Michèle Sales | La grande Maison

Michèle Sales est chargée de mission pour l’action culturelle en milieu pénitentiaire à la Coopération des Bibliothèques en Aquitaine - cet extrait de La grande Maison a été ici mis en ligne avant sa publication aux éditions du Rouergue


La grande Maison

C’est trop dur, des fois, dit-elle.

Elle a de son métier une haute idée. Bibliothécaire, pas un métier comme les autres, une mission, qu’elle mène contre vents et marée, les vicissitudes économiques, les incroyants, les imbéciles, les fonctionnaires.

Elle a la rigueur scientifique, de la science inconnue qui s’appelle bibliothéconomie, un concentré de normes et de méthodes dont le public ignore tout.

Elle a, chevillée à l’âme, l’idée que la lecture est bonne, pour tous, toutes les lectures.

Dans sa carrière elle a vu tant de miracles, les yeux brillants et avides des enfants à qui on raconte une histoire, ceux qui emmène le livre trouvé comme un trésor, ceux qui cherchent et qui découvrent, ceux qui reviennent encore et encore, chacun avec son petit mystère, son jardin secret.

Quand on lui a demandé si elle voulait aller dans une prison faire son métier, elle n’a pas hésité. Toute sa science, toute son âme, pour faire vivre ici aussi les livres dans les mains des lecteurs. Jamais elle ne dit les détenus, elle dit les lecteurs.

Elle rage contre les lenteurs, les obstacles, les portes.

Elle vient tous les jeudis, s’indigne si dans la semaine le travail n’a pas été bien fait, se dispute avec l’éducateur, hausse le ton avec le bibliothécaire de la prison, et oublie tout quand on vient lui demander un livre rare, une biographie, un classique qu’on n’avait pas fini de lire en quatrième.

Ce jour là, elle arrive à la porte avec un gros carton de livres nouveaