Les Cheveux blancs (2)

  Les Cheveux blancs, de Furui Yoshikichi, vient de paraître aux éditions du Seuil, dans une traduction de Véronique Perrin. Avec l’aimable autorisation des éditeurs, nous en publions quelques bonnes feuilles en deux extraits.
  Deuxième extrait, ci-dessous, le début du quatrième chapitre, Un lieu calme.
  On trouvera les extraits précédents ici.

  Dans Les Cheveux blancs, les événements et les ondes qu’ils propagent dans l’esprit sont racontés plusieurs fois : comme prémonition, comme récit, comme malentendu, comme souvenir, comme rêverie, comme interrogation. Ce qui était évoqué dans les chapitres précédents sous une forme allusive – on le saisit maintenant, le suicide d’un adolescent – revient ici comme récit. Ce récit trouvera encore d’autres transformations dans la suite du roman, plus encore ce sentiment de c’était fait qui creuse à jamais celui qui l’a éprouvé une fois.
  LG


Un lieu calme

   [...] Nous suivions côte à côte le chemin de l’ancien canal et Fujisato qui m’avait entraîné dans cette promenade ne disait pas un mot, de sorte que je pris le parti, pour sortir de l’impasse, de lui parler d’un détail qui me préoccupait et qui fut le début d’une étrange conversation.
  – Te souviens-tu ? lui demandai-je, la dernière fois que nous nous sommes quittés, tu m’as demandé si je n’avais pas changé d’école. Et tu avais raison puisque je suis arrivé en milieu d’année pour faire ma seconde. Mais quel rapport avec le fait qu’à partir de notre année, disais-tu, il n’y a plus eu d’élève qui mourait de la tuberculose ?
  – C’est vrai, je me suis compris tout seul, alors que tu ne demandais qu’à m’écouter. Je regrette, répondit Fujisato. (Il y avait de la tristesse dans sa voix. Il laissait son regard errer au loin sur le chemin, avec des petits sourires d’agacement qui ne s’adressaient qu’à lui-même…) À l’époque, on nous faisait faire des différentielles et des intégrales, nous étions donc en première. J’étais bien conscient, alors, que tu étais arrivé en seconde après les vacances d’été. C’est même pour ça que ça ne me gênait pas d’être vu où j’étais, de l’autre bout de la salle. Cette chose-là m’est revenue comme ça, quarante ans après, je l’ai laissée sortir. Mais bien sûr tu ne pouvais pas être au courant.
  – Que s’est-il passé avant que j’arrive ? Tu as été malade ?
  – Ah non, le mal de poitrine, c’est toi qui en as parlé le premier. Plutôt que notre année, il semble que ce soit l’année où nous sommes entrés au lycée qui a fait la différence : 1953. Justement l’année, si je ne me trompe, où la streptomycine a fait son apparition, ou s’est généralisée si tu préfères. Jusque-là que de ravages, même à l’école. Tu vois la grande pente devant l’entrée du lycée, la pente des retardataires, comme on l’appelait ? Il y avait une élève qui n’arrivait pas à la monter sans s’arrêter plusieurs fois pour reprendre péniblement son souffle. Ça ne l’empêchait pas de venir tous les jours en classe. Le prof principal qui ne supportait plus de voir ça lui a promis que la classe se partagerait le travail et qu’on lui enverrait les notes de cours mises au propre, il avait enfin obtenu qu’elle reste chez elle, trois mois après elle était morte. Le genre d’ambiance qui avait laissé des traces parmi nous, tu t’en doutes.
  Puis il ajouta : « Moi, c’est à un suicide que je pensais. » Mais quand y avait-il pensé ? quarante ans plus tôt ? l’autre jour ? C’est ce que je n’arrivais à discerner. Fujisato m’apprit que le dernier suicide dans cette école remontait à juin, juin 1953 – je n’étais donc pas encore là. Un garçon de terminale s’était jeté un matin du haut de la terrasse dans la cour, à l’heure où il n’y a personne. Le gardien, qui pour une fois s’était réveillé plus tôt, s’apprêtait justement à sortir dans la cour et là, précisément à l’endroit où le bâtiment tourne à angle droit, sur l’étroite saillie à l’extérieur du parapet, grillage déjà franchi, le dos collé au mur et les deux bras ouverts cramponnés au grillage, une forme se tenait immobile. En coupant le bâtiment de biais la distance était assez grande, encore fallait-il ne pas se laisser voir ; le gardien se figea aussitôt en deçà du seuil. Le tour de la question fut vite fait, restait une seule chance d’agir : sans bruit il recula d’un pas. Alors, pour un mouvement de rien que l’autre ne pouvait même pas avoir vu, on aurait dit que le mur s’inclinait tout d’un coup vers moi (impression instantanée que le gardien racontait, paraît-il, en ces termes) et l’ombre glissa, tomba. La façon dont il s’y était pris pour grimper sur la terrasse à cette heure demeura une énigme. Mais d’après certains élèves qui assouvissaient à l’intérieur de l’école leurs désirs d’exploration, il y avait un mystérieux passage secret frayé à travers les gravats, dans la partie restée en ruine après les bombardements.
