Le mouvement qui déplace les tables (4)
“Actualisation” de la chronique à l’occasion de la publication de :
Yannick Lavigne
VOLS
Éditions de l’Attente, 2008
et de l’exposition :
Humain, très humain
Photographies en Aquitaine, 1987-2007
Musée d’Aquitaine Jusqu’au dimanche 17 août 2008
où sont exposées des photographies de Yannick Lavigne.
Quatrième partie : Flight Table
Pour ne point trop savoir ce qu’est la photographie
mes rapports avec elle sont peu certains
d’une de ces photographies par contre
si je désespère, bien sûr, d’en tout dire,
j’en dirai avec joie la petite histoire à ma façon
ni plus ni moins intéressée qu’il ne faut.
En résumé, par quelque bout qu’on prenne la question, tout semble ramener à la question du temps : d’une part celui qui rend invisible ce qui était trop évidemment visible ; d’autre part celui qui rend visible ce qui était considéré comme invisible. Pourtant quand je regarde les photographies aériennes numériques de Yannick Lavigne c’est l’objeu d’une temporalité incertaine où s’invente l’espace que je vois.
Dès la première Petite histoire de la photographie est révélée une histoire où le temps n’est plus vraiment un principe d’intelligibilité : « C’est ce qui explique que, pendant des décennies, on ne porta aucun intérêt aux questions historiques ou, si l’on préfère, philosophiques, que posent l’ascension et le déclin de la photographie. »
[1]
Dans le monde après la photographie argentique, il est sans doute encore possible d’être photographe, autrement que sous la forme d’une survivance, in memoriam « ça-a-été [2] ». L’acte photographique [3] se trouve alors devant
« les images comme acteurs de l’histoire » et c’est à partir d’elles qu’a lieu la présence effective des choses.
Avec la photographie on parle toujours d’autre chose, d’une chose qui a à voir avec le proche et le lointain. Pour accéder à la profondeur des choses, les regards infinitifs pluriels ont besoin d’obstacles qui découpent l’espace euclidien et génèrent le doute sur la vision porteuse de sens. Ainsi le photographe Yannick Lavigne, touché par la confusion et l’éparpillement des choses du monde, prend le réel en vol et remet un peu d’ordre dans tout ça.
Je lui demande depuis quel avion il travaille. Il répond que sur le plan de vol, à la rubrique type, il écrit “Tetras”. Ma question selon lui regarde davantage la case classe : « un avion léger classé multiaxe ». Le point de vue prend immédiatement de la hauteur et élève le propos au protocole d’inventaire : du Vol I au Vol XXII des séries sans titre de 12 à 20 photographies réunies selon leurs structures formelles, leurs couleurs, leurs caractéristiques géographiques, morphologiques, leurs fonctions sociales, leurs factures plastiques, etc. [4]
« Mais l’inventaire n’est jamais une idée neutre ; recenser n’est pas seulement constater, comme il paraît à première vue, mais aussi s’approprier … S’approprier c’est fragmenter le monde, le diviser en objets finis … car on ne peut séparer sans finalement nommer et classer ... » [5]
Toute collection est par nature interminable. Je n’arrête pas ici arbitrairement, en les saisissant au vol du défilement des images du catalogue, une figure de la mise ensemble plutôt qu’une autre et je ne cherche pas non plus à nommer, énumérer, décrire et classer le corpus des prises de vue aériennes. Le réel déborde et il est infixable.
Ce n’est donc pas l’inévitable visée documentaire qui me retient, mais au contraire la mise à distance de l’évidence du “paysage”, la récusation par les photographies de l’artiste aviateur de toute désignation directe comme document ou paysage. Ces photographies m’intéressent parce qu’elles font merdRer la “beauté du paysage” et expriment une mise en doute de la validité des représentations du monde.
Quand la pudeur du photographe devient l’audace de l’aviateur c’est la première ombre que je vois en premier.
Photographier en l’air veut autre chose que la compilation mémorialiste. Le sens de l’opération est ailleurs. Le travail de prise de vue aérienne n’est pas seulement de rendre compte de l’appareil à partir duquel se fait l’image en en faisant attester l’ombre. L’inscription au sol de l’ULMclasse3 dessine une réalité géographique reconstruite sens dessus-dessous, sans autre principe que celui d’un regard distancié.
