Le mouvement qui déplace les tables (11)
Onzième partie : table disposée
Le simulacre est vrai.
L’Ecclésiaste [1]
Même s’il s’agit là d’un moment de lecture particulièrement important, il est temps d’abandonner le texte du Qohélet et de poursuivre la réflexion pour son compte.
« Futilité complète, interrompt le terrible Ecclésiaste, tout n’est que futilité » et le prédicateur se montre multiple, à treize dimensions et treize vérités, assis à la “table disposée” du dernier dîner.
Plus personne n’est capable de croire au récit du changement dans la substance du pain et du vin. Mais l’incapacité est voluptueuse, elle laisse l’espace ouvert à l’imagination. Un best-seller a relancé la question de l’assassin caché dans le grand tableau de Léonard de Vinci. Il y aurait plus de mains que de personnages… Où est le mystère ? Vraisemblablement dans l’art et devant l’installation de Fabien
Verschaere intitulée Last Dinner.
[2]
L’artiste assemble treize mêmes personnages collets montés, à tête pointue soutenue raide par l’empois de l’habit, la rigidité de la cravate noire et le dessin roussâtre d’un collier de barbe remarquablement taillé sur un visage presque toujours le même hormis l’expression. Assis devant une longue table servie (l’installation mesure 400 x 140 x 100 cm environ), douze mannequins en regardent un qui regarde le ciel. Le volume de la table est entièrement couvert d’un tissu blanc, une nappe immaculée agrémentée de six bougies carrées illustrées de motifs variés appartenant à l’iconographie de Fabien Verschaere. Le couvert est mis, presque toutes les mains sont encore dessous la table, seul l’artiste est présent car c’est moi que je peins.
« Apocalypse Please » annonce-t-il, « c’est l’explication du réel face à l’utopie du monde qui nous entoure ». Autrement dit, le dispositif de l’installation n’est pas la réalité de la scène représentée, mais une vue de l’esprit, un positionnement par rapport à La Cène. Last Dinner est quelque chose comme une matérialisation d’une pratique artistique qui ne se développe pas à partir d’une idée, « No Idea », mais avec les matières et les formes plastiques d’une vitalité humaine littéralement mise en œuvre : « faire, faire, faire jusqu’à ce que l’espace soit rempli … ».
L’enjeu est d’expérimenter pour échapper d’abord à la brutalité d’une croyance qui transposerait le réel à la réalité. Yves Bonnefoy parle du “désir sans transposition, sauvage qui se découvre ». Les mannequins sont les simulacres d’un seul personnage toujours inaccompli malgré son uniforme impeccable, ils incarnent tour à tour une pantomime possible.
D’ailleurs, le traître n’habite pas toujours le corps qu’un signe de la main désigne. Le mouvement circulaire des yeux des apôtres autour de la table déplace d’un nom à l’autre la trahison. Le disciple que Jésus aimait porte une fausse barbe rousse, un faux col, un frac de mascarade et une mèche de ses longs cheveux parfumés dépasse de sa perruque d’homme. Le dessin d’une silhouette féminine désigne Marie-Madeleine sur une face de la bougie carrée placée devant le masque.
La transsubstantiation n’est pas là où l’on croit, c’est la transformation treize fois, La Répétition, d’une femme, dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan, en un homme, la douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
À même cette reconstitution particulière de la Cène, des éléments assemblés dans une apocalypse, s’il vous plaît, des dessins, des sculptures, des fresques murales, des tableautins, une profusion d’images et de formes semblant sortir d’une Encyclopédie des Lutins et d’une Anthologie du conte fantastique, affinent la représentation de l’histoire et se mêlent ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! à un carrousel. C’est la valse, La Ronde, des pantins multicolores : diablotins, sirènes, princesses, fantômes, farfadets, follets, fols et fradets, clown … Un artiste meneur du jeu actionne la manivelle d’un manège. Il se demande ce qu’il serait devenu sans [faire de] l’art : serial killer peut-être ou serial clown ? Mais, grâce à la répétition du moment présent tournant sans fin sur lui-même Around the world , il lui devient possible d’atteindre ce qui nous est refusé : Seven Days Hotel.