  – Tu regardais, toi aussi, murmurai-je, sentant que j’aurais pu y être moi-même, comme une ombre cachée dans l’ombre qui observe la scène.
  – Comment veux-tu, à cinq heures du matin ! (sourire amer de Fujisato) Il paraît qu’il y avait eu une courte éclaircie à l’aube, quand je suis arrivé il pleuvait de nouveau. Un petit bouquet était simplement couché, comme jeté, dans ce coin de la cour. La nouvelle s’est répandue dans l’après-midi.
  – Tu savais, tu savais pour lui.
  – Non, à vrai dire je ne lui avais même jamais parlé. Et environ trois jours avant ça, je le croise dans la cour ! Je le vois venir, il s’arrête, haletant reprenant son souffle, les yeux levés. Mais pas vers la terrasse. Tu te rappelles le ginkgo planté devant la salle de conférences ? J’ai suivi son regard jusqu’à la cime de l’arbre, pourtant il n’y avait rien là de bien extraordinaire, juste que le soleil commençait à percer entre les nuages et que c’était après la fin des cours. À l’autre bout de la cour je me suis retourné : il était encore là, debout, les yeux levés. C’est tout ce que je sais de lui.
  – Là, au mauvais endroit et à la mauvaise heure : j’ai déjà entendu parler d’histoires comme celle-là, de l’impression qu’on garde ensuite.
  – Même pas (et la voix de Fujisato se fit plus sombre) puisque pendant un an je ne m’étais souvenu de rien. Mais alors, quand je me suis souvenu… On a des folies en tête, à cet âge-là. Je me demandais ce qui était le mieux, pour réussir son coup, l’aube ou le crépuscule, un jour de beau temps, ou bien un temps couvert et pluvieux. Va savoir. Je ne me posais pas sérieusement la question. Mais ça ne fait rien, une fois que la chose est dans la tête l’imagination se met à travailler et, jusque dans les moindres détails, on reconstruit la scène. Le grillage franchi, le parapet qu’on enjambe, le pied sur la saillie…
  – Mais c’est terrible, dis-moi.
  – Hardi, petit ! On arrive au point où d’en bas la peur monte et s’insinue dans le corps. Déjà les cheveux se dressent et bruissent sur la tête. Et d’un seul coup, vlan, on revoit la silhouette au pied de l’arbre. Tout est tellement calme alors. Un calme uni à la peur qui monte. C’était ça le plus effrayant.
  – C’est ce que tu venais vérifier de tes yeux, le matin, dans la classe ?
  – Quand je le voyais en vrai, j’allais mieux. Cette salle où nous avions cours de mathématiques était juste à la bonne distance, proche mais pas trop. Et puis nous étions justement dans la saison des pluies…
  – Ça n’était pas plutôt l’hiver ? Il me semble qu’il faisait froid.
  – C’était le froid qui vient avec les pluies. Il pleuvait beaucoup. Le matin, il y avait des passages plus clairs au milieu des nuages. La salle, alors, paraissait sombre. Quelle surprise, quand la porte du fond s’est ouverte et que tu es entré.
  – Moi, c’est une nécessité d’un ordre moins élevé qui m’amenait à partir tôt le matin.
  – En entrant, tu t’es assis à la première place près de la porte.
  – Forcément, je me retrouvais nez à nez avec un super-fort en maths. Les bêtes les plus faibles nichent aussi dans les coins les plus reculés.
  – Ainsi nous étions posés à peu près symétriquement sur la diagonale de la classe. En cours je voyais ton dos, et là j’étais vu de dos.
  – L’histoire de la diagonale, moi aussi je m’en suis souvenu en te rencontrant l’autre jour. Cette ligne, pour moi, filait tout droit dans la direction où tu regardais sans cesse.
