Mélanie par Edith de Cornulier
Huit ans et des bottines usées aux pierres des sentiers, huit ans et le pompon blanc du bonnet de laine fondu dans les étendues de neige, huit ans et la peur de ne plus retrouver la route pour retourner à Cornimont.
Les parents, la mère si douce, le père silencieux, attendaient sans comprendre. Toutes les fillettes du village regardaient la télévision, toutes sauf la leur.
La marche, l’angoisse, la fatigue ; soudain un enclos au bout du chemin.
Un petit poney la regardait venir, intrigué, rassurant. Il s’appelait Sauveur, mais elle ne le savait pas encore.
Chaque anniversaire, sa mère devinait ses besoins et lui offrait toute la chaleur du monde. Le père revenait de l’hypermarché avec un cadeau à moins de cinq euros. Plusieurs années de suite, une petite boite de jeux à gratter.
Dire merci et penser : « non merci ».
Nouveau venu à la maison : un chaton joueur. Comme un frère animal pour transformer les mercredis de solitude. Le premier vrai regard qu’elle connut, car celui de sa mère était noyé dans la douceur moite et celui de son père, luisant d’alcool.
Le chaton ronronnait sur son ventre tandis qu’elle s’abîmait dans les factorisations mathématiques.
Bref. Une enfance d’ouate et de volonté muette, à regarder la neige sale par la vitre embuée de givre.
Un jour en colonie, la si la sol, un jour en colonie la si la sol infamie.
L’animateur était un homme transgenre. Né femme, il avait fini par rejoindre son sexe d’élection en ingérant des dosettes de testostérone. Ce brutal alcoolique voulait tellement prouver qu’il était un vrai mâle, qu’il tabassa Anne-Lise, une camarade un peu lente à la comprenette.
Bref. Une adolescence à regarder les autres vivre et souffrir à travers un esprit embué d’algèbre.
Quinze ans.
Après la colonie, peut-être, la vie devint plus compliquée. Trop de douceur maternelle, trop de lourdeur paternelle, trop de fractions dans son esprit, trop de narquoises lueurs dans les regards au lycée.
Le chat, le chat était le seul ami.
Pourquoi manger ? Ne plus manger.
Et les psychiatres. Et ce psychiatre, beau et laid, souriant, irascible, qui lui demanda si elle souffrait d’être noire et si elle avait déjà vu ses parents faire l’amour et si elle croyait vraiment qu’elle avait les moyens de devenir mathématicienne et si elle voulait bien se rapprocher pour qu’il l’ausculte de plus près. Ce psychiatre, la pire rencontre de sa vie.
Mais Elle, Elle enfin qui prend le train, Elle qui revient. Sa grand-mère, la plus belle rencontre de sa vie.
Cette promenade, dans les jardins autour de l’hôpital : parler des animaux, cueillir des fleurs. Ce cadeau : un carnet de notes pour écrire des poèmes, un carnet de croquis pour peindre.
Sa grand-mère, seul être humain digne d’amour autant que le chaton et que le poulain du chemin perdu, sa grand-mère était revenue la sauver.
Peindre, écrire, oui, ma vieille grand-mère, et dire les mots qu’il faut, faire les gestes qu’ils attendent, pour sortir d’ici.
Manger à nouveau, puisque c’est ta vieille main ridée qui a cuisiné cette tarte, apporté ce pain.
En attendant la médaille Fields, il y avait la vie à réapprendre. Sa plus grande réussite, c’était d’avoir appris à apprécier les petites réussites qui font le sel du quotidien.
Le bonheur dort dans l’équation résolue, dans la ratatouille mijotée, dans les jeux de pelote de laine avec le chat, dans les chapelets égrenés au fond de l’église de Cornimont.
Le bonheur surgit dans le chant qu’elle entonne à l’enterrement de sa grand-mère, dans la traversée de son village au crépuscule un samedi soir, sans honte ni haine.
En attendant la médaille Fields, elle a déjà commencé à réussir sa vie.
Elle, née il y a presque vingt ans d’un père togolais au chômage et d’une mère lorraine au chômage, par un soir glacé de novembre, au fond d’une cour de Cornimont.