Leslie Kaplan | Le détail, le saut et le lien
Pas de césure, pour Leslie Kaplan, entre la littérature, le monde contemporain et ses questions, qu’elles soient littéraires ou politiques. Dans ce texte encore non publié, elle nous raconte comment elle écrit, avec quels mots, quelles images, selon quelles interrogations personnelles ou communes, que vous reconnaîtrez, elle nous dit quelle est sa bibliothèque et ce qui la fonde, elle nous parle des livres qu’elle a écrits.
Un texte important pour aujourd’hui.
Nous la remercions de nous l’avoir confié, ainsi que Cécile Wajsbrot.
DD
Dossier Leslie Kaplan sur remue.
Bibliographie sur le site de POL, ainsi que sur le site de Théâtre contemporain.
Nombreux textes sur inventaire-invention.
Entretien sur une résidence d’écriture aux Lilas et dialogues sur le blog.
J’ai écrit dans un texte intitulé « Art et citoyenneté » et publié dans mon livre d’essais Les Outils que pour moi la littérature, c’est « penser avec des mots ».
« La langue n’est pas qu’un outil de communication, mais la dimension humaine de la parole où se déploient à la fois la polysémie et l’adresse à l’autre, et l’enjeu de la littérature a toujours été de travailler cette dimension de toutes les manières possibles. Jeu, écart, distance, rapport à l’autre, invention de soi et du monde. La littérature crée des objets qui sont porteurs d’expérience, de dialogue, avec soi-même d’abord et avec les autres, de questionnement, de pensée. Quelle pensée ? Une forme particulière de pensée, une pensée concrète, une pensée avec les mots. »
Pas avec des concepts, pas avec des images, avec des mots.
« Faire de la littérature, en parler, l’enseigner, c’est toujours essayer de construire, transmettre un rapport vivant au monde et aux autres, un rapport qui tienne compte de ce qui est porté par le fait même du langage, de ce que c’est, LES MOTS. [...]
La littérature, comme tout art, travaille le réel, le réel particulier des mots, et le réel du monde pris dans les mots.
Le réel de l’art en général, et de la littérature en particulier, est du domaine de la rencontre, de la surprise, de l’événement, du commencement.
Il excède toujours le discours, et il n’est pas réductible à une technique. La technique, c’est sa gloire, évacue le sujet, le rapport unique d’un sujet au monde, au profit d’une maîtrise, de l’application d’un savoir. Mais il ne faut pas oublier que le réel de la littérature se définit par ceci : il inclut le possible, la fiction, parce que la littérature pense avec les mots, et qu’avec les mots, on peut tout penser, et que les mots d’un sujet sont sa façon particulière, unique, de penser ce tout. La vérité en littérature (cf. Cézanne, “Je vous dois la vérité en peinture”) témoigne du rapport, de l’écart et du rapport, d’un sujet et du réel du monde. »
Je voudrais développer ces réflexions en précisant un certain nombre de points qui me paraissent importants dans ma pratique de la littérature. Ces points concernent :
1) le détail
2) le saut
3) le lien.
1. Le détail
Qu’est-ce que le détail ? un éclat de réel, un sens. Pas LE sens, mais UN sens. Le détail est singulier, irréductible, et pourtant évident, une fois qu’il est dit, écrit, découvert.
La puissance du détail vient de son caractère multidimensionnel, il est une condensation, une convergence de sens.
Le détail crée une irruption du sens.
C’est le support d’une littérature qui n’est pas fondée sur l’explication mais sur l’étonnement, le questionnement.
La littérature cherche à rendre sensible la dimension vivante du langage, alors que l’explication renvoie à un savoir déjà établi, à une maîtrise qui évacue le sujet.
C’est la différence entre une littérature qui se veut une recherche du réel, qui veut rendre compte à la fois du monde et du rapport d’un sujet singulier à ce monde, et un naturalisme qui vise une réalité soi-disant objective, et qui est fasciné par la science, dans la nostalgie d’un point de vue de Dieu. Alors qu’il y a lieu de faire une différence entre exactitude scientifique et vérité d’un sujet dont la littérature peut être une trace.