  – Tu avais remarqué, bien sûr. Tu devais te dire que ce type filait un mauvais coton. Moi, je peux te le dire maintenant, tu m’as donné de sacrées sueurs froides. J’étais parti du principe que je ne risquais rien à faire ce que je faisais, tant que j’étais seul et que personne ne me voyait. Mais que nous soyons deux, deux humains semblables, alignant nos regards… Le mur, d’un seul coup, n’était plus le même. Un sentiment d’absence, plus fort, m’aspirait. Et par-derrière ton regard me poussait…
  – C’est bien le moment de me faire peur. Pourquoi ne t’es-tu pas retourné, en ce cas ? Tu aurais vu une tête d’idiot aux prises avec les exercices scolaires.
  – Tu m’excuseras si j’ai cru avoir affaire à un autre humain qui serait mon semblable. Je ne connaissais rien de toi, en dehors de cette classe de maths où nous étions inscrits ensemble. Tout de même, cette déviation particulière, quand tu résolvais les problèmes au tableau. Tu trouvais des solutions improbables. En trouvant des solutions entièrement différentes, tu invitais à poser les problèmes différemment. Je me demandais ce qui se passait.
  – Eh bien, tout ça, ce sont les lenteurs de mon cerveau. On parle de niveau d’abstraction, de catégories conceptuelles, qui ne sont que des histoires de brouillage et d’écart : quarante ans après j’en suis encore à bricoler ce genre de choses.
  – Mais quel soulagement c’était de se souvenir de ça : tu n’étais arrivé qu’en septembre au milieu de la seconde, comme quelqu’un me l’avait dit un jour. J’aurais voulu te taper sur l’épaule, pour fêter ça.
  – Tu aurais dû le faire, et résoudre au passage deux ou trois questions, ça m’aurait aidé.
  – J’étais, trop content, retombé dans la contemplation béate de mon pan de mur. Il était différent, de nouveau. Le changement n’était pas dans les choses visibles mais dans le sentiment que c’était fait. On aurait dit un voile qui descendait du ciel et recouvrait la surface des choses. La peur n’avait pas disparu. Je savais maintenant que j’étais effrayé. Il y avait cette figure humaine qui glissait avec une force prodigieuse, en continuant de se tenir calmement les yeux levés vers l’arbre. Il y avait le paysage dans l’encadrement de la fenêtre que je voyais jusqu’à présent comme on voit la forme des choses, parce que je mettais toutes mes forces à lui conserver cette forme, et cela n’avait pas changé, je continuerais – mais jusqu’à quand ? – à l’observer à tout moment, sachant qu’à tout moment il pouvait se briser. Dans ma tête aussi, des choses qui n’auront jamais de forme continuaient à tourbillonner lentement, dans une solitude dont moi-même je me voyais absent. Tout cela au ralenti, comme si le cours du temps allait aussi disparaître, et pourtant la peur qui monte était bien là. Mais sur toutes choses se répandait équitablement le sentiment que c’était fait. Il se répandait aussi sur le mystère de ta présence derrière moi, à l’autre bout de la salle, toi qui n’étais pas dans cette école au moment des faits, pour qui tout cela n’était pas arrivé. C’était fait. Je n’ai jamais su trouver d’autres mots pour le dire. Voilà un trouble du langage que je garderai toute ma vie.
  – C’est fait, ça n’est pas arrivé… c’est peut-être la même chose qu’on dit dans les deux cas. (Belle absurdité que je m’entendis murmurer, pris par la conversation ; dans le même ordre de choses, j’aurais bien aimé savoir si moi aussi quand j’avais les yeux levés l’autre jour sur le micocoulier je glissais tombais à toute allure dans les yeux de Fujisato, mais au fond ça n’était qu’à moitié intéressant et je choisis ce moment pour m’exclamer :) Tu pensais à ces choses !
  – Je ne pensais pas, répondit Fujisato, je regardais seulement le mur. J’étais entièrement passif, au point qu’il serait plus juste de dire que j’étais regardé par le mur.
  – Quelle audace, dis-moi ! m’exclamai-je à nouveau (je repensais à ce garçon inconnu qui se tenait les yeux levés vers le ginkgo). Il n’y a pas eu de séquelles ?
  – On pourrait en effet se le demander si les choses en étaient restées là. Mais ensuite, est-ce que nous ne nous sommes pas retrouvés ensemble plusieurs fois le matin dans la classe ? Le sentiment que c’était fait devenait chaque fois plus profond. Dans mon esprit aussi c’était fait, je ne pensais plus, je ne voyais que le mur. C’est peut-être grâce à toi : tu ne savais rien, tu étais là.
  – On ne sait pas à quoi on peut être utile, dans ce monde et parmi les hommes. Ce qui est fait est fait, c’est le cas de le dire, mais tu as eu bien du mérite. Dis-moi tout de même, le mur ne s’est pas imprimé dans tes yeux ?
  – Je le verrai toute ma vie.
  – Vilaine affaire.
  – Non, c’est une chance.
  Fujisato a traversé au feu et j’ai regardé son dos s’éloigner dans le tournant qui s’en va droit au nord ; puis, commençant à rebrousser seul le chemin de l’ancien canal, j’avais sa voix au creux de mon oreille, qui disait : je le verrai toute ma vie, non, c’est une chance. Elle disait le sentiment que c’était fait et que chaque fois qu’il était acculé dans une impasse il faisait appel à lui, se serrait contre lui. Jusqu’à quarante ans il s’était cramponné à ça avec une sorte de désespoir, mais passé cinquante ans, de plus en plus serein, il s’y appuyait simplement, et ces derniers temps, parfois, il était presque sur le point de tout voir comme si c’était déjà fait. Le c’était fait de Fujisato, plus qu’un simple c’est fini, qu’un simple c’est passé, empreint d’un calme profond s’élevant jusqu’au « rien ne s’est produit » que je pouvais moi-même y discerner vaguement, encore que le rapport qu’il semblait entretenir avec moi-même, soit par l’ombre que quarante ans plus tôt sans rien savoir je projetais dans le dos de Fujisato, soit par le regard de Fujisato qui m’avait surpris l’autre jour les yeux levés vers un arbre, m’empêchât de penser.
  Ça ne fait rien, la voix de Fujisato m’accompagnait dans le noir, basse et pourtant parfaitement limpide. Sans cette voix, jamais ce genre d’histoire n’aurait trouvé en moi une écoute aussi accueillante. À minuit passé, le flot des voitures nous frôlait encore. Nous ne marchions même pas côte à côte et Fujisato gardait le plus souvent la tête basse en parlant. Pourtant la voix n’était jamais sombre, passé le premier instant. Plus elle avançait dans ce récit mélancolique et plus elle sonnait clair. Était-ce un effet de la caisse de résonance du temps ? Un son qui sonne d’autant plus clair que la caisse est plus vide ?
  Puis au bout d’un moment soupçonnant autre chose, je me suis retourné : peut-être une hyperacousie passagère ? Mais alors, ce serait le symptôme de quoi ? marmonnai-je. Cela ressemblait aux soupçons qui m’avaient traversé l’esprit quand mon état de santé s’était dégradé. Je m’objectais à moi-même qu’il était naturel après tout, vu ce que Fujisato avait à me dire, de lui prêter une oreille attentive ; mais pour ne rien cacher le doute demeurait. Ces dernières années, de façon générale, je n’écoutais plus vraiment ce que me disaient les gens. Même en tendant l’oreille, ce n’étaient que des bruits lointains. J’étais de plus en plus distrait, comme si les bruits se dispersaient à l’infini. Ce qui serait sans danger si la vigueur de l’oreille allait en s’estompant. Mais une ouïe vieillissante cache aussi des formes d’acuité redoutables. Et il y a la paranoïa : prêter l’oreille et vouloir aussitôt tout saisir, poussé par un irrépressible besoin d’autodestruction…
  – Je ne t’ai pas trop ennuyé ?
  – Comment ça ?
  – En te racontant maintenant cette histoire.
  – Dis plutôt que je n’aurais pas été dans mon rôle, à l’autre bout de la salle, si je n’étais pas fichu d’écouter ton histoire.
  – Drôle de rôle, bravo !
  Fujisato rit joyeusement, filant à travers le passage piéton quand le feu fut au vert, sautant sur l’autre bord et se retournant sous la lumière des réverbères pour me montrer son visage d’enfant aux cheveux blancs, de nouveau éclairé par le rire, criant :
  – La prochaine fois, c’est mon tour, c’est moi qui te ferai signe.
  Les mains en porte-voix, juste avant que le feu rapide ne change à nouveau de couleur, puis trois camions démarrant à la file effacèrent un moment son image.
  Que signifiait cette confusion soudaine ? Fujisato se trompait, puisque j’étais ce soir-là dans le rôle de l’hôte.

  Et ce fut Yamakoshi qui me rendit visite. [...]


8 mai 2008
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