« Seven Days Hotel pourrait être le titre d’un polar, en fait c’est une proposition de mise en scène entre imaginaire et réalité. Dans 7 pièces d’un hôtel féerique ou cauchemardesque, l’histoire d’un enfant malade allant, par le biais d’une princesse, à la rencontre du monde. 7 jours, 7 ans, 7 siècles, la durée que le monde veut bien nous donner pour réaliser nos rêves et pour que le monde soit à notre image. »
L’artiste a besoin du stade religieux : COME AND MEET ME AT THE SEVEN DAYS HOTEL COME AND FIND ME I’LL SHOW YOU THE WAY IT’S SOMETHING YOU HAVE TO KNOW BELIEVE ME I WON’T GET YOU WRONG WHAT YOU’LL SEE IS BEYOND YOUR I-MA-GINATION !!!
entre l’instant et l’éternité, pour donner à regarder et à rêver un dispositif poétique.
Qu’est-ce qu’un dispositif ? « J’appelle dispositif tout ce qui a d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » [3]
Quand Fabien Verschaere était enfant, il jouait avec un Guignol fabriqué par ses parents. Il y avait sans doute une marionnette-Golem parce que les moments de la chair ne sont que les mimiques du langage ; une marionnette-ange pour ses mouvements d’aile qui oscillent entre forme et signification ; une marionnette-diable à cause d’une puissance de délectation perverse dans la façon de faire cheminer l’autre sur la route qui va le perdre.
C’est aussi avec le gendarme Laramée, l’ivrogne Gnafron et le cochon du théâtre de saint Antoine du Guignol Guérin que depuis 1853 les petits bordelais apprennent en criant de rire ou de peur l’ordre social établi.
La poésie commence souvent par des certitudes, amour toujours, puis par des thèmes récurrents, le clown, la maladie, la mort qui empêchent d’accéder au réel. L’asthénie est une promesse sans suite, un réseau particulièrement sournois de ruses et d’artifices, un érotisme cérébral : « Tout amour qui brûle en moi s’exprime par la cruauté. » Le tout est de rester maître de soi, rajoute Kierkegaard. [4] Ce que recherche avant tout Johannès, c’est d’éviter la réalité de Cordélia. Alors, le regard dessillé, la jeune femme éconduite s’en va la première, laissant le métaphysicien insatisfait au lyrisme détraqué à sa mélancolie animée par la vengeance et le dégoût. Elle s’en va seule sur le lieu du crane, le Golgotha bien nommé, et regarde une ultime crucifixion. Elle est trine.
Au centre le diable, à sa gauche le clown, à sa droite la mort : impossible Trinité. « Quand au cours du deuxième siècle, on se mit à discuter d’une trinité de la figure chrétienne, le Père, le Fils et l’Esprit, se manifesta, comme on pouvait s’y attendre, une très forte résistance à l’intérieur de l’Église menée par des personnes raisonnables qui pensaient, avec terreur, que l’on risquait ainsi de réintroduire le polythéisme et le paganisme dans la foi chrétienne. » [5]
Ce à quoi elle avait cru, c’est à sa multiplication en plusieurs personnes, en autant de personnes qu’il y avait eu de prises de conscience en elle. Le diable, c’est sa pluralité elle–même, son “infinitif pluriel” comme dit un poète aimé. Le clown, c’est son éternelle errance, son exhibitionnisme éhonté, ses manques, son être nul, ras et risible, comme dit un poète aimé. La mort ? Qui le sait ? Davantage La maladie à la mort, comme dit un philosophe aimé.
— Non, aucune condoléance.
— Je veux ? Non, je ne veux rien du tout. Apocalypse please !
[1] Exergue à « La précession des simulacres »,
Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Éditions Galilée, 1981, p. 9
[2] Last Dinner est actuellement visible jusqu’au 12 mai dans le cadre de la troisième exposition personnelle de Fabien Verschaere,
“Apocalypse Please”, à la
Galerie Michel Rein, 42 rue Turenne, 75003, Paris.
[3] Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Rivages poche/Petite Bibliothèque Payot, 2007, p.31
[4] Je me réfère ici au dossier Kierkegaard du Magazine Littéraire , N° 463, avril 2007 et à l’émission de France Culture « Les chemins de la connaissance » Le continent Kierkegaard en 5 parties du lundi 16 avril au vendredi 20 avril 2007
[5] Qu’est-ce qu’un dispositif ? ibid. note 3, p.22-23