J’ai été amenée à réfléchir à cette question, de la différence entre le réel et la réalité, et à penser comment écrire autrement que de façon naturaliste, parce que l’objet de mon premier livre, du premier livre que j’ai voulu publier, était l’usine. Mais elle a bien sûr continué à se poser, y compris à travers des personnages issus du monde de l’usine et de la banlieue, comme Eva, le deuxième personnage principal du livre Le Psychanalyste, ou Yves, le garçon qui a presque jeté son professeur par la fenêtre dans Fever.
Cette dimension vivante par le détail, l’irruption du sens, peut créer l’angoisse. Dans un texte ce n’est pas le contenu lui-même qui crée le choc, qui est « choquant », mais le fait que quelque chose dans ce texte résonne : sa polysémie, et résonne pour nous : son adresse.
De l’angoisse, mais aussi de la joie...
Le détail, c’est : « j’ai vu, j’ai entendu, et ça a changé ma vie ».
Avec un détail on peut reconstruire un monde, un univers.
C’est la base d’une archéologie du réel, le bout à partir de quoi le réel qui est, comme on l’a dit, impossible, au sens de : inépuisable, peut être attrapé.
Le détail fait affleurer l’inconscient.
Il rejoint le gag, l’interprétation.
Les histoires drôles. (Cf. les histoires échangées par le psychanalyste et sa patiente dans Le Psychanalyste.)
Dans le détail on saisit l’émergence de la pensée, on cherche à écrire ce qui est à côté de la pensée avant qu’elle ne soit reconnue comme pensée.
Et on peut ainsi toucher l’émotion de la pensée.
Il y a bien sûr un rapport entre le détail, le choix des détails, la trouvaille, et la construction d’ensemble. Le détail constitue un matériau, un matériau pour la pensée du lecteur.
Au lieu de dire quoi penser, donner les matériaux pour penser.
On peut ainsi rendre le lecteur actif, lui donner l’espace, le temps, la possiblité de penser.
Je donnerai comme exemple de détail : Ivan qui boite.
Dans Les Frères Karamazov, après le discours, extraordinaire, du Grand Inquisiteur, adressé à son frère Alexis, Ivan s’en va, désespéré et triomphant, ayant montré pense-t-il à son frère la contradiction insoluble entre la liberté et le bonheur, et donc la nécessité de la dictature pour faire le bonheur des hommes, et Aliocha qui le regarde partir remarque qu’il boite. Quel est le sens de ce boitement ? Aliocha ne l’avait jamais vu, et moi, lectrice, non plus. Étonnement, surprise, je n’aurais pas imaginé, vu, Ivan comme ça...
Boiter, c’est marcher... de travers ? mal ? avec difficulté ? Alexis voit « qu’il se dandinait en marchant et qu’il avait l’épaule droite plus basse que l’autre ».
Comme le diable, peut-être, mais pourquoi le diable boite-t-il ? Comme un raisonnement boiteux... comme un sophisme, « un sophisme » est d’ailleurs le titre d’un chapitre ultérieur, où l’avocat de Dimitri cherche à démontrer que le vieux Karamazov n’ayant pas été un père digne de ce nom, le tuer ne peut être considéré comme un parricide...
Et boiter, c’est aussi ce petit détail sur quoi une grande construction, un système, une idée magnifique et creuse, une explication pseudo-scientifique, peut trébucher...
Ce qui se passe avec ce détail minuscule, c’est qu’il nous arrête dans notre lecture, il nous fait nous arrêter, nous questionner, quel sens cela a-t-il, et du coup, le grand discours du Grand Inquisiteur, on y repense, et on y revient autrement.
C’est comme un caillou, un des cailloux qui guide le Petit Poucet sur son chemin.
Je précise encore.
a) le détail n’est pas le sens unique, pas un « tout », une totalité, pas un discours, un système qui a toujours tendance à effacer les détails au profit de l’« idée » au sens d’idéologie.
Le détail c’est ce sur quoi butera toujours une vision totalitaire du monde.
Cf. Le Pen, le « détail » des six millions..., le mot détail revient comme une injure, un déni, parce qu’il est inassimilable par un système totalitaire.
Ainsi, le point de vue du détail est à garder dans la construction du personnage et dans l’articulation du récit.
— Dans la construction du personnage, le personnage pas un cas, une catégorie, une case... un dossier...
Le personnage n’est pas réductible à une explication, psychologique, sociologique.
Le personnage, on le prend au sérieux, on ne le laisse pas tomber... et c’est un interlocuteur. Il est un porte-question, et d’abord de mes questions à moi, auteur.
— Dans l’articulation dans un récit qui n’est pas un développement logique, voire tautologique, une ficelle qu’on tire et tout le reste vient, un récit qui se lirait par rapport à la fin, la conclusion d’une démonstration...
Je cherche un récit qui ne soit pas linéaire, mais polyphonique. Où le temps ne va pas dans un seul sens, où il se déploie et s’étale dans toutes ses dimensions, comme dans la tête, où « les choses existent ensemble, simultanées » comme je l’ai écrit dans L’Excès-l’usine. Et où l’on peut penser depuis maintenant, c’est le titre de la série que j’écris, c’est-à-dire où le présent permet de retourner dans le passé, autrement.
Dans cette narration, ouverte, ce qui compte c’est le point de vue, pas la maîtrise ou le savoir. Je voudrais que la narration intègre les blancs, les silences, les trous, que ce soit sur la page, de façon typographique, ou par le dialogue, ou dans le récit.
Quand j’ai commencé à écrire vraiment, avec L’Excès-l’usine, j’ai voulu écrire usine, lieu totalitaire, total... et justement l’écrire avec des détails.
Ne pas opposer un discours, une forme systématique, à cette organisation totalitaire, ce qui serait une façon de reproduire, de répéter ce qu’on refuse, mais l’écrire comme un « infini en morceaux ».
Quelques morceaux extraits du début :
L’usine, la grande usine univers, celle qui respire pour vous.
..........
Tout l’espace est occupé : tout est devenu déchet. la peau, les
dents, le regard.
On circule entre des parois informes. on croise des gens, des
sandwichs, des bouteilles de coca, des instruments, du papier,
des caisses, des vis. on bouge indéfiniment, sans temps. Ni
début, ni fin. les choses existent ensemble, simultanées.
.......…
L’usine, on y va. Tout est là. On y va.
..........
On est prise, on est tournée, on est à l’intérieur.
Le mur, le soleil. On oublie tout.
La plupart des femmes ont un merveilleux sourire édenté.
On boit un café à la machine à café.
La cour, la traverser.
Etre assise sur une caisse.
Tension, oubli.
..........
On est debout devant la chaîne de biscottes.
Atelier à côté du four, il fait très chaud.
Les biscottes passent rapidement.
On a la tête dans un foulard.
De la chaîne on voit un coin où sont entassés des planches et
des morceaux de tôle. On regarde, on regarde. Planches et
tôles et les trois lignes du coin. Il y a aussi des chiffons.
Les chiffons sont faibles.
« L’usine, on y va. Tout est là. On y va » et « Les chiffons sont faibles ».
Importance de se concentrer, de saisir, la faiblesse des chiffons. Les chiffons sont faibles, bien sûr on est chiffon, peu de chose, presque rien, et c’est cette faiblesse qui permet justement d’aborder et d’écrire ce tout gigantesque de l’usine, cet univers, de l’écrire de l’intérieur, comme on est prise. En petits détails, minuscules et faibles.
Faiblesse, passivité : accueil, attention au détail, disponibilité au monde
b) le détail n’est pas une anecdote dépourvue de sens.
Pas la banalisation, pas la trivialisation, forme ultime (peut-être) de la société marchande : tout à égalité, par le rien, tout se vaut parce que rien ne vaut.
L’anecdote va avec les show à la télévision, où ce qui est raconté a pour but d’empêcher la pensée. On ne peut pas penser si la question est : aimez-vous le fromage ou préférez-vous la tarte à la crême. On ne peut pas penser si le travail, l’œuvre est réduit à une anecdote.
Dans mon livre Les Amants de Marie, j’ai essayé d’imaginer le Marquis de Sade à la télévision.
Imaginez un instant un entretien à la télévision avec le Marquis de Sade.
Le vieux Sade, un peu gâteux, ou mal conseillé, aurait accepté.
Le présentateur aurait, pour l’occasion, porté une petite perruque poudrée sur la tête.
Alors, monsieur le marquis, vous aimez toujours la sodomie ?
Sade, surpris.
Les derrières, c’est vraiment votre préférence, n’est-ce pas ?
Pouvez-vous nous préciser la partie du derrière que vous investissez le plus ? le trou ? la raie ? les fesses ?
Sade secoue la tête.
Quand est-ce que vous vous êtes rendu compte de ces préférences ?
Avez-vous eu peur ?
