Martine Sonnet | Maison mère

Ces extraits d’un texte achevé en août 2013 font suite aux ébauches déjà parues dans la revue sous les titres « Elle me dit » et « Les yeux changés ».

Martine Sonnet sur remue.

Visiter Sur les bords, un des sites de Martine Sonnet, de là se rendre vers ses voyages en littérature et en histoire.


 

Je n’ai pas connu Mère assise, un peu maigre, portant ce tailleur noir chic, elle et son mari en majesté, parents de quatre enfants, un jour de noces. Tout début des années cinquante, quand le père est parti pour la ville. Décor naturel : une photo posée dans un champ. Sur les genoux maternels, la petite peut avoir trois ans. On avait fait la dépense du photographe parce que l’occasion se présentait : lui, studio Heuzé, venait pour le groupe (pas de frais de déplacement), et la famille vêtue au mieux de sa garde-robe se croyait complète. Aboutie. Une configuration qui ne se reproduira jamais. Les trois robes identiques coupées et cousues par la mère pour ses filles ne seront jamais quatre.
Portrait officiel de la famille, incrusté, façon cadre dans une chemise cartonnée ; feuille de papier moiré translucide protégeant le cliché. On soulève précautionneusement la feuille qui crisse un peu entre les doigts pour voir apparaître la famille et ses traits, flous derrière le cache, se précisent. Mais je peux le soulever et le soulever encore, à l’infini, je n’apparaîtrai jamais. Sujet de chamailleries sans fin dans l’enfance : je regarde cette photo et prétends que sur les genoux c’est moi, forcément, puisque je suis la plus petite. Ma sœur la troisième, dont je rêve d’usurper la position et qui s’était longtemps crue à son bon droit la « petite dernière », se défend farouchement, argumente : elle serait où, alors, si sur les genoux c’était moi ?
Je ne crois pas qu’il existe quelque part une seule photographie nous montrant plus tard tous les sept, juste nous, entre nous. Même en petit format sans effet de cadre ni papier moiré, sans déplacer le studio Heuzé et en habits de tous les jours, on aurait pu la prendre, nous immortaliser tous les sept. Bien disposés, dans la salle à manger de l’appartement de la cité, autour de la banquette verte sur laquelle les parents se seraient assis côte à côte entourés de leurs grands enfants debout et moi sur les genoux. Les rideaux jaunes à motifs de brides équestres en fond de scène, décor plus raffiné que le champ de la photo du matin des noces, la famille a migré. Tous les sept, le père et son fils déjà homme, la mère et ses quatre filles « qui se suivent », nous aurions souri en bonne connivence avec le photographe amateur de passage. Moins solennels que devant un professionnel, nos dos plus arrondis.
J’entends le son mat du fermoir du sac à main posé au pied de la chaise sur le portrait officiel ; j’ai connu Mère portant ce sac. Le fermoir claque sur ses mystères de papiers pliés, enveloppes, bourse. Une grande bourse, à fermoir métallique doré elle aussi, même principe que celui du sac mais modèle réduit, gonflée et sonnante de la petite monnaie que les yeux maternels distinguent mal et qui s’accumule faute de faire l’appoint. Profiter des courses que l’on fait pour elle pour l’en délester, lui rendre sa bourse plus légère. Toujours au fond du sac à main, réfugié dans les plis du cuir, le dé à coudre argenté.
Mère garde longtemps ses affaires, en prend grand soin, ne jette rien qui puisse servir encore « en cas de besoin ». Souci de conservation de qui, jeune mère, a connu la guerre : il avait dû lui en manquer des choses de tous les jours, du strict nécessaire seul concevable, pour ses enfants en bas âge dans la maison au bord de la route. Preuve du bon soin pris du sac à main comme de toutes choses : en regardant mieux la photographie l’on s’aperçoit que celui-ci n’est pas posé mais discrètement suspendu au ras de l’herbe par deux doigts justes passés dans l’anse. C’est le matin tôt, rosée pas encore levée, Mère craint que l’humidité laisse une trace sur le cuir. Ou bien, un peu plus tard dans la matinée, rosée dissipée, elle redoute le contact salissant de la terre avec le sac.
Femme de la campagne mais pas du cul des vaches. Détachée de la glèbe déjà, bien avant le grand saut familial vers la ville, par son passé d’apprentie couturière puis de vendeuse dans le magasin de nouveautés du bourg comme par la saison passée, toute jeunette, au service de châtelains, du côté de Flers. Des gens du grand monde, les de F. qui résidaient en temps normal à Paris XVIe arrondissement, servis le temps d’une villégiature. Ils auraient voulu l’emmener avec eux après l’été cette adolescente discrète, mais elle : non, rien à faire d’être bonne à tout faire. Brève étape ancillaire de la biographie maternelle, bien avant les heures de ménage des années 1960, découverte par le récit d’une virée de l’été 1967. La 4L verte de ma sœur venait d’être achetée, au nom du père pour bénéficier de la ristourne consentie par Renault à ses ouvriers, et notre mère enfin motorisée avait pu satisfaire son envie d’aller revoir le château. Mère et sa fille conductrice étaient parties toutes les deux à sa recherche, l’avaient retrouvé, s’étaient avancées dans l’allée, une jeune femme était venue à leur rencontre. Une descendante de la famille de F. à qui les deux visiteuses avaient expliqué ce qu’elles faisaient là. De retour à Saint-Laurent, Mère estimait avoir été bien reçue et en était heureuse.

