Le pays bleu et vert. Hervé Bouchard, causerie écrite I

Mailloux, histoire de novembre et de juin et Parents et amis sont invités, publiés aux Editions du Quartanier, avait retenu notre attention l’an dernier. A l’automne 2006, le second de ces ouvrages se voyait attribuer le Grand prix du livre de Montréal. L’envie nous est alors venue d’en savoir plus sur leur auteur, le Québécois Hervé Bouchard, dont le travail d’écriture et d’invention romanesque paraissait proprement sidérant. Contact fut pris en automne, s’ensuivirent quelques coups de téléphone en hiver, des messages s’échangèrent au printemps et, à l’été frémissant, nous parvinrent les réponses de l’auteur aux questions qui lui avaient été soumises par écrit, faute d’avoir pu le rencontrer entre Montréal, Québec et Jonquières.

En raison de sa longueur, cette causerie écrite est ici présentée en trois parties.


Les éditions Le Quartanier publient également une revue du même titre.
Poésie, fiction, écritures et quartier critique composent un espace d’expérimentations qui donne la parole à de très jeunes auteurs et propose des formes nouvelles comme « L’équipée copiste [1] » de David Christoffel, Martin Richet et Samuel Rochery.
Au riche sommaire du numéro 07 (automne 2006-hiver 2007), on a particulièrement aimé « L’île wantée de Kurt Schwitters » de Patrick Beurard-Valdoye, extrait de Narré des îles Schwitters (à paraître) et « Porcelaine » de Dorothée Volut.
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Les lieux, le territoire.

Vous signez vos romans “Hervé Bouchard, citoyen de Jonquière”, qu’est-ce à dire ?

Ça veut dire citoyen de la ville que j’habite, et j’habite Jonquière. Mais je ne réponds pas à votre question. Ça remonte en 2002, à l’époque de la parution de la première édition de Mailloux, à l’Effet pourpre. Le gouvernement du Québec venait de “forcer” un nombre considérable de municipalités à se fusionner. Ici, dans la région du Saguenay, Jonquière était dans le lot, fusionnée avec La Baie, Chicoutimi, Laterrière. Nous étions alors en référendum, à décider du nom de la ville issue de cette fusion. Il fallait choisir entre Chicoutimi et Saguenay ; Saguenay fut choisi. C’est ainsi qu’en décidant d’inscrire “Citoyen de Jonquière” sur la couverture de Mailloux, je me prononçais contre cette fusion qui reléguait le nom de la ville de Jonquière à celui d’arrondissement. Il s’agit d’un geste plutôt insignifiant, un peu baveux, fait en rigolant. D’autant que la ville de Jonquière d’avant sa fusion dans Saguenay est elle-même issue de la fusion de trois petites villes que sont Jonquière, Kénogami et Arvida. Or je suis d’Arvida. D’autre part, je me souviens de certaines éditions d’œuvres de Jean-Jacques Rousseau où celui-ci se présente comme “Citoyen de Genève”. J’y vois là un chic, une appellation d’origine, une affirmation de la province comme lieu qui n’a rien de provincial, si vous voyez ce que je veux dire.

Pouvez-vous situer Jonquière dans le temps et dans l’espace pour les lecteurs de Remue.net ?

Comme je vous le disais, Jonquière est le produit de trois petites villes fusionnées en 1975 : Jonquière, Kénogami et Arvida. Il s’agit de trois petites villes industrielles. L’origine remonte au milieu du dix-neuvième siècle, Jonquière était alors le nom d’une paroisse agricole (on en voit encore les traces dans certains coins). Vers la fin du siècle, des citoyens construisent une usine de pâte, laquelle sera achetée par Price au début du vingtième siècle. Il en fait une usine plus moderne et plus grosse qui nécessite la construction d’un quartier pour loger ses employés ; c’est Kénogami. En 1912, l’usine de pâte et papier de Jonquière est la plus productive du Canada. En 1926, une compagnie américaine fonde Arvida autour d’une usine de production d’aluminium ; il s’agit d’une ville entièrement planifiée. La compagnie est devenue canadienne, Alcan. Mon père y a travaillé toute sa vie. Quand j’étais à la petite école, on nous racontait que cette usine était la plus grosse du monde ; nous étions fiers de ça. Le territoire est à 230 kilomètres au nord de la ville de Québec, à 500 kilomètres, mettons, au nord-est de Montréal. Le climat y est tempéré. Les étés sont cuisants comme en Irlande, les hivers sibériens. Quand on descend du télésiège, au Mont Fortin, on voit la rivière harnachée par les barrages hydroélectriques à nos pieds, l’usine d’aluminium fumante à l’est ; on devine aussi celle des pâte et papier tout près, surtout les jours où le vent nous en charrie l’odeur d’œufs pourris. Au nord, on voit la ligne brisée des Monts Valin, le Mont Valin lui-même au centre du paysage ; c’est une montagne très vieille. À l’ouest, plus loin, le Lac Saint-Jean. Le pays est bleu et vert, l’hiver il est blanc et bleu ; à l’automne, la forêt se colore comme dans les poèmes. Il y a une très grande forêt au sud, qui isole la région, c’est le Parc des Laurentides. C’est un endroit montagneux où vivent les orignaux, plein de lacs. C’est une frontière, on l’appelle le Parc, il a toute la force d’un mythe : on y rencontre la mort.