Vous n’avez sûrement pas eu peur de l’opinion d’autrui, quand on vous connaît, quand on vous voit, on se rend bien compte que vous n’avez peur de personne, mais avez-vous eu peur de vous-même ?
Mmmfff, émettrait Sade, l’air vaguement choqué.
Vous préférez les culs bien fermés, n’est-ce pas ? les pas trop usés ? les plus serrés, ahahah ?
Sade, rétracté, un peu absent, ou pas habitué aux lumières du plateau, opine.
Et votre goût des glaces, des sorbets ?
J’ai été très frappé en vous lisant par votre gourmandise.
Sade sourit dans le lointain.
Vous aimez les sorbets un peu différents, un peu spéciaux, n’est-ce pas ? Les sorbets à la merde, au caca, vous dites que c’est eux que vous préférez ?
Vous pensez qu’il vaut mieux dire merde ou caca, d’ailleurs ?
Sade lève les sourcils.
Vous êtes toujours très exigeant sur les mots, très rigoureux, on voit que vous aimez la langue française, que vous l’appréciez vraiment, j’ai raison, n’est-ce pas ?
Sade hausse les épaules.
J’ai raison, je vois que vous pensez que j’ai raison.
Vous décrivez très bien votre plaisir en les mangeant, ces sorbets, vous gémissez de plaisir, c’est exact, non ?
Enfin, vous, votre héros...
Votre héros, on peut dire que c’est vous, n’est-ce pas ?
Mais vous avez oublié de nous donner la recette, ahhahah...
Mmmff, émet Sade.
..........
Vous aviez, on croit savoir, une très mauvaise relation avec votre mère ? D’ailleurs dans un de vos livres, la mère est cousue, n’est-ce pas ?
C’est l’expression d’un désir personnel ?
La trivialisation, je l’ai aussi traitée dans mon dernier livre, Fever, en montrant jusqu’où peut aller le refus de penser. Pendant son procès, Eichmann interrogé sur la conférence de Wannsee, la conférence qui décida et organisa la Solution finale, dit que ce fut « la première fois qu’il a vu Heydrich boire et fumer ».
Ce détail joue un rôle de révélateur pour les deux adolescents héros du livre et ils reprennent la phrase comme une formule pour décrire le monde.
On fait un tour au jardin, disait Pierre, espérons que pour la première fois on verra Heydrich boire et fumer.
On finit les maths, disait Damien, et si on a tout bon peut-être pour la première fois on verra Heydrich boire et fumer.
On regarde la télé, disait Pierre, et là on verra sûrement Heydrich boire et fumer.
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Madame Martin faisait réviser les auteurs, Platon, Descartes, Spinoza, Kant, Nietzsche, Hegel, ils révisaient soigneusement mais ils n’accrochaient vraiment à rien. Claudine et Thomas se disputaient sur les mérites respectifs de Kant et de Hegel, mais eux s’en fichaient. Pour eux, c’était pareil. Le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale en moi, ou bien Thèse, antithèse, synthèse, c’était toujours : et pour la première fois je vis Heydrich boire et fumer.
2. Le saut
Ce terme vient de Kafka. Il écrit dans son Journal, le 27 janvier 1922 : « Écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins » et j’en ai fait faire un commentaire par un des personnages de mon livre Le Psychanalyste, Louise, qui est comédienne. Louise s’adresse à Eva, personnage principal du livre, qui vient de la banlieue, qui n’a rien à voir avec la psychanalyse, mais qui lit Kafka et qui à travers cette lecture de Kafka pense sa vie.
—Il y a une phrase d’un de mes écrivains préférés, c’est Kafka, j’y pense souvent en ce moment. Il parle de l’acte d’écrire, il dit qu’écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. Pour moi, jouer c’est ça.
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Les assassins, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est.
Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Kafka dit qu’écrire, l’acte d’écrire, c’est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance d’un saut.
Il dit, sauter en dehors, sauter ailleurs. Ca suppose un point d’appui ailleurs.
Jouer, dit Louise, c’est inventer quelque chose, un point d’appui, qui soit ailleurs, qui permette de saisir d’où on vient, d’où vient ce monde, le vieux monde des assassins.
Si on ne fait que redire, recommencer, répéter... on n’en sort pas, quel intérêt.
Sauter, je trouve ce mot tellement juste, sauter, on le voit, c’est un acte, un acte de la pensée, une rupture, ça n’est pas une simple accumulation, un processus linéaire, on continue, on continue et voilà ça se fait tout seul. Non. Il faut se décoller.
