Martine Drai | De Paris 5
22 janvier 2007
Rue de la Glacière, peu après le carrefour avec le boulevard Arago, à hauteur du quatrième étage, un fil tiré entre les immeubles de part et d’autre de la rue, auquel est suspendue, à peu près centrée au-dessus de la chaussée, une paire de chaussures masculines, noires, plutôt classiques, et bien cirées. Répétition à l’identique du motif déjà vu dans mon treizième arrondissement, rue de la Butte- aux-Cailles… On dirait un indice dans un livre de Gombrowicz… Ou bien c’est une mode, ou une tendance, quelque chose qui se met en place… Des Parisiens affirment, par la chaussure suspendue à un fil, quelque chose qui pour le moment ne s’éclaircit pas en tapant sur Google… Attendre… attendre d’autres indices…
24 janvier
Parc de Choisy ce matin. Une mince nappe de neige mélangée au sable près du grand bassin. Et j’ai revu Toumi, dont j’ai parlé dans la première livraison de cette chronique, et que je croyais disparue. Elle jouait seule au ping-pong, comme elle me l’avait raconté il y a deux ans. Pas du tout découragée par les tables inondées. Je l’ai vue lancer une première balle, une deuxième, une troisième, et poser sa raquette, et s’en aller à petits pas les ramasser (bon pour mes genoux, elle m’avait dit). Elle se baissait difficilement, tout engoncée dans sa grosse parka, et sa main grossie par la moufle se refermait lentement autour de chaque balle. Je la regardais et la trouvais vieillie, alourdie. Puis elle s’est remise en position de l’autre côté de la table et elle a recommencé, a lancé de nouveau trois balles, et de nouveau s’est interrompue. A posé sa raquette, et encore des petits pas. Et arrivée devant la balle tombée au pied d’un arbre elle s’est arrêtée, et tout d’un coup a regardé devant elle, au-delà de l’arbre, au-delà du jardin. Immobile longtemps, comme si elle avait oublié ce qu’elle faisait là, ce qu’elle avait encore à faire. Je n’étais pas loin d’elle mais elle ne me voyait pas, ne percevait pas ma présence. J’ai eu tout d’un coup la sensation que mon indiscrétion avait assez duré. Je n’ai pas pu attendre qu’elle revienne à elle. Je me suis éloignée.
26 janvier
Métro, ligne 13, passage à la station Varenne, et pour la première fois, peut-être parce que je le vois très exactement de profil, je suis frappée par l’axe irréaliste du Balzac de Rodin, l’inclinaison vers l’arrière de tout le corps, des talons à la nuque c’est une ligne oblique et raide qui dément la rondeur générale qu’on lui connaît de face, c’est un recul, ou une réticence. C’est séduisant comme un coffret fermé.
29 janvier
Parc de Choisy. Une escouade de pigeons occupés à picorer des miettes de pain éparses au pied d’un banc. L’un d’eux transporte sur son dos, et l’ignore, un vrai morceau de pain d’environ trois centimètres de longueur. Il s’agite beaucoup puisqu’il défend dans le groupe son droit à picorer, et malgré cela le morceau de pain reste en place, et les autres ne le voient pas plus que lui, et il continue de disputer opiniâtrement, à terre, ce qu’il transporte sur son dos...
J’ai regardé la scène assez longtemps. J’ai fini par la trouver très humaine.
2 février
Ma généraliste m’a raconté tout à l’heure qu’elle doit se battre régulièrement pour faire entendre au contrôleur de la Sécurité sociale que les médicaments génériques ne sont pas toujours bons pour les personnes âgées, parce qu’ils ne sont pas aussi facilement repérables que les non-génériques. C’est une question de couleur : les comprimés génériques la plupart du temps sont blancs. Les vieilles gens les mélangent dans le pilulier et se trompent. Mais le contrôleur préconise un pilulier par médicament. Ma généraliste s’énerve, et tient à ce NS qu’elle inscrit sur son ordonnance - non substituable. On ne fera pas faire d’économies à la Sécurité sociale en envoyant les petits vieux à l’hôpital pour cause de prise de médicaments erronée. Le contrôleur l’a informée récemment que dans peu de temps, c’est à l’étude, les médecins seraient contrôlés aussi souvent que les pharmaciens. Le ton n’était pas tendre. Mais elle ne changera rien, m’a-t-elle dit. On ne peut pas toujours s’incliner.
