Laurent Evrard | Je ne connais pas cet homme

Laurent Evrard est libraire àTours. Il a publié aux éditions Leo Scheer en 2004 son premier roman : Brà»lante. Le texte ci-dessous est inédit. FB.


« L’individu, d’un grand esprit, d’un certain cÅ“ur, qui, au point délicat de sa vie, renonce, fuit et se cache – dans la même grande ville, dans un logis à25 francs, au milieu du bas peuple et se fait ouvrier, petit comptable, rien. »
Paul Valéry

« Ensuite, il partit, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Mais il ne croyait pas àla mort, il croyait seulement que les êtres humains ne peuvent se rejoindre, ni les vivants ni les morts. Et c’est làleur misère, et non qu’ils meurent.  »
Rainer Maria Rilke

la pluie durait toujours

la pluie durait toujours comme si il y allait de la possibilité que jamais elle ne cesserait et l’étrange était que tous semblaient le croire comme s’il suffisait qu’ils le croient pour qu’elle ne s’arrêtât jamais, le croyaient si profondément que moi-même, je finis par le croire, aurait dit Barder, qu’il admettait qu’il dà»t y avoir làquelque chose qu’il ne comprenait pas [selon Bengt] et par une espèce d’envoà»tement il n’en doutais plus, nous vivions comme dans le fond d’un puits, c’est une chose àlaquelle on doit s’habituer et àlaquelle on ne s’habitue jamais tout àfait [n’avait pu s’empêcher de dire Amschel], je suis moins prêt àm’habituer que jamais [ajoutât-il encore]

[toujours et ànouveau, selon Barder] : la pluie ànouveau tel que toujours,

le temps passait, la pluie durait, « pluie éternelle et froide  » disait l’un [Bengt, Barder ?] ; « depuis l’éternité, tombait àplein  » ; « de nuit comme de jour, le battement de la pluie  » [comment s’y habituer ? comment au bout de tout s’habituer ?] ; qui vivait ce temps croyait que jamais elle ne cesserait ; qui venait de loin, d’où qu’il vienne, pouvait supposer qu’elle durait depuis toujours ; venu de loin, d’un lointain qu’il aurait quitté (comme) malgré lui [qu’il aurait fui ? qu’il avait fui pour en arriver làen dernier lieu], celui-là, celui que j’ai vu hier, « mais je ne sais trop bien qui j’avais vu, ni même avec qui j’étais allé  », sinon un autre que lui, un inconnu, un étranger, quiconque, pouvait supposer qu’elle durait depuis toujours : ne durait pas moins que cette sorte de vie qu’il avait fui, qu’il devait penser avoir fui maintenant pour rien, vu ici personne qui ne sache pourquoi il a fui [aurait dit Amschel] pas moins que celui qui reste ne sait pourquoi il n’a pas fui ; ça fait tout de même depuis longtemps, je veux dire depuis longtemps comme depuis toute éternité, selon Amschel ; cela dura des journées entières, plus peut-être, des jours, des semaines [depuis trop longtemps dure, qu’on ne comptait même plus les jours, durait bien trop pour qu’on puisse encore les compter] ; qu’il pleuve encore avait fait que je n’imaginais plus que cela s’arrête, mais l’avais-je seulement une fois imaginé ? et si oui àquel moment avais-je cessé de l’imaginer ? est-ce àdire que l’imaginer suffirait quand tout le reste nous dit que jamais elle ne cesserait ou seulement plus tard, ou pas encore, ou s’arrêterait un instant pour recommencer bien vite … [attendre que cesse, infiniment attendre que cesse, comme s’il avait été imaginable qu’àce moment elle puisse cesser] ; avait fait aussi que je ne doutais plus qu’elle ne s’arrêtât jamais  ;

ce que je vois nettement c’est que la pluie tombe [la nuit d’avant aussi]