Moi je voudrai jouer comme ça.
C’est paradoxal, en un sens, puisque justement dans la pièce il s’agit d’un meurtre. Mais c’est à cause de ce paradoxe que j’ai pensé tout ça.
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— Récemment, dit Louise, qui tout d’un coup devant le regard dévorant d’Eva eut envie d’introduire Vincent, récemment j’ai été très jalouse, malade de jalousie, à cause de mon amoureux.
Je m’enfonçais, je m’enfonçais, j’étais dans une spirale infinie.
Elle fit le geste.
Je me sentais tellement jalouse, elle reprit, jalouse et abandonnée...
Et alors, dit Louise, quelqu’un m’a dit une phrase, ça m’a permis de sauter. Exactement comme dit Kafka.
La phrase a créé une distance, un espace.
Sauter : en dehors de mes assassins intérieurs, du ressassement.
Sauter en dehors de moi. Ailleurs.
En dehors de cet enfer.
Sauter suppose donc un point d’appui, les mots.
Et aussi une certaine conscience de là où l’on est, I know where I am, comme dit Bartleby, le héros de Melville, je sais où je suis. Bartleby, le copiste de Wall Street, s’arrête de copier, s’arrête de faire quoi que ce soit, « préfère ne pas faire », c’est son expression, et toute activité, marcher, circuler, parler, faire, toute cette énergie, devient dérisoire, est mise en question par cette figure blême qui est comme l’envers de la ville de New York, son fantôme. Debout, immobile, les yeux fixés sur un mur, il oppose seulement sa résistance passive, elle détraque tout, le mot « préférer », si petit, si faible, contamine le langage tout entier, tout le monde se met à l’utiliser, c’est comique et terrible, on ne sait pas quoi faire de Bartleby, il est finalement mis en prison, le narrateur, brave homme, voudrait lui apporter un réconfort, « Look, there is the sky, and here is the grass », Regarde, voilà le ciel, et voici l’herbe, mais non, ultime refus de ce mensonge : « I know where I am », Je sais où je suis.
Puissance de la littérature : un petit mot, simple, une négation, une indication, I prefer not, je préfère pas, un détail donc encore, on s’appuie dessus, on saute, et le monde se renverse.
Dans la nouvelle de Henry James, The real thing, un peintre cherche un modèle pour une série de tableaux représentant l’aristocratie. Un couple de nobles désargentés se présentent, au début ça marche bien, mais peu à peu quelque chose cloche. En fait, la petite femme de ménage du peintre est bien mieux. Elle joue, elle est mieux. Elle fait mieux saisir ce que c’est, une comtesse.
Décalage, écart, jeu, mise en scène, possible, fiction. Avec elle, le peintre voit, le lecteur aussi.
Ou Odradek, la petite bobine en forme d’étoile de Kafka, personnage minuscule et absurde qui vit dans l’immeuble, qui monte et descend en sautillant les escaliers, et qui répond à la question, Où habites-tu, Odradek ; Sans domicile fixe...
Dostoïevski a fait le portrait d’un homme qui n’arrive pas à sauter : l’homme du sous-sol, cette extraordinaire figure d’un homme qui éprouve le malheur d’un langage vide, d’une parole vaine qui tourne sans cesse en ronde, parce que lui-même a détruit ce qui la soutient, l’adresse à l’autre, en trahissant une promesse faite à une enfant. Enfermé dans son sous-sol et dans son ressassement, il pressent un ailleurs à sa condition malheureuse mais, littéralement, n’arrive pas à décoller.
Dans « À quoi sert la littérature ? », publié dans Les Outils, j’ai écrit :
Dans Le Bruit et la fureur, à travers le personnage de Jason Compson, petit Blanc raciste et criminel, Faulkner pose autrement la question du saut.
Comment suis-je impliquée par ce type horrible à qui bien sûr je n’adresserais pas la parole une seconde dans la réalité ?
Quand je suis impliquée ce n’est pas du tout pour me dire, « moi aussi je suis comme lui », introspection, aveu, nous humains nous avons tous des mauvaises pensées, nous sommes tous mauvais, culpabilité mortifiante qui revient à banaliser, à nier le tranchant des actes, à surtout éviter de penser.