Une légende voudrait que la photographie soit née d’une ombre, d’un ombre portée sur un terrain clôturé à l’intérieur duquel un tracé oblong reçoit un fuselage. La Première Ombre, c’est aussi le nom que Dante donnait au jour.
C’est un jour de réconciliation où absence et présence, ombre et lumière définissent l’espace sans s’y opposer. Il n’est rien de visible qui ne se réfléchisse en son double ou en son contraire. Le geste d’ombre de l’avion prélève sur la terre une parcelle ovale, à peine à l’intérieur il rend hommage vif et céleste et suggère un étirement entre proche et lointain. L’artiste fabrique ainsi l’image d’un dispositif sur le point de partir.
Il part, en effet, en bord de mer, comme en vacances à la plage. L’espace en question : une aporie. Peut-être une lisière de conventions où le petit avion se permet une promenade. Un test de solitude, une carte postale en couleurs véritables [6] qui nous parle du silence d’en haut :
Localisation : je vole à Lacanau-Océan
Considération : il fait très beau
Satisfaction : il y a beaucoup de monde
Mention : j’ai pris un coup d’air
Salutation : gros bisous
Isolé dans l’immense altitude
— on est souvent trop haut quand on est seul —
il ne peut pas apercevoir le bras nu qui lui fait signe. Isolée dans tant de bras nus
— on est souvent seul quand on est trop bas —
Madame P. [7] se tient debout et regarde une vague. Ce n’est pas qu’elle soit absorbée par la contemplation des vagues. Elle n’est pas absorbée, car elle sait très bien ce qu’elle fait : elle veut regarder une vague, et elle la regarde. Mais elle voit aussi un petit avion dans le ciel et lui fait signe de son bras nu.
Le pilote du petit avion n’est pas non plus en train de contempler la plage, car il faut pour la contemplation un tempérament approprié, un état d’âme approprié, un concours de circonstances extérieures approprié : et, bien que le pilote du petit avion n’ait en principe rien contre la contemplation, aucune de ces trois conditions n’est dans son cas vérifié. Ce ne sont pas les vagues, ou la plage, que le pilote du petit avion veut regarder mais ce que cadre son objectif photographique qui cadre ce que nous voyons maintenant.
Maintenant parenthèse, point contre point, on n’y voit rien, sauf des petites formes qui vont pas à la ligne parce qu’elles sont la ligne. L’angle droit d’un immense parking composé d’une multiplicité de petits carrés alignés pénètre une campagne en rapports colorés. Le noir et blanc métallique et goudronné de l’angle aigu s’opposent aux couleurs végétales et terreuses de l’angle obtus.
La construction spatiale d’un treillage inachevé, hors champ, de voitures garées déjoue d’avance l’ordre graphique qu’un cadrage moins serré aurait imposé. Le regard évolue sans cesse dans une composition toujours en devenir où l’expression plastique des formes est inaccomplie et expérimentale. La photographie ici en quelque sorte est
Une erreur de la nature, elle est difficile à lire mais pas pour autant de mauvaise compagnie.
« Je suis de ceux qui aiment ces auteurs que le monde culturels de leur temps (le nôtre, par exemple) considère comme gentiment délirants, drôlement macaroniques voire carrément incompréhensibles. » [8]
Carus Amicus Yannicus. Ah ! Deus bonus ! quod tempus ce temps de l’abstraction géométrique radicale dont le vocabulaire a engendré une rhétorique d’habitat urbain à la campagne ! Même si les alignements de gites s’entrecroisent en plans courbes parce qu’exceptionnellement l’architecte a bu un verre de trop, dans un système en contrepoids les manières uniformes affirment la planéité et l’ordre. Les agencements rouges posés au sommet des volumes, “ Plus rien n’est contradictoire... chacun bien aligné en ordre et hiérarchie occupe sa place [9] ” renforcent l’impression d’habitat formaté.
Mondrian avait trouvé à New York un paysage urbain qui donnait raison à sa peinture ; Yannick Lavigne trouve à une hauteur de 150 mètres à 900 mètres du sol des effets visuels qui creusent l’espace comme les poètes “creusent le vers” : opacité de nos spectres futurs ou Colonie Pénitentiaire.
On a touché au vers. [10] On a touché à la photographie depuis très haut, et on a trouvé un moyen de la rendre maîtresse « de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne put échapper ni contrarier l’effet désiré […] » [11]
Ce sont des structures circulaires combinées les unes dans les autres, dont la pose au sol entre la découpe grillagée des voies vides présente un espace ajouré et paradoxalement massif. Chaque circonférence est composée d’une douzaine d’éléments rectangulaires disposés en étoile autour d’un grand point blanc engendrant une vision jaillissante comme une ruche dont chaque cellule est visible d’un point central.
Après Michel Foucault et les thèses célèbres de Surveiller et punir dire que la prison échoue rallie tous les suffrages : détenus, surveillants, magistrats, travailleurs sociaux... Il faut suivre alors Christian Prigent et revenir à Jarry et pas seulement pour cause de
festivités briochines mais pour cause d’Amour absolu : il n’est d’autre prison que la boîte crânienne.
« L’objectif est donc moins de désigner que d’effacer. On nie plutôt qu’on ne nomme. On révèle moins qu’on obscurcit. En tout cas, si du réel est visé (s’il y a cet effort vers le sensible), il semble ne pouvoir être suggéré qu’en tant que déstabilisé, différé, suspendu, mis à distance par le jeu rhétorique (lequel s’accomplit à proportion de cette mise à distance). Du coup c’est moins telle ou telle image qui fait sens (ou effet) que la vitesse d’enchaînement des images, leur fuite l’une dans l’autre ou l’une loin de l’autre, le mouvement de cette fuite. » [12]
Le mouvement qui déplace les tables « amplifie à mille joies de l’instinct de ciel en chacun » [13] quand la photographie est la table à dessins d’un regard vu d’avion qui voit tout de très haut. Les règles de l’air interdisent de voler, sauf décollage et atterrissage à moins de 150 mètres de hauteur. Il arrive que Yannick Lavigne réalise des vues à 3800 mètre, mais il ne s’est jamais embarrassé d’équipement oxygène. C’est la combinaison de ses objectifs photographiques (un zoom équivalent à un maximum de 450 mm en 24 x 26 et un projet de prise de vue) qui fixe en général une hauteur préférentielle de plus ou moins 500 mètres.
Ce n’est pas vraiment d’une hauteur qu’il s’agit. Entre la main tenant l’objectif de prise de vue et la main qui tient ferme la commande, un espace se construit allégé de la pesanteur terrestre dont le déplacement différé importe plus que le sens. Le réel vient alors ici toujours comme un tableau, pour un peu ce serait un monochrome noir, ou comme une image : dans le plein ciel de la représentation, on n’échappe pas au rectangle photographique.
[1] Petite histoire de la photographie, Walter Benjamin, Œuvres II, folio essais, 2000, p.295-296.
"C’est assurément l’un des mérites esthétiques innombrables de Walter Benjamin que d’avoir, à travers ses essais Petite histoire de la photographie (1931) et L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1936) élevé la naissance de la photographie au rang d’un problème théorique et même philosophique." Jean-Michel Palmier, Avant-garde photographique en Allemagne 1919-1939, Sers, p. 7
Lire le Dossier Jean-Michel Palmier
[2] Roland Barthes, La chambre claire, Gallimard/Seuil, 1980, p.120
[3] Philippe Dubois, Nathan, 1990
[4] Une photographie écrite par l’artiste lui-même, avec une langue précise, sensuelle et poétique dans un livre, avec catalogue numérique au format PDF (Vols I à VI), intitulé VOLS, publié aux Éditions de l’Attente, en 2008
[5] R. Barthes, Les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert vues par Roland Barthes, Pontoise, Amis de Jeanne et Otto Freundlich, 1989 (exposition au musée de Pontoise)
[6] Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989, Deux cent quarante-trois cartes postales en couleurs véritables
[7] P comme Palomar, roman d’Italo Calvino
[8] Christian Prigent, Une erreur de la nature, P.O.L.1996, p.9
[10] Stéphane Mallarmé,
De la musique et des lettres
[11] Jeremy Bentham dans l’introduction à son Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force.
[12] Christian Prigent, Une erreur de la nature, ouvrage cité, p. 49