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D’une séance de tri de photographies familiales voilà que me surgit une arrière-grand-mère maternelle. L’année qui suit la mort de notre mère, à plusieurs reprises, réunis chez l’une ou l’autre fille, déjeuner ensemble et s’y mettre. Les contenus des boîtes, tous formats, renversés sur la table, les photos par petits paquets circulent de main en main et c’est à qui nommera celles et ceux reconnus sur les clichés, portraits individuels ou assemblées de jours de noces. Grande criée aux identités des aïeuls : s’empresser de les écrire au dos. Pousser plus loin leur mémoire comme pierres qu’on roulerait devant nous.
L’arrière-grand-mère, j’adopte son image, à défaut de l’avoir jamais seulement même imaginée. Elle est photographiée seule, veuve déjà probablement, sa jeunesse semble bien révolue – mais ils vieillissaient si tôt au labeur des champs que je ne me risquerais pas à lui donner un âge -, assise sur une chaise, serre-tête, gilet, bas et chaussons noirs, jupe plus claire, femme immobile. Les paquets de photos tournent et je reconnais bientôt sa silhouette, ses traits et ses habits, sur un étrange petit cliché de groupe, saisi le même jour sans doute à la Chatonnière. Elle y figure debout mais des deux mains appuyées sur son bâton.
La famille Morin demi-cachée derrière de grandes feuilles de betteraves, au plus tard 1930, visage juvénile de notre mère à qui je ne donne guère plus de seize ans ; nous sommes dans les temps de l’été passé comme domestique dans le château près de Flers. Devant elle sa mère – dite « la marraine », désignation source de confusion dans mon esprit de petite fille : la marraine de qui ? Marraine et donc pas grand-mère. Cette silhouette-là connue de longue date grâce à une petite photo d’elle, femme âgée vêtue de sombre, arrêtée sur la grand-route à hauteur de l’entrée de Saint-Laurent, mal cadrée : ses jambes sont coupées. Son mari, mon grand-père maternel mort dix ans avant elle, jamais entendu nommé autrement que « le père Morin ». « La marraine » et « le père Morin » drôle de couple qui ne m’aide guère à comprendre que parlant – si rarement d’ailleurs – d’eux Mère évoquait ses propres parents. Quatre grands-parents sans solution de continuité avec moi. Je n’en ai connu aucun mais avec « la marraine », dernière survivante du quatuor disparue quelques mois avant ma naissance, nous avons bien failli nous croiser. Je tiens aujourd’hui pour étrange le silence à leur propos dans mon enfance et je me demande si le départ de l’artisan pour l’usine n’avait pas causé quelque rupture ou, du moins, incompréhension, entre mes parents et les survivants de la génération précédente si solidement attachés à leurs maigres terres.
Sur la photo aux feuilles de betteraves – mais pourquoi se sont-ils rangés là dans ce potager feuillu au terrain légèrement en pente leur conférant à tous l’air penché ? – donc ma mère, devant elle légèrement décalée sur sa droite sa propre mère, et encore un peu au-devant de celle-ci, toujours plus à sa droite, mon arrière-grand-mère. C’est elle, la grande ancêtre, qui nous fait face au premier plan dans un ordonnancement contraire à l’usage des portraits de groupe d’aligner la jeune classe aux premiers rangs.
Aux trois femmes les mêmes yeux tristes, encore inquiets pour la plus jeune, endurcis pour ses devancières. Ma place dans cet alignement des mères et des filles je la cherche du plus loin qu’il m’est possible d’étirer la perspective. Au grand angle des générations je suis la quatrième, cachée derrière ma mère et d’autant moins visible que je suis aussi la quatrième fille de l’adolescente aux yeux cernés.