Mais c’est un possible, une fiction : j’aurais pu être comme lui, comme n’importe quel être humain. Autrement dit : c’est un type horrible, ce n’est pas un monstre, il n’est pas en dehors de l’humain. L’inhumain fait partie de l’humain, c’est sa limite toujours possible. Mais un meurtre est un meurtre...
Cette façon de penser n’est pas démontrer, elle ne donne pas de certitude, elle ne ramène pas l’inconnu au connu, mais elle met en rapport ce qui semblait sans rapport, elle s’appuie sur la réalité, sur les faits, mais elle y crée du jeu, elle ouvre...
Et le lecteur est modifié.
Modifié, comment ? La littérature n’apporte pas un savoir, ce n’est pas une pédagogie, mais elle est une façon de penser. Dans ce monde, le nôtre... le lecteur a pu faire l’expérience de ce que c’est, quelqu’un qui est dans la haine, mais il n’est pas quitte avec ça, ce n’est pas un acquis, de la culture à consommer ou à garder dans une cave ou une bibliothèque : il continuera à être travaillé par ces mots qu’il a lus, qu’est-ce que c’est ce personnage, qu’est-ce qu’il représente pour lui, qu’est-ce que, lui, lecteur, PENSE de ça. C’est-à-dire, et c’est encore l’expérience et le risque d’un possible : si lui, le lecteur, ne pense pas comme Jason Compson, il pense en fait quoi.
La littérature écrit ainsi à la fois ce qui est et ce qui peut advenir, le possible, la fiction.
C’est : on aurait pu faire, dire, penser, être.
Ce n’est pas culpabilisant, pas moralisateur, comme le moi aussi de la confession, pas anecdotique. Mais au contraire, passionnant comme un possible...
C’est ce que peut éprouver n’importe quel lecteur de Kafka qui, à l’instar d’Eva, dans Le Psychanalyste, peut lire dans La Métamorphose une histoire de meurtre. Comme Grégoire Samsa, le lecteur aurait pu devenir une vermine parce que son père l’a traité comme une vermine...
La littérature est l’expérience d’un possible, l’expérience du saut dans la fiction et c’est aussi sauter en dehors des clichés, des clichés consolants comme dit Hannah Arendt, qui parle à propos de Eichmann de « l’horrible don de se consoler avec des clichés », des clichés meurtriers. La littérature est un questionnement perpétuel sur les mots, les mots les plus compliqués et les mots les plus simples, le mot « usine », l’expression « suivre des ordres », mais aussi tous les mots, « oh les beaux jours », et le ciel, comment l’écrire, et l’air, et les nuages, « les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages ».
3. Le lien
Inventer, découvrir des liens, des rapports, des ponts entre des choses que l’on croyait sans liens, entre ce qui n’avait pas de liens : jubilation de la littérature, jubilation de la pensée.
Dans la présentation de mon livre Les Outils j’ai écrit :
On pense avec des livres, des films, des tableaux, des musiques, on pense ce qui vous arrive, ce qui se passe, l’Histoire et son histoire, le monde et la vie,
et cet avec signe une forme particulière de pensée qui tient compte de la rencontre, d’une rencontre entre un sujet et une œuvre, à un moment donné de la vie de ce sujet et de cette œuvre
c’est en ce sens, avec, qu’il est dans ce livre question d’outils
d’outils pour penser
penser avec Dostoïevski, avec Faulkner, avec Kafka, avec Robert Antelme, avec Maurice Blanchot, avec Cassavetes, Rivette, Bunuel, Jean-Luc Godard...