maintenant plus que jamais rien que la pluie [encore],

durant tout le temps qu’il avait marché la pluie n’avait pas cessé [selon Mercé, làdehors, il pleuvait, « je peux juste me souvenir qu’il a plu  », « je me souviens qu’il pleuvait sans discontinuer  », « de l’aube jusqu’au soir, la pluie, continà»ment  », « tenez moi la main, lui ai-je dit, pour le réchauffer  », « il bougeait àpeine  », « quand je vois quelqu’un comme ça, je lui prends la main  », « je voulais le ressaisir  », « bien qu’impassible et digne, il avait la pâleur d’un mort  », « quand je vois quelqu’un comme ça, si pâle, comme qui ne peut plus être sauvé, je lui prends la main  », « je voulais qu’il se ressaisisse  », « et d’aucuns, avait dit Amschel, comme moi, partent un soir, pour la nuit entière, mais toujours reviennent, ainsi je suis parti pour revenir aussitôt, je n’ai pas pensé le moins du monde quitter cette ville, d’autres, s’en vont (le doivent), il y en a quelques uns comme ça, mais jamais ne reviennent (disparaissent), disparaissent assez pour ne jamais revenir  »]

mauvais temps, répétais-je sans cesse,

mauvais temps
, dit Amschel [baissant les paupières, avec une lenteur désolée], mauvais temps [la voix de plus en plus basse, étouffée], et il marchait sous un ciel en déclin, d’un pas qui n’avait pas peur de connaître la peur, ou du moins s’y efforçant, s’y efforçant sans autre illusion [tête basse] que d’aller pour rien ; maintenant ciel bas [s’apetissait], pluie cinglante, àgrelotter ; le lointain devenait sombre, la terre comme le ciel s’abreuvaient d’une eau noire ; on n’y voyait rien, rien n’était sà»r ; de tous côtés une densité lente s’insinuait : seule l’étendue [noire] de la terre, du ciel et des eaux confondus ; il eut un moment le sentiment d’un froid terrible [insuffisamment vêtu], tout en lui avait froid ; tandis qu’il marchait encore avec difficultés [la pluie, le vent, le froid], redressant – difficile – son corps engourdi, le raidissant àse tordre, il voulut lever les yeux vers le ciel [noyé, dissous, empesé] comme s’il eà»t découvert d’un instant ce pourquoi il était venu jusqu’ici ; alors il commença àse rappeler que quelque chose était arrivé [c’est àcet instant, àmon tour, que je compris que quelque chose était arrivé, ai-je dit un peu plus tard àBengt]

il n’était pas très assuré sur ses pieds [six ou sept ans que je le connaissais, a dit Bengt, assez pour affirmer qu’il n’a jamais été très solide sur ses pieds] et c’est pourquoi chaque pas lui coà»tait tant, de marcher, disait-il, une demi-heure, ou simplement de faire quelques pas me coà»te infiniment, d’en faire un seul je me demande tout de suite si je peux faire le suivant et on fait encore comme si on pouvait, [c’est ainsi que tu as cru pouvoir le faire, a dit Barder] et voilàencore qu’on passe des places, des rues, au hasard, sans savoir où, sans jamais s’arrêter, traversant par instant un jardin, puis la nuit tombée, des rues mal éclairées, des rues qu’on croit éclairées pour nous seuls, des rues étroites et pauvres qu’on ne trouvait jamais assez sà»res, des ruelles toujours plus serrées et plus pauvres, aussi on n’y croisait jamais personne, nul ne s’y promenait, « pas âme qui vive » a dit Amschel, qu’on eà»t pu croire la ville abandonnée, on continue, on traverse la ville àla dérobée, on n’y voit jamais personne, jusqu’au matin on continue, aussi loin qu’il est possible d’aller avec les moyens dont on dispose, [comme si on pouvait], et ce d’autant qu’on sait qu’il est trop tard ou ne suffit pas, jusqu’au point où on n’en puisse plus, qu’on n’en puisse plus un jour ne peut manquer d’arriver, qu’il arriverait, ce jour, [toujours trop tôt] n’eà»t-on plus qu’un pas àfaire [ce jour est proche], et on n’en peut plus beaucoup ces temps-ci, [qu’on savait ce jour proche], qu’un pas àfaire pour qu’on y soit àpeu prés, un pas àfaire, pour ainsi dire le dernier, pour qu’on y soit tout àfait [de ce côté, plus prés]