“Chez nous” et “chez moi”, pour vous, est-ce que ça désigne le même lieu ?

Je ne sais pas, je ne vois pas trop le lien avec mon travail spécifiquement. Peut-être y a-t-il un lien avec un certain attachement qu’on perçoit dans mes textes par rapport au territoire, au pays, disons. Dans la langue de mon enfance, il n’y a pas de chez moi ni de “chez toi” ni de “chez lui”. Il n’y a que “chez nous” et chez eux, “nous” désignant la famille propre et “eux” désignant les autres, tous les autres quels qu’ils soient et peu importe combien ils sont. On pouvait être seul et habiter seul et rentrer chez nous, c’est-à-dire dans sa propre maison ; on pouvait désigner le domicile de quelqu’un qu’on savait vivre seul comme “chez eux”. Où est Paul ? Il est rentré chez eux ? Que fais-tu ? Je m’en vais chez nous. “Chez nous” sonne toujours un peu comme la chanson de Jean-Pierre Ferland ; quelque chose de collectif dans le nous du lieu. Et il est vrai que les “chez nous” et “chez eux” de mon enfance désignaient toujours des lieux habités par plusieurs. Il y a peut-être quelque chose de tribal là-dedans. Mais je suis là à y réfléchir au fil de la plume ; ça ne nous mènera pas loin.

“Parfois je pense qu’on a moins de place parce qu’on a moins de mots.” [1]
Le Québec est-il pour vous un lieu de grands espaces comme on le présente souvent dans les dépliants touristiques ?

Bof. Oui. Quand on regarde la zone habitée sur une carte du Québec, on n’est pas impressionné. Il est vrai que la terre est ici plus facile à acquérir que dans des endroits plus densément peuplés. Il est vrai que beaucoup de gens possèdent une terre à bois, un chalet au bord d’un lac, une maison avec un grand terrain sans voisin à l’arrière. Il est vrai que c’est un pays encore sauvage, qu’il y a plus de lacs qu’on peut en compter, que c’est un paradis pour la pêche, la chasse, le kayak de mer, la motoneige, etc. Qui aime jouer dehors peut le faire ici sans se ruiner. Il y a des paysages à couper le souffle partout, la lumière a la beauté du ciel grec, etc. Rien n’est plus beau qu’un jour d’hiver ensoleillé, quand la neige est blanche et abondante, qu’elle déguise les arbres en hommes, en sculptures, en pâtisseries, qu’elle déborde des toits comme une crème alourdie, sinon tout le reste, pour qui aime voir. Toutes ces histoires de paysages sauvages et extraordinaires et de la beauté naturelle et fabuleuse des grands espaces sans fin sont vraies. Mon bureau de professeur a la taille d’un placard, vue sur le nord, l’horizon des montagnes, l’escarpement de Chicoutimi-nord, la rivière glacée qui fait bien trois cents mètres de large, les clochers de la cathédrale. Je ne me lasse pas de cette vue, je ne me lasse de rien qui ne plonge mon regard plus loin que le monde réel, comme aurait dit Victor Hugo dans le bois de Bégin s’il y avait mis les pieds. Mais les bords des routes me désolent, comme bien des nécessités. C’est une vision très romantique des choses, ça ne veut pas dire qu’elle soit fausse. J’ai grandi dans un monde où l’dehors est immense et l’dedans étouffé, on dirait, et je caresse le rêve idiot de posséder un vestibule d’au moins quatre mètres sur quatre aussi nu que possible. Suis claustrophobe dans l’pays des grands espaces, c’est à crever de rire, oui, c’est pourquoi j’ai dit bof.


Lire la suite de l’entretien avec Hervé Bouchard : “Une affaire de retournement” et “Le grand maître, c’est le rythme”.

José Morel Cinq-Mars

21 juin 2007
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[1Parents et amis, p. 78