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Comme j’ai photographié à l’été 2010, encore copropriétaire légitime, la maison dans laquelle j’ai vu le jour et celle qu’on lui avait plus tard adjointe avec toutes les variétés de papiers peints qui couvraient ses murs, au printemps 2011 je photographie la maternité promise à démolition de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, XIVe arrondissement de Paris, où sont nés mes fils. Maternité Adolphe Pinard : inscription en lettres carrelées au fronton, bâtiments de briques (comme ma vieille maison natale) en carré fermé autour d’un jardin/pelouse. Deux étages, architecture à taille humaine et humanité du service. Je fais part à mes fils de mon entreprise de sauvegarde de leur demeure première sans éveiller grand intérêt à l’égard de mes clichés. Mes images auront le mérite d’exister si la curiosité les en saisit un jour, trop tard pour partir en pèlerinage au 82 boulevard Denfert-Rochereau où plus rien de ce temps-là ne subsistera.
Je les engrange aussi pour moi ces photographies d’un lieu auquel m’agrippent des raisons que je perçois maintenant plus clairement qu’à l’époque où je jouais des coudes pour m’inscrire dans cet hôpital afin d’y accoucher bien que n’habitant pas Paris. Mon acharnement à ce que mes enfants naissent intra muros procédait du parfait accomplissement de la marche de nos parents de leur campagne vers la ville. Ville capitale aux portes de laquelle le père s’était arrêté, tant par la localisation de son embauche, à la Régie Renault de Billancourt, que par celle de ses domiciles, l’hôtel meublé des débuts solitaires comme, plus tard, le HLM familial. La montée à Paris n’atteint pas tout à fait son cœur et je porte au monde mes enfants, derniers petits-enfants d’Amand et de Germaine, au terme géographique théorique de la trajectoire familiale. Les voir écrire en lettres capitales PARIS dans la case « lieu de naissance » d’un formulaire administratif me comble d’aise : ils ont franchi l’ultime pas séparant la condition de « Parisiens des taillis » de celle de Parisiens légitimes.
Paris, voilà trois mois que j’y habite en cet été 2013, alors que je renoue une fois de plus avec cette écriture laissée en plans comme une maison inachevée. Ancrée à sa rive gauche, de tous temps la plus familière aux banlieusards timides que nous avons d’abord été, effrayés à la seule idée de la profondeur à laquelle notre métro, la ligne 12 Mairie d’Issy - Porte de la Chapelle, se creusait pour passer sous le fleuve entre Chambre des députés et Concorde. De quoi nous dissuader d’aller voir de l’autre côté sauf nécessité absolue. Franchissant le périphérique, je réinvestis le 75 qui signifiait notre département, la Seine, à cette époque-là sur les plaques minéralogiques des rares voitures circulant autour de nos HLM comme sur celles qui roulaient dans Paris. Un 75 source d’un léger sentiment de supériorité à l’égard des automobilistes plaqués du 78 qui encerclaient comme nous la capitale, mais dans un rayon plus étiré qui les en éloignait - les pauvres, affligés en outre de la réputation de ne pas savoir conduire. C’était avant que le boulevard périphérique comme un emporte-pièce nous isole tous pareillement et renvoie chacun à ses quartiers.