penser avec une œuvre : avec un objet fini et infini, fabriqué par un homme ou des hommes, et qui, mis en circulation, va à la rencontre d’autres hommes, et pourra, ou non, effectivement en rencontrer certains
cet avec est intéressant à la fois pour les œuvres et pour ce qui est pensé grâce à elles
autre façon de voir l’œuvre, autre façon de voir la vie
autre : ce ne sont pas, les œuvres, des produits qui seront accumulés, dans des armoires ou des placards ou ailleurs, des signes de richesse ou des restes protégés, vénérés
ce ne sont pas non plus, ces œuvres, des supports pour des opinions, des anecdotes, moi je pense que, moi à mon avis, moi moi moi
une œuvre est un objet particulier tout à fait particulier ouvert à l’autre, adressé
qui porte du sens, pas le sens mais du sens
qui établit des rapports entre les choses, les moments, les êtres,
des rapports entre ce que l’on pensait auparavant sans rapport
rapports nouveaux, étonnement, surprise,
qui peuvent pour cela provoquer des résistances
on peut détester la surprise, détester être surpris,
mais ces rapports sont des ponts, par où l’on peut passer
par où l’on peut sauter
liaisons, associations, croisements, recoupements, rapports
et le fait qu’il s’agisse de rencontre signifie qu’une œuvre n’a bien sûr pas été faite pour quoi que ce soit
pas plus qu’un être humain n’a jamais été fait pour (la gloire de sa mère, ou de son pays, ou de Dieu)
mais une œuvre interprète la vie, elle peut le faire
l’art n’est pas en dehors du monde
l’ailleurs visé par l’art est de ce monde
dans la vie, en prise, en conflit, avec la vie
« la vie vivante » (Dostoïevski)
et la culture est une des dimensions qui fait lien entre les hommes, y compris en excluant.
Rupture et lien
Cela suppose, faire des liens, d’abord (un d’abord méthodologique) instaurer une rupture, une rupture avec la morale, la convention, le déjà-dit, le cliché.
Cette rupture qui est bien autre chose qu’une reproduction à l’envers, elle est la possibilité de passer ailleurs, elle est l’indication que l’on n’a pas peur de penser.
Par exemple, relus récemment :
Barbey, Le Bonheur dans le crime...
Roth, American pastoral…
Nabokov, Lolita.
Ce qui est impressionnant : description d’une passion criminelle, et pas une seconde le crime n’est pas montré : le lecteur peut se délecter de l’humour, de l’ironie,du style, de la virtuosité du jeu avec la langue, avec les clichés de la société de consommation américaine, et en même temps il ne peut qu’être révolté, plus que révolté, dégoûté, par quoi ? par cette aliénation, qui réduit le narrateur à un être misérable, par le crime
et l’auteur maintient ainsi ouverte la question et la tension
le personnage de Lolita est présent, pas écrasé comme un objet (l’objet de la passion de HH), elle parle, on est là à l’entendre, quand elle dit par exemple, oh no, not again, le viol est là, l’enfermement, le rapport de forces
Reader, have I told you I was madly in love ? that she was only 12 ?...
Tragique et crime : tension, éveil, nécessité de penser
Le lien : écrire, c’est créer des liens, à la fois dans le texte, à l’intérieur du texte, de ses phrases, de ses mots, et aussi entre des domaines différents.
L’ouvert du poème, l’ouvert de l’usine...
Comment effectuer le quart de tour nécessaire, comment passer sur un autre plan, ne pas répéter...
Noter que faire des liens ne va pas de soi.
Rapprocher usine et folie, ah non. Usine et camps, ah non.
Un psychanalyste et Charlie Chaplin...
Le lien entre les générations, un crime apparemment gratuit d’adolescents, et le passé des grands-parents...
Dans les domaines différents ce qui fait pont : la méthode, l’éthique.
La littérature et la psychanalyse : pas seulement au niveau des contenus, mais au niveau de la méthode, la disponibilité et l’écoute flottante, la suspension du jugement, la recherche d’un point de vue qui tienne compte du sujet, le refus d’enfermer l’autre...
Mais aussi littérature et cinéma, j’ai toujours aimé voir des films mais aussi réfléchir avec des cinéastes, Chaplin, Lang, Bunuel, Hitchcock, Truffaut, Cassavetes, Godard.
Découpage, montage, plans, séquence...
Et la philosophie politique, Hannah Arendt.
Pluralité humaine, naissance et commencement... société industrielle de masse, désolation... totalitarisme...
« Ce sont les hommes, et non pas l’Homme, qui habitent la Terre » : la définition arendtienne de la pluralité peut être aussi celle de la littérature.
En somme, la littérature c’est penser avec toutes sortes de polyphonies.
Je vais terminer en lisant quelques extraits du chapitre de mon livre Le Psychanalyste, intitulé « Un héros des Temps modernes », où la narratrice compare le psychanalyste Simon Scop héros du livre à Charlie Chaplin et où l’on peut bien sûr entendre qu’il est aussi question de littérature...