Ce qui me fait penser, quand je sors de chez elle, à ceux qui s’inclinent plus facilement et délivrent des ordonnances vierges de tout NS. Ce qui me fait me demander combien de petits vieux, dans Paris, en ce moment même, se trompent de comprimés, et, même en excluant l’hôpital, ce qu’il pourra en advenir de dégâts en tous genres.
Et parce que j’ai la tête mal faite - très propre à accueillir des pensées inutiles et idiotes - je me demande ensuite ce qu’on pourrait bien suggérer comme économies au ministère de la Défense nationale pour compenser le manque à économiser du côté des petits vieux qui se cantonnent obstinément à un unique pilulier.
5 février
Dans le minuscule jardin de la Montgolfière, que borde la courte rue Henri-Michaux, un pied de genêt fleuri, des crocus qui percent, un camélia rouge et un autre rose, et je passe le doigt sur le chaton duveté d’un amandier nain. Les jours ont sensiblement rallongé. En sortant, petit plaisir renouvelé des deux plaques à l’entrée de la rue : la plaque de droite : Henri Michaux, poète français ; la plaque de gauche : Henri Michaux, poète et peintre.
Je me demande chaque fois pourquoi ces deux plaques m’amusent. Peut-être parce que la plaque de gauche paraît s’imposer comme rectificatif de la droite, et inversement. Comme s’il y avait là, enregistré par l’inconscient des services de la voirie, en quelque sorte, une présomption d’erreur ou d’insuffisance en ce qui concerne la définition de celui-là, précisément, de cet homme-là…
Ça lui aurait peut-être plu, à lui.
17 février
Je connais mal le Paris des monuments. D’où certain contentement tout à l’heure place de la Nation, à remarquer que lorsqu’on se tient au passage clouté de l’avenue du Trône, on peut constater que les deux rois au sommet des colonnes qui ouvrent l’avenue regardent vers l’extérieur de Paris et donc tournent franchement le dos à la Marianne en marche qui orne le centre de la place. Vus très exactement de là, on dirait qu’ils lui font la gueule. C’est assez réjouissant. C’est ce que les guides pour touristes ne mentionnent jamais.
25 février
Sur le coup de neuf heures et demie du soir, à Orly, dans l’avion qui observe une trop longue halte avant sa dernière avancée sur le tarmac, deux petits garçons à genoux devant leurs sièges ont posé leurs coudes sur la banquette. Le plus grand enseigne au plus petit les subtilités du bras de fer bien mené. Ce qui ressort de son enseignement : que lui, le plus grand, est plus costaud que le plus petit, d’une part, mais d’autre part et surtout qu’il a et aura toujours, si gros et si costaud que devienne le plus petit, un avantage définitif sur quiconque, parce qu’il a le coude carré.
Air ahuri du petit, devant la manche relevée et le coude carré. Ce petit me plaît terriblement, je sais que je le surprends à un moment-clé de sa vie, lui ne s’en doute pas, lui s’imagine qu’il découvre la puissance du coude carré – quand il découvre, en fait, celle du verbe créateur.
1er mars
Vers midi, avenue du Général-Leclerc, sur le trottoir, un SDF endormi dans l’espèce de lit qu’il s’est fabriqué : appuyé au mur dans sa plus grande longueur, le sommier est fait d’un empilement de cartons d’emballage d’environ soixante-dix centimètres de hauteur, avec un vrai matelas posé dessus, et le pied et la tête du lit en cartons d’emballage également. La sensation de confort provient de ce que ces cartons ont l’air neufs, et que l’assemblage est parfaitement d’équerre. Sans compter qu’il fait très beau, ce qui arrange tout… Et puis je vois au pied du sommier, soigneusement disposées l’une près de l’autre, deux savates. Deux mules presque neuves de velours côtelé noir. Elles semblent fidèlement attendre le réveil de leur propriétaire. On peut se demander au-delà de quel périmètre autour de son lit cet homme estime correct de troquer ces savates contre ses chaussures de ville – si on peut dire.
6 mars
Dans le métro tout à l’heure est venue s’installer face à moi une femme qui avait sur la poitrine, en pendentif, une petite tête de mort, un crâne miniature gros comme une grosse prune. Je ne parvenais pas à me remettre à lire, ce crâne me retenait, sa bizarrerie sur la poitrine féminine, poitrine au demeurant assez imposante, creux profond entre les deux seins, plissé mouvementé du tee-shirt sous la vanité de résine contemporaine, il faut peu pour me méduser, ce peu-ci suffisait amplement… Jusqu’au moment où la femme a vu mon regard. Alors elle a pris dans sa main le petit crâne et s’est mise à le faire tourner… Mouvement pendulaire lent et régulier, et elle me regardait aux yeux, fixement, avec une sorte de défi dans le regard. Insondable pensée d’autrui. Aussi sec je me suis réfugiée dans mon livre. Mais je percevais qu’elle continuait. À faire tourner son crâne, à me jauger.
15 mars
Peu avant neuf heures, sur la ligne 6, compartiment bondé. Pendant l’arrêt à la station Denfert-Rochereau, je vois, dans les yeux des personnes qui attendent sur le quai, au moment où les portes du compartiment s’ouvrent devant elles, l’effroi devant le nombre tassé que nous sommes là, et auquel il va falloir s’agréger. Des rats pris au piège. Sensation rapide, quasi quotidienne, également partagée, toujours surmontée, mais ce matin dans ces quelques regards-là ça me frappe davantage.
Plus tard dans la journée, chez moi, je regarde la série de dessins de visages et de photographies de mains que j’ai faits dans le métro ces deux dernières années. Je crois que ces photos et dessins étaient destinés à me rappeler à moi-même la singularité de chacune des personnes qui au quotidien forment la foule parisienne. Je crois que je travaillais là contre mes accès de sauvagerie, mes envies de fuite. D’abord c’était ça, ensuite c’est devenu mieux.
On peut parler de photos volées, dans la série que je garde certaines le sont. On ne peut jamais parler de dessins volés, le dessin nécessite une durée, si minimale soit-elle. Quand je dessinais, ils le voyaient toujours, et souvent ça les faisait sourire. Les photographies m’ont attiré moins de sourires que les dessins. Je me l’explique un peu, maintenant que j’y repense, de deux manières : d’abord, le dessin exige, si rapide soit-il, une attention un peu plus longue que la photo. Ce qui veut dire qu’il exigeait de moi que je fasse attention à eux – une garantie de tact, autrement dit ; ensuite le dessin est visible par son modèle dans le temps même où il se fabrique. Vous ne pouvez pas cacher le dessin que vous faites. La photo, si. Ils voyaient que j’avais pris leurs mains en photo mais ils ne voyaient pas quoi, quelles mains exactement, comment les mains. Coupées comment.
21 mars
Printemps officiel, ciel gris plombé, un peu de froid, un quart d’heure de grêle, je suis occupée toute la journée à m’acquitter de tâches administratives abrutissantes, ça me donne des palpitations comme à un personnage de Tchékhov, je finis par m’écrouler en soirée devant un téléfilm, tout en sachant très bien ce que je ne peux pas en attendre. Et c’est l’histoire des retrouvailles, dans un Paris printanier, de deux amies d’enfance, l’une devenue une ravissante executive woman qui travaille dans la pub et possède une grande maison, un jardin délicieux, un mari charmant, deux enfants adorables - l’autre une SDF. Anouk Grimberg incarne la SDF avec autant de netteté qu’il lui est permis compte tenu de l’indigence du scénario. J’en retire un écoeurement persistant, comme toujours devant ces fictions qui ne doivent d’exister qu’à leurs bons sentiments. Je tourne un peu à quelques mètres de la télé éteinte… Et me vient une pensée pour tous ceux qui, dans les centres d’hébergement parisiens, ont regardé ce soir ce téléfilm… Combien de SDF, ce soir, ont reconnu cet endroit de Paris où Anouk Grimberg fait la manche ?... Combien parmi eux s’endormiront en se demandant ce qu’elle a bien pu toucher pour faire la manche comme eux, mais devant une caméra ? ... Combien que ça en empêchera quelque temps de dormir ?
Limites de l’incarnation, de son principe même. Nécessité de l’éthique, je me dis, de plus en plus urgente… Ou peut-être le rire comme seule solution ?... Charlot clochard faisait rire, au moins, et aux dépens de tous…
Mais tout d’un coup une question : Et toi, Martine, à la place d’Anouk Grimberg, et si besoin d’argent pressant, tu l’aurais refusé, le rôle ?
Bonne question, Martine, merci de me l’avoir posée.
Saleté d’époque.
27 mars
Parc de Choisy. Les feuilles de marronnier se défroissent lentement. Les bourgeons du lilas blanc commencent à s’ouvrir. Les deux ginkgos ne montrent rien pour le moment.
Au deuxième étage de l’immeuble situé au coin de la rue de Tolbiac et de l’avenue de Choisy, un vieil homme en pardessus gris, impeccablement boutonné, marche à petits pas sur le balcon qui épouse l’arrondi de l’angle de l’immeuble. Il parcourt ainsi une distance d’environ dix mètres, passe devant toutes les portes-fenêtres dont les volets sont encore fermés, et rentre dans l’appartement par la dernière, qui est ouverte comme la première.
L’idée me vient tout d’un coup que c’était peut-être sa promenade quotidienne. Et qu’au moment même où j’y pense, il déboutonne son pardessus et s’en débarrasse, ravi de s’être acquitté de sa corvée, peinard jusqu’au lendemain, content de son grand appartement avec son long balcon.
28 mars
Vers dix heures ce matin je m’arrête au Café des Deux Rues, rue Ballu. Après avoir bu mon café, je me dirige vers les toilettes, et ce faisant je me demande, parce que je les connais mais ne me les rappelle plus, comment elles sont… Ce qui, une fois que j’y suis et les retrouve telles qu’en elles-mêmes – très propres – me rappelle tout d’un coup deux choses : d’abord que les toilettes à la turque s’étaient imprimées définitivement, dans le souvenir d’une des stagiaires qui assistaient à mon atelier d’écriture à Québec en juin 2005, comme un pittoresque parisien, beaucoup plus saillant, inattendu et inoubliable que la tour Eiffel ou la grande Bibliothèque… Impression largement partagée par la plupart de ses camarades, qui en riaient encore, et dans la foulée me révélaient que d’ailleurs elles les appelaient, entre elles, les toilettes parisiennes…
Et puis : les rouspétances ininterrompues de ma mère dans les premiers temps qui suivaient notre arrivée en France, à propos de « ces cabinets malpropres des frangaous »… Elle gueulait de préférence au nez et à la barbe des Français en question… J’avais honte à chaque fois. Et j’avais honte d’avoir honte. Et je m’imaginais seule de mon espèce, tragiquement, monstrueusement.
29 mars
Traversée du cimetière Montparnasse du boulevard Edgard-Quinet vers la rue Froidevaux, peu après midi. Il fait très beau, très bon, les gens portent leurs vestes sur l’épaule, un groupe d’étudiants me précède, ils rient, sensation générale de paix, d’allégresse tendre.
André et Simonne Douceur, dont le nom m’arrête, reposent sous une pierre tombale d’une extrême sobriété, deux parallélépipèdes superposés de granit gris clair. Sur un côté du monument sont gravés leurs noms avec leurs deux dates de naissance. Seulement. Comme s’ils avaient tenu à établir nettement qu’à jamais la naissance l’emporte sur la mort.
Quelques mètres plus loin, j’ai vu sur une autre tombe ces mots : UN HOMME DE JOIE… (Les points de suspension ne sont pas de moi.)
30 mars
La Seine ce matin vue du bus 47, son eau d’un brun clair très agréable à l’œil qui fait penser à de la boue légère, et me rappelle la couleur de la Meuse en Belgique – ce qui me ramène pour une minute ou deux quinze années en arrière, c’était un temps où je découvrais Liège avec l’homme que j’aimais, mais le bus avance et Paris me reprend, avec le lent mouvement du monte-charge le long de la tour Saint-Jacques tout empaquetée de bâches blanches, avec les gens qui marchent le regard bas, les épaules contractées par la fine pluie froide, avec partout, pourtant, des bourgeons et des fleurs précoces.
Au Centre Pompidou je monte jusqu’au sixième et je m’en réjouis, c’est parmi les meilleures choses de Paris, cet escalator, la découverte progressive de la vue cavalière sur la ville, les crêtes supérieures des immeubles comme autant de lignes d’horizons dégradés, pâles vers le lointain, à mesure qu’on monte ces lignes se confondent, font penser à des vagues, bougent même un peu, aujourd’hui le tout est griffé obliquement par la pluie qui s’écoule le long des parois de verre du Centre Pompidou, et à mes pieds une classe d’enfants en file indienne, deux par deux, en bas sur le parvis, s’éloigne en diagonale sur le parvis et rapetisse, et je suis éblouie comme toujours, et je repense à ma mauvaise humeur du matin devant le gris du ciel, mauvaise humeur de Méditerranéenne qui me colle à la peau alors que je sais bien, pourtant, quel grand charme d’ici est lié indéfectiblement à la pluie, au froid, à la détente qui le suit quand on rentre au chaud et que le sommeil prend le visage, tout le visage, d’un coup, et dans la bouche l’envie de pâtisserie, de viennoiserie… J’ai appris ces plaisirs mais je ne parviens pas à oublier qu’ils sont appris, vieux corps de l’origine, je ne le comprends pas, ne comprends pas sa virulence – mais ce matin je n’y ai pas pensé longtemps, heureusement pour moi j’étais arrivée à l’exposition Beckett, je pouvais me laisser là.
En sortant de Beaubourg je suis allée attendre le bus 47 au coin de la rue Rambuteau. Un couple attendait comme moi, la femme était de dos, petite, silhouette juvénile. L’homme me faisait face. Plutôt grand, beau visage métis, et le regard qu’il porte sur elle me retient. Il paraît attentif à ce qu’elle lui dit, un peu triste, d’une tristesse légère mais constante, on dirait, une tristesse de fond qui ne devrait rien un événement, avec laquelle on aurait appris à vivre. Puis d’autres personnes arrivent et provoquent une redistribution de l’espace, le couple bouge, j’ai maintenant leurs deux profils, et je vois ce qui provoque peut-être la tristesse de l’homme : elle est beaucoup plus âgée que lui et très maquillée, d’un maquillage lourd qui accable son visage fin, un maquillage osé qui ne s’adresse qu’à lui, ne tient pas compte d’elle, et dit sans cesse, comme le regard, la peur de le perdre. Elle parle, il écoute, il opine, il a l’air doux, il a l’air patient, j’espère pour elle qu’elle ne voit pas cette patience de lui.
12 avril
J’habite un atelier-logement qui donne sur une cour, nous y sommes environnés par les immeubles proches, au-delà d’eux on voit même le haut de la première tour de l’avenue d’Italie, présences oppressantes parfois, mais en général nous les oublions. Certain rideau rouge d’un troisième étage m’a même fait du bien chaque fois que je devais partir très tôt, j’ouvrais ma porte vers six heures, je le voyais éclairé, c’était encourageant, ce rouge cerise éclairé de l’intérieur, quelqu’un était là, levé tôt comme moi, ou rentré tard, peu importe, à cette heure-là il était toujours là, levé. Je me suis demandé pendant quatre ans qui il était, ou elle. Et ce soir je l’ai vu. Un homme en tee-shirt blanc et pantalon noir qui étendait un torchon sur la rambarde de sa fenêtre. Chauve, ventru, du genre petit râblé. Il avait avec son torchon des gestes très soigneux, presque maniaques. Il a regardé vers nos ateliers, m’a vue, ne m’a pas regardée, a lissé encore une fois les faux plis de son torchon, a disparu à l’intérieur. Fin du mystère du rideau rouge.
Photos et dessins Martine Drai ©