Les Barbares

Jacques Abeille poursuit son exploration du monde des Contrées.


À l’image du voyageur qui fit jadis de son séjour dans Les Jardins statuaires une œuvre unique et inclassable, le témoin qui relate ici les années de sa vie passées dans la proche compagnie des Barbares a pris beaucoup de temps et de distance avant de regrouper ses notes et de murir ses réflexions au point d’en constituer un livre lui aussi ample et étonnant. La mort approchant, il décide de revenir en détails, en suivant la chronologie des faits, sur son singulier parcours avec les guerriers des steppes.

L’histoire qu’il décline est de celles qui fondent le monde des Contrées, ce vaste territoire imaginaire que Jacques Abeille a commencé à explorer au milieu des années 1970. La riche ville de Terrèbre où chacun jusqu’alors vaquait à ses occupations (« le peuple témoignait d’une inquiétude sourde » tandis que les hommes politiques spéculaient et que « les lettrés rêvaient ») est un jour envahi par les Barbares, une armée de cavaliers dirigée par un mystérieux, taciturne, colérique et mélancolique Prince.

Le narrateur est un professeur d’université qui va se retrouver mis en avant bien malgré lui. Son seul tort est de pratiquer la langue des envahisseurs et d’être, de surcroit, le traducteur du dernier livre des Jardins Statuaires. Venu parlementer avec l’ennemi pour trouver un accord concernant la restitution des morts afin de leur rendre de dignes sépultures, il va rapidement être convoité par le Prince en personne. Ce qu’il sait du peuple des jardiniers cultivateurs de statues intéresse celui-ci au plus haut point. Il va donc faire de lui un captif particulier, tour à tour otage et invité, contraint de chevaucher botte à botte à ses côtés, à la recherche de l’introuvable voyageur qui a permis de perpétuer l’histoire des Jardins.

C’est cette quête énigmatique, qui tient de l’aventure humaine en milieu souvent hostile et du voyage initiatique dans des lieux aux contours flous que Jacques Abeille met lentement en place. Le monde qu’il nous fait découvrir, à la suite d’un équipage de cavaliers de moins en moins nombreux (au final une poignée d’hommes perdus accompagnés de « la femme bleue » qui calme nuitamment les uns et les autres à tour de rôle) est un univers secret, un territoire de rêves surgissant de l’enfance, un continent situé à la frontière de la légende et du fantastique.

« Cette longue chevauchée sous les arbres m’a laissée le souvenir d’un moment d’harmonie quasi parfaite. Chaque jour je m’émerveillais davantage de voir l’ampleur d’un fleuve majestueux à ce que j’avais pris d’abord pour un lacis de cours d’eau médiocres et passablement boueux. Venus de l’ouest et portés par les vents océaniques qui leur faisaient traverser la grande plaine des vignes, les nuages venaient se heurter à la levée abrupte des Hautes Brandes où ils déversaient une partie de l’eau dont ils étaient chargés. »

Avec Les Barbares, Jacques Abeille offre un prolongement aux Jardins statuaires. L’époque a changé et ce que prédisait, en fin du précédent ouvrage, celui qui portait aussi titre de Prince, à savoir la fin d’un monde, est désormais effectif. À la place des statues, ce sont des citrouilles, des tomates et des courges qui poussent dans les jardins. Le peuple qui y vivait est entré en décadence. Ceux qui tentent de perpétuer la tradition le font en se cachant, dans des domaines à peine accessibles où le linguiste qui témoigne réussira pourtant à s’introduire, retrouvant ainsi, après bien des méandres et autres cheminements sinueux, les traces précises de ce que fut l’enfance du chef des Barbares.

Tout cela – la lente avancée dans les steppes ou les forêts, les bonnes et mauvaises rencontres, les coutumes en Barbarie, les heurts, les conflits, la folie d’un Prince déchu qui court à sa mort, la cohabitation entre des personnalités complexes – est tenu, tendu par l’écriture de Jacques Abeille. La langue qu’il maîtrise et manie avec goût et délectation est ample, intuitive, savamment étirée, prompte à rendre perceptible toute la gamme des nuances qu’elle génère. S’engager avec l’écrivain à bord de l’un des livres du "cycle des Contrées" est envoûtant. Impossible de lâcher prise. Le socle est solide. La narration et les dialogues argumentés, remarquablement posés, le sont aussi. À l’histoire captivante – dévoilée par bribes, sur 550 pages – d’un si vaste pays imaginaire et des différentes populations qui y vivent, s’y déplacent (et parfois se battent, se déchirent), viennent se greffer de multiples incursions dans des lectures antérieures. Celles-ci incitent à plonger toujours plus avant dans une œuvre assez monumentale. Mystère, magie, mémoire, sensualité et réflexions soutenues s’y côtoient et s’y emboîtent en permanence.

« La douleur trompe les hommes, Professeur ; comme elle les affecte beaucoup, ils lui accordent une importance démesurée et ils en souffrent que plus intensément. »


Jacques Abeille : Les Barbares, dessins de François Schuiten, carte des Contrées de Pauline Berneron, éditions Attila.

4 août 2011
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