À la fin des Temps modernes, il y a une scène où Chaplin, embauché comme garçon dans une brasserie, doit faire un numéro et chanter mais il a perdu la manchette où il avait inscrit son texte : il improvise une chanson dans une langue inventée mais parfaitement compréhensible, on a l’impression qu’il danse sur les mots, avec d’autres mots derrière ou dessous, il s’amuse avec ce langage inventé comme avec un jouet, et en même temps il fait entendre tout ce qu’il veut faire entendre, et la jubilation, la sienne, la nôtre, vient de là, de ce jeu avec les mots, où tout se comprend alors que tout est inventé, ce n’est pas seulement un jeu de mots, c’est un jeu avec le langage en tant que tel, c’est d’ailleurs une histoire d’amour et de sexe et d’argent, gestes suggestifs, forme des seins, transgression, tape sur les doigts, et baisers, et rigolade, et les paroles baragouinées rappellent, évoquent, font allusion, bribes et morceaux, sonorités et sens, un vrai mot par-ci par-là, on a l’impression de voir le langage comme un objet, les mots sont des choses que l’on peut manipuler, accompagner avec les mains, dessiner dans l’espace, des boîtes magiques à plusieurs fonds, à plusieurs épaisseurs, et transparentes, on passe à travers, on saisit tous les sens là où il n’y en a aucun, et on est avec le danseur sur sa corde, en équilibre, sur plusieurs terrains à la fois, les mots qui sont dits et les mots qui sont dessous, les mots que l’on ne sait pas dire ou que l’on ne peut pas dire, ou que l’on a oubliés, ou que l’on a perdus, et ceux qui viennent à la place et qui ne sont pas vrais mais qui ne sont pas faux non plus puisque c’est par eux qu’on arrive à entendre les autres. [...]
Ce qui se passe : l’accent est déplacé, l’important devient moins important, l’attention est disponible au détail et le détail n’est pas celui qu’on attendait, on est assis en train de boire une tasse de thé à côté de la femme du pasteur qui se tient droite comme un principe et ce que l’on entend ce sont les gargouillis de son ventre qui tout d’un coup deviennent assourdissants, ce qui est central et ce qui est marginal changent de place et de rôle, la construction d’ensemble est remise en cause, elle est critiquée par les détails incongrus, au milieu d’un concert dans le grand monde Chaplin qui a avalé le sifflet d’un policier est pris par un hoquet et émet des sifflements à répétition, on entend en même temps que le ténor le sifflet qui pousse des petits cris d’enfant en détresse, tout d’un coup ce qui devait passer inaperçu, ce qui devait rester banalisé devient intolérable, comme lorsque l’on se rend compte brutalement qu’on ne supporte pas l’homme ou la femme avec qui l’on vivait depuis si longtemps, le déplacement surprise fait apparaître l’autre réalité, l’envers des choses, comme ces objets utiles et quotidiens qui deviennent persécuteurs, méchanceté de la chaise longue, sadisme du lit placard, le gag est sûrement une interprétation et l’interprétation vient souvent comme un gag. [...]
Transgressif, tout le temps, jamais dans la norme, tout peut arriver, le personnage de Chaplin n’a peur de rien, sauf bien sûr de la force brute, mais d’aucune idée, d’aucun comportement, comme le psychanalyste il a réglé son compte à la culpabilité et à tous les sur-moi, amoralisme et grâce, l’esprit de sérieux renvoie au système, il montre ce qui soutient, les bretelles, il ne craint pas de le faire, et il peut aussi cacher des choses dans un pantalon trop large, pourquoi pas, ridicule ce pantalon ? en fait très utile, il reprend toujours l’initiative et quand il est jeté dehors, il attrape un cigare et une banane au passage. [...]
La transgression, Chaplin l’a poussée jusqu’au bout, jusqu’au gai criminel, Verdoux, dans ses différents rôles polygames : un homme, une moustache, une menace. Mais c’est une menace drôle, et bonne. Une transgression, mais qui invite à réfléchir, évidemment d’une façon paradoxale, aux limites, au risque de penser, au danger de l’idée, à quelles conditions sauter hors du normal social familial habituel peut produire autre chose que des figures connues et en miroir, oui, est-ce un crime ou est-ce une découverte, Freud avait dit avec ironie, Nous leur apportons la peste.
Ce texte a été lu par Leslie Kaplan au cours des « Leçons de littérature » données à la Bnf durant l’été 2006. Ce projet avait été initié par Marguerite Gateau et Cécile Wajsbrot pour France-Culture, et soutenu par la Maison des écrivains.