je me souviens, cette nuit là, de cette nuit làpresque tout, [nuit mauvaise, àce que racontait Amschel, àêtre mal, plus mal que les autres fois], du vent cinglant [le vent grondait, affreux – les premières heures – , puis vers minuit, àson point extrême, ainsi jamais ensuite, (àce point), plus affreux encore, on entendit un grondement qui aurait pu faire croire que tout avait été emporté], le froid était vif [affreux lui aussi], la pluie n’avait pas cessé tout du long [une pluie qui avait duré, àce que je crois, plusieurs jours], même d’ici on entendait : rien d’autre : que le vent, le souffle du vent, la pluie… rauschen… Geschrei… Waldgeschrei ; partout, de quelque endroit que ce fà»t, on entendait [avait dit Amschel àMercé], et ce qu’on entendait on le voyait aussi ; rien que d’en parler [dira-t-il plus tard], toutes les fois que j’en ai parlé, c’était comme d’entrer de nouveau dans le froid, [trempé de pluie, dégouttant, je tremblais et mon vêtement (raide et serré, couvert de boue) collait àla peau, on eà»t cru un revenant : « tu avais la pâleur d’un mort  », m’a-t-on rapporté], qu’il fallut, après mon retour, tout le reste de la nuit pour me réchauffer, « le froid te tient jusque dans les yeux  » avait dit Mercé, c’est pour vous dire àquel point j’avais froid, « tiens moi les mains, m’a dit Mercé, c’est la [seule] chose àfaire pour te réchauffer », et c’est ceci qu’elle a fait : me prendre les mains et c’est ceci qu’elle s’est donné de faire : me réchauffer, ai-je dit àBarder ; je ne m’attendais pas àça, vraiment pas, même pas àça, bien entendu je ne pouvais pas m’y attendre, chaque soir ressemblait si fort àl’autre et le précèdent comme au suivant [rien qui ne soit déjàarrivé] que je ne pouvais vraiment pas m’y attendre, cette nuit noire de janvier moins qu’une autre, je ne m’étais nullement attendu [comme ça ici] àce qu’elle fut là[mais que ce fut elle je l’ignorais encore], j’eusse aimé qu’elle fut là[sait-on jamais] mais je n’imaginais pas qu’elle put l’être, j’avais perdu jusqu‘àla possibilité de l’imaginer, il eà»t aimé pensé [selon Barder] qu’elle fut làpour lui, il eà»t aimé qu’on le pensât, il eà»t aimé encore penser qu’elle ne fut làque pour l’attendre, que penser aurait suffi, sinon que de le penser assez et plus avant aurait fait [croyait-il] qu’elle l’attende effectivement, l’essentiel est que tu sois revenu, avait-elle dit, je n’avais eu qu’à(re)venir pour la trouver [elle était là], et d’un petit mouvement, d’un geste simple [facile], exempt presque de force, elle s’est saisi de mes mains [je lui tendis en riant], d’une manière qui rappelait celle d’un enfant, elle m’a réchauffé [a-t-il fini par dire] quand je ne pouvais plus l’être », [au réveil, incapable de marcher, j’étais plus que faible, avais-je seulement dormi ? j’en arrivai même àne plus savoir, il me sembla d’abord que j’avais rêvé, je revins àmoi plus fatigué que je n’étais la veille, je cherchai alors autour de moi un autre visible, puis j’entrai pesamment dans le jour], j’avais froid de tout ce qui a disparu, froid aussi de tout ce qui menace de disparaître, plus froid encore de cette disparition que menace l’oubli, et maintenant que j’y pense, et sans doute depuis déjàun moment, je sens le froid qui gagne un peu plus de chaque minute, a-t-il ajouté [un léger frisson le traverse], et il lui raconta comment, lorsqu’il voulut revenir sur ses pas, àquel point ce fut difficile, tout le mal que j’ai eu àvenir jusqu’àtoi combien je me suis traîné, avait-il dit, je me sentais fatigué comme d’une très longue marche, comme si revenir eà»t dépassé mes forces comme s’il pouvait s’agir d’autre chose que d’une simple promenade [il semblait très amaigri, a dit Mercé, aussi je détournai les yeux, une gêne m’empêchait, j’étais mal àl’aise, je voulais être ailleurs, mais cette gêne je voulais lui dissimuler], et combien, d’un instant, traversant la partie la plus étrange de la ville, je me suis cru perdu, je me sentais faible, il n’y avait plus d’avancée possible, qu’importe je continuerai [ai-je pensé], puis j’ai crié « non  », j’ai sursauté, et comme relevé par mon propre cri [eh bien ! donc !], d’un dernier effort, d’un petit saut convulsif, je repris pied, un temps long considérable dut s’écouler, puis je suis revenu en courant presque, àminuit j’étais là, vers minuit et demi j’étais là, une fille en rouge me regardait, son expression la rajeunissait, une expression simple naturelle,[la vie était là], il y avait chez elle comme un mode nouveau d’exister, le vent secouait ses cheveux, elle semblait attendre quelque chose, rien ne semblait l’avoir découragée [ni la pluie, ni le froid] et pendant tout ce temps [minute après minute] ne bougeait pas ne disait pas un mot, elle semblait hâter la venue d’une autre nuit vers laquelle elle voulait m’entraîner, il m’aurait bien suffi de la suivre, je croyais simplement ne pas pouvoir la rejoindre, [c’était Mercé, ai-je dit àBengt un plus tard, mais ça je l’ignorais encore, c’était un temps ou l’on se croisait sans se reconnaître,(cela valait pour tous), et celui qu’elle attendait c’était moi, il m’avait semblé d’abord qu’elle attendait quelqu’un d’autre [lui], elle (m’)attendait sans doute, mais n’attendait que ce qui reviendrait de lui avec moi, qu’avec moi (lui) revienne que ce que de lui elle attendait],

