coin de parking. Le concierge de la fac sortait les poubelles. Il les poussait trois par trois, à la queue leu-leu. Il a mis longtemps pour franchir le dallage herbeux. "Me fas caga !" Il s’est allumé une cigarette en saluant le garçon de café qui sortait sa terrasse. Du linge pendait aux fenêtres. À nouveau, l’idée de saboter mon travail me traversa. Jusqu’à présent, je ne m’étais jamais défilé. J’avais fait ce qu’on attendait de moi. Mais la joie de réussir, même gonflée par l’orgueil, n’arrive pas à la cheville des quelques minutes de jouissance pure, juste avant de plier, durant lesquelles on retient sa décision. Le concierge faisait mine de traverser. C’était à peine si je le regardais mais sa claudication, une légère torsion de la jambe qui lui donnait un balancement simiesque, attirait l’oeil. Il s’est arrêté au bord du trottoir, a tourné la tête à gauche, à droite, une nouvelle fois à droite, puis il est revenu aux containers. L’un ne fermait pas. Il y a mis plusieurs coups de coude. Le garçon lui a crié de se calmer, qu’il était malade de démarrer comme ça. Puis il est venu lui donner un coup de main. Ils se sont assis côte à côte sur le couvercle. Ils sont restés à parler et à fumer jusqu’à ce que le soleil les éblouisse dans la vitrine d’en face. L’aile sud de la fac était sortie de l’ombre. J’allais devoir y aller.

Ma mère avait vingt ans de moins que mon père. Elle avait plaqué sa famille pour cet homme divorcé, sans le sou, d’une distinction de diplomate dans son costume de gérant d’abattoir qui l’avait traitée avec la tendresse mesurée des grands autoritaires. C’était un bel homme. Glabre avec du nerf. Une fois, on lui avait demandé un autographe qu’il avait signé en riant, à l’américaine. Mes parents avaient fait chambre à part. Lui dormant avec vue sur un verger. Elle, dans une chambrette, plutôt un couloir qu’il fallait traverser pour aller aux toilettes. Les derniers temps, mon père avait répété qu’il allait mourir dans sa soixante-dixième année. Il était fier d’avoir atteint la dizaine. Soixante-dix, on pouvait bâcher.

Je me suis installé à Marseille après le bac. J’avais connu la campagne. La fusion du béton et de l’ennui. Arles puis Nîmes. Ensuite la choc. La ville. S’ouvrant, se fermant, paysage et chambre, mâchoire. La foule. Vivre à travers elle, en bas, en haut, intégrer l’ondulation. Crier à pleins poumons, mordre à pleines dents, arracher à pleines poignées. Aucune flânerie. Aucune douceur. Une aggravation intime exposée aux yeux de tous, une liberté collective comprimée à l’intérieur de chacun. Je me jetais sur les corps à ma portée. Chaque jouissance en appelait une autre ; c’était la nuit, la nuit, et la nuit, perforant les crânes à la vitesse de la pensée, un carrousel déglingué tournant au rythme d’une faune juchée sur les épaules d’une nouvelle nuit. Il n’y avait ni début, ni fin, ni intimité, ni secret. En quelques mois, j’étais devenu quelqu’un.

Le meublé dans lequel je me prostituais était décoré mobile home, cloisons plastifiées, nappe Vichy, plafond lambrissé. Le point d’eau servait de douche et de cuisine, le canapé de bibliothèque et de bureau au-dessus duquel j’avais accroché une photo de la plage d’Ostie découpée dans Paris Match. Ce cliché panoramique était pris dos à la mer. On y voyait un corps dénudé sur fond d’immeubles en construction. J’étais prince en ce trou accumulant une mythologie de trophées et de cadeaux, bas, culottes, soutiens-gorge, perruques, friandises, sans dieux ni démons véritables hormis la valeur marchande du corps. Mon père y débarqua un soir à l’improviste. Il était descendu à Marseille pour le salon de l’agriculture. Mes clientes du jour m’avaient rasé les cheveux et les sourcils. "Voici ton vrai visage, mon lapin, ton premier et ton dernier, la boule de billard du foetus et du crâne !" Celui qui arrivait découvrait une caverne aux contours estompés, balisée de veilleuses moins nombreuses à mesure qu’on approchait du fond, épaississant les ombres jusqu’au domaine du sexe. Mon père était incapable de faire un pas. Il restait sur le seuil, luttant avec le rideau à paillettes, répétant qu’il allait me cogner, qu’il allait nous virer à coups de pied, criant avec des sanglots.

(Philippe Rahmy, "La ville en soi", roman, inédit)

21 mars 2011
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