Le Nègre du “Narcisse”
Du haut de son mètre quatre-vingt-dix,
Droit au but avec le dessin, à la hauteur du trait et de sa scandaleuse facilité pour la métaphysique. Un voyage s’obstine à se tenir vertical au bord du vide. Un orphelin polonais, apprenti moussaillon, matelot, capitaine britannique et écrivain capital
— " What a man ! " commande un trois-mâts et interprète les fonds sous-marins comme s’il scrutait une petite étoile. Une fois sorti de la touffeur du poste d’équipage, plongé dans le souffle tiède apaisant de la nuit il se répand en lignes circulaires, en chiffres ésotériques, en marques fléchées donnant le sens. Du côté du niveau de la mer l’eau noire porte des montagnes grises dont les crêtes sont des cratères pas des critères de vérité. La terre ne peut pas ressembler à sa carte, le processus de la mimesis s’arrête là où commence le dessin. À l’autre extrémité, les bas fonds d’une garcette dans un mont de Vénus, des orages rôdent à l’horizon. Mais le Nègre est calme, froid, imposant, superbe.
il eut
un mouvement lent.
La toponymie n’est qu’une étape vers d’autres formes de commentaires. Chemin faisant l’artiste s’obstine à se tenir vertical au bord du vide. Les noms ne sont pas inscrits dans l’espace réel, ils renvoient à un référent, à un savoir sur le lieu. Le bateau restait pendant de longues heures perdu dans une vaste mer de ténèbres. Les voiles palpitaient parfois jusque dans la mouvance d’un triangle de lumière. — Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes... Mapping, le nom se suffit à lui-même : avec la toile battante d’une lourde misaine, il était un petit navire qui n’avait ja... ja... jamais navigué oh hé oh hé... à l’avant entre le beaupré et le grand mât. Zone I, zone II, c’est l’art de la découpe et le vent debout qui préoccupe le capitaine et le problème de la pierre engrelinée est trop volumineux pour les limites du parler marin. Mais le Nègre est ailleurs, il se sent calme, reposé, retiré à l’intérieur de lui-même,
hors de portée de toute grave incertitude.
L’eau monta
au-dessus
de la lisse,
Je dors, tu dors, il ou elle dort, activité fondamentale sous les températures caniculaires.
Un roman d’amour s’obstine à se tenir vertical au bord du vide. C’est un énoncé d’existence : je suis, tu es, il ou elle est une personne humaine qui dort. Dormir est une action, et aimer ? Dans un cercle rétréci une houle enragée bondit, frappe et se comporte comme une bourrasque. Le mot qui veut dire femme veut dire se comporter comme une femme. Le Nègre ne sait pas comment se comporter parfois, il a l’air fatigué à mourir, il se traîne paresseusement pendant tout le jour, en avant, en arrière, sur la surface lisse du dessin noir
( moïra ) qui hésite entre trois îles. — " Tu femmes un peu, non, toi aussi ? ". L’artiste trace un nom au féminin dans l’espoir de faire prendre vent au navire. L’activité nominatrice sur le papier se substitut à celle de l’enfant amoureux de cartes et d’estampes mais le Nègre repousse indéfiniment les limites du point de l’espace qui contient tous les points jusqu’au très haut d’un mât oscillant.
notre petit univers poursuivait
sa route.
Les mots fortement barrés de crayon nero par-dessus le bord des lignes témoignent d’un espace organisé. Un point de fuite s’obstine à se tenir vertical au bord du vide. Ne pas changer les mots : le portail, l’allée, le ballon, la maison, le salon, la voiture, la cheminée, ne pas changer la représentation des choses, ne pas changer la façon dont le langage découpe la réalité. L’échappée du monde est ailleurs dans le petit avion scotché qui s’envole en pointillés, dans la singularité des trois plans superposés du quotidien, dans la façon dont les mots désignent des catégories auxquelles l’artiste se dérobe. Avec ce côté mélancolique et légèrement désabusé que l’on retrouve dans tout l’équipage du Narcisse, doublé en même temps d’une combativité et d’une opiniâtreté extrêmes et de cette disposition à rendre visible les choses pour soi et pour les autres, le marin noir touche du doigt là où ça se passe et ça fait comme un bruit de lèvres mouillées effleurées. Mais le Nègre passe une bonne partie de la traversée alité et il voyage sur lui-même — Bon vent ! Bon vent !
Tous dessins copyright Alain Lestié