ceci encore, a dit Amschel, sans trop savoir pourquoi, j’ai levé les yeux vers le ciel, et j’ai vu [je n’ai pas oublié ce que je vis alors] ; j’ai levé les yeux, loin àma gauche, un vol [vif] d’oiseaux [magnifique et triste] qui se dispersait, pendant quelques secondes j’ai vu [au ras de l’horizon] ou plutôt j’ai entendu, tel un chant, épuré, ou plutôt comme une épure de chant, un vol d’oiseaux ; et l’homme [Amschel] s’enfonça, lent, presque arrêté, dans une terre brunâtre abreuvée d’eau ; s’enfonça comme dans un vide solide ; il s’écorcha aussi aux ronces ; désolant, pensa t-il, et de très loin il entendit [porté par le vent] le grondement sourd du fleuve qu’envahissait lentement la nuit ; ce fut ensuite qu’il a dit je n’aurais jamais cru chose pareille, oui c’est arrivé, pour l’instant il ne dit rien d’autre, il ne dit rien d’autre qu’une chose a eu lieu,

[le voici qui] s’avance en trébuchant, comme entravé, éprouve mille sensations gauches, n’avance que peu, fléchit ou plutôt s’enfonce, àchaque pas la terre fait un bruit d’eau, grouillement partout, et son corps pèse comme subi, « je m’enlisais  » dira-t-il plus tard, et il connut non seulement l’existence des ombres [ce n’était pas tout] mais aussi l’immensité de la nuit, de la nuit il s’en fait un monde [selon Barder et de ce monde rien n’était sà»r, Amschel a soudain la conviction que de ce monde rien n’était sà»r, il essaya aussitôt de l’oublier, leva les yeux [comme de rien] pour faire diversion, de nouveau un vol d’oiseaux en cercles rapides qui se dispersent [qui semblait fuir àjamais] [resurgi du passé]

au dessus de la ligne d’horizon une lumière folle
un éclair comme un coup de hache [le ciel s’ouvre àmesure]
brusquement le ciel sembla fait d’un ivoire sculpté
violence prophétique de l’orage [une colonne d’air portant les voix]
un ange [son ombre descend]
puis silence [tout disparaît de nouveau àla nuit]