Mon cinquième changement d’adresse en cinq décennies est de loin le plus radical - je ne compte pas le déménagement qui m’arrache, encore dans mes langes, de la maison du bord de la route. Dans la ville de banlieue où la famille s’était réunie en mai 1956 et dont je n’avais jamais bougé, deux fois même je n’ai déplacé mes baluchons que de quelques mètres, au diable et à la brouette, passant du 18 au 12 d’une même rue puis du 138 au 220 d’une même avenue. Des sauts de puce. Mais ce dernier printemps, une succession d’événements et d’heureux hasards nous propulse dans un appartement du Ve arrondissement de Paris offert à la location au même prix que celui que nous occupons hors les murs - à la seule contrepartie de réduire d’un tiers notre surface au sol et, proportionnellement, ce dont nous l’encombrerons. Réduction drastique, cornélienne révision de nos certitudes sur l’indispensable et l’inutile, mais l’appartement satisfait pour le reste toutes nos aspirations.
Bonheur de pouvoir désormais, si le cœur m’en dit, gagner à pied mon bureau sur la montagne Sainte-Geneviève. Aller à l’école à pied, puisque mon bureau se loge sous les toits d’une école, comme petite fille j’allais à pied du logement familial au groupe scolaire de la cité. Trajets à la même mesure, et parfois pareillement quatre fois par jour. Occasion de constater qu’à être venue habiter mon quartier de travail, géographie intégrée de longue date pourtant, tours, détours et raccourcis rebattus, je ne le marche plus du même pas. L’allure sereine, je fréquente volontiers le côté du trottoir que je n’empruntais jamais ; je revisite le quartier, adopte un nouveau point de vue sur des façades ignorées, me laisse guider par des commerces de bouche dans lesquels je n’entrais pas. Et surtout, je marche délestée du souci quotidien de devoir au bout du jour et du compte rentrer à la maison hors la ville et en éprouver toute la lassitude. Plus légère, moins fatiguée, je dors paradoxalement mieux sur le boulevard où deux hôpitaux et une caserne de pompiers nous cernent - sirènes qui retentissent à proportion - qu’entourée de jardins silencieux la nuit au bout de l’allée en impasse dans le quartier pavillonnaire quitté.
Notre installation à Paris retarde la mise en vente, fermement décidée, de ma petite maison de Normandie. Ce sera pour l’an prochain. Sur les murs de la cuisine le temps s’y est arrêté en 2007. Dernier calendrier du facteur que l’on n’éprouve pas le besoin de mettre à jour, qui fait bien l’affaire pour les quelques années pendant lesquelles l’on y vient encore, mais de moins en moins, après la mort de Mère. Temps suspendu. Retours si rares, séjours si brefs que l’on ne procède plus non plus au comptage des nuits passées dans cette maison pour, en fin d’année, toutes factures et échéances additionnées, en calculer le coût exorbitant eu égard à leur inconfort. Rêver aux nuits d’hôtels, vue sur mer ou vue sur montagnes au gré des envies, en quoi convertir ces nuits chères et pauvres à la fois. Orpheline tout à fait je me résous très vite à me déposséder de cette maison.
Ce que j’ai compris de ces années d’écriture de la mort de Mère et du bouleversement de nos maisons qui s’ensuit, c’est que j’allais dans ma maison pour me coller à la sienne, deux kilomètres et demi plus loin dans la campagne. Ma maison n’avait de raison d’être que maison fille de la sienne. À l’image de cette bonne laine – « de la qualité tu ne trouveras pas mieux » - d’un couvre-pied ancien, lui appartenant, qu’elle avait tenu à me donner pour la mêler à celle d’un matelas que je faisais fabriquer par la tapissière du village quand j’équipais de literie la maison que je venais d’acheter. Afin que nos sommeils, éveillés d’insomnies ou porteurs de rêves, nous rapprochent par-delà les murs des maisons.

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Ironie du sort, ces cinq années pendant lesquelles j’essaie d’écrire, assemblant briques et broc, nos maisons mère et fille, des résidences d’écrivain me sont proposées. Je les refuse : ces mots-là sont trop grands.


Photos Martine Sonnet ©


20 décembre 2013
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