il semblait qu’après un tel orage comme l’on en voit que quelques uns durant toute une vie, lourdement effondré d’un ciel d’hiver, en trombes et soulevant terrible la surface des eaux, tout ce qu’il y avait sur la terre mourut, et tristes, désormais, de ce que nous allions perdre [dira Amschel]

j’ai oublié comment on parle, dira Amschel, depuis que c’est arrivé, depuis qu’il n’a plus reparu, c’est chacun qui a oublié comment parler, c’est chacun qui a fait d’oublier comment parler, je veux dire de parler en sorte de ne rien oublier, on ne le pouvait plus, comme dépossédé, ou plutôt comme excédé, il apparut très vite qu’on ne le pouvait plus, il apparut alors aussitôt que de l’oublier c’est tout qu’on oublierait, et il arrivera qu’àbout de ressources c’est lui qu’on oubliera comme s’il n’avait jamais été, [et àprésent] j’ai oublié comme les autres, maintenant comme les autres j’ai oublié, mais je l’ai oublié d’une mémoire trop grande, trop vive, d’une mémoire exagérée, comme blessé de cette mémoire je ne l’ai pas oublié assez, du moins pas assez [d’un rien] pour l’oublier suffisamment, ni même suffisamment [d’un mot de trop] pour l’oublier assez, parler ne serait pas possible sans l’oubli, ne pas l’oublier assez [tout àfait et jusqu’au bout], c’est faire encore qu’on l’oublie mais qu’on l’oublie honteusement, il dut d’être oublié plus que les autres àce qu’on a trop parler de lui, de même il dut d’être oublié moins que les autres àce qu’on a pas su dire, rien n’est dit àsa juste place ici-bas nulle part, … [et Amschel encore d’ajouter après silence] … pour moi, pas moins que pour vous [dira t-il àBengt], on dit que nous n’avons pas d’autre volonté que de l’oublier ou plutôt que nous n’avons même pas cette volonté mais que l’oubli désire qu’on s’abandonne àlui, et en effet qu’on s’y abandonne ou plutôt qu’on y tombe [un certain temps s’écoulerait avant qu’on l’oubli, on l’oublierait seulement plus tard, àcontretemps, a-t-il ajouté, indifférent àla douleur, àl’offense, qu’on cause àceux qu’on oublie trop lentement, (ou) qu’on oublie pas assez, les êtres nous sont communément si indifférents qu’il a suffit de ne pas l’être une fois (une seule), àl’égard d’un seul, de ne pas l’avoir été (quant àlui) une seule fois, de ne pas lui avoir opposer assez d’indifférence, que pour celui là, dés lors, on voudrait l’avoir été davantage, car c’est celui-làqu’on ne peut plus supporter de ne pas lui avoir été assez indifférent, c’est celui-làqui a fait qu’on soit sur le qui-vive, qui-vive auquel on ne peut plus désormais se soustraire, c’est celui-làqui a fait qu’on ne supporte plus d’avoir été indifférent àtous les autres, dès lors que l’on a cru – qu’on nous a laissé croire - qu’ indifférent on ne pouvait plus l’être, le tort que l’on fait toujours et àtous nous est devenu insupportable (Amschel nous faisait face, son visage s’assombrissait graduellement avec la nuit qui tombait, pour n’être bientôt plus visible par aucun, dira Barder, il s’était arrangé bientôt pour que quiconque ne puisse plus le voir, , je n’aurais pu dire exactement où il se trouvait , il se confondait avec la nuit, son visage dans le même noir que la nuit, comme bu par la nuit, seule sa voix nous parvenait, nous parvenait comme d’un endroit plus loin que lui, àun rien de là, juste derrière, comme pour bien se convaincre qu’il pourrait disparaître, qu’ainsi il n’y aurait presque plus moyen de l’atteindre, seule sa voix maintenant…)]

« je ne te vois plus  »

« il n’y a personne  »

ce sera tant pis tout s’est perdu et cette déperdition s’accroît avec la peur qui s’ensuit et je deviens tout bête àcette peur

« j’ai oublié les mots, je n’en sais plus rien  », ce qu’aurait dit Amschel, selon Bengt : je veux dire parler de ça avec vous je ne le peux pas, parler de cela que vous redoutez, que je ne redoute pas moins, je ne le peux pas, du moins tant que je ne pourrais consentir pleinement àcette chose qui a eu lieu, ne serait-ce que d’affirmer, une nouvelle fois, oui c’est arrivé, et il n’y aurait rien désormais devant quoi affirmer doive reculer, interdirait même tout recul et avancer nous ne le pourrions davantage ; jamais, du reste, je ne fus capable de parler, je ne le suis plus, ou je ne l’aie jamais été, parler, de lui surtout, de lui avec vous, je ne le pouvais pas, je ne le voulais pas non plus, comme empêché, d’un abîme trop grand qui aurait surgi entre nous, surgi de sorte qu’au moindre mouvement nous y serions précipités, que nous aurions tôt fait de nous y précipiter, c’est pourquoi nous sommes convenus de bouger aussi peu que possible, c’est pourquoi il nous faut convenir d’un équilibre exemplaire, [nous étions dans un bar modeste, une salle pauvre, racontât Mercé, « rendez-vous àdix heures du soir  », avait-il dit àBengt, le rendez-vous avait été précis mais il n’arriva que bien plus tard, et plus personne àcette heure que quelques attardés (accoudés au bar, qui parlent et qui écoutent, alternativement qui parlent et puis écoutent, àressasser les mêmes choses, deux ou trois mots jours après jours, pour se comprendre deux ou trois mots suffisent, mais le plus souvent se tiennent silencieux, le sourire absent, àboire, avec des gestes pauvres, avec des regards pauvres, histoire d’oublier, histoire de recommencer àzéro, histoire de ressasser encore un peu, histoire de se rappeler, histoire d’effacer le temps, ou d’imaginer comment c’était avant, quand même c’était mieux, du moins dans l’imagination de quelques uns, c’était vraiment ainsi, ce que plus ou moins ils se rappelait, ce qu’ils avaient fait ou qu’ils disent avoir fait, et si ça arrivait de nouveau pourquoi pas, mais en fin de compte naturellement ils n’y croient plus, ils ne veulent plus y croire, ça commençait bien pourtant, pour se rappeler maintenant, d’une conscience implacable, qu’ils n’y ont jamais cru, mais aussi pour l’oublier àtoute force chaque fois qu’ils s’enivrent, et de s’enivrer qu’afin de l’oublier, c’est que rien qu’àles voir on sait (selon Mercé), on sait àquel point ils s’enivrent (heureux qu’àcondition d’être ivre et ne se supportent plus qu’ainsi), histoire (encore) d’oublier ce qu’ils voient, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont obligés de voir, accroché par grappes les uns aux autres, resserrés, ne se lâchaient plus, s’attiraient, « comme pour former ensemble une grappe  » ajoutât Barder, fauchés (pauvres) pour la plupart, crasseux, pas même vieux, vieillis, cherchant quelque chose àdire (un petit quelque chose), qu’ils auraient été (àcette heure) en peine de prononcer, ou plutôt ânonnant, peinant àdire, àcomprendre, àfaire parler, stupide d’être mal compris, s’efforçant de sauver la situation, de prendre une décision solide (partir, mais vers quel lieu ?), àmoins que ce ne fà»t pour l’effondrer davantage (vite maintenant), sinon de ne rien sauver du tout, ne pouvant se résoudre àpartir (ils auraient dà»), levant leur verre (et toute chose sera bien), comme si de rester allait faire que quelque chose d’extraordinaire arrivât (n’arrive jamais, arriverait qu’ils ne pourraient pas s’en apercevoir, incapable de le reconnaître, « je n’y tiens pas de toute façon  »), pour ne plus se soucier que du temps qu’il reste pour boire un dernier verre (que pouvaient-ils encore traversés qu’ils n’aient pas déjàtraversés ?) et les regards qu’ils échangent sont tristes]

4 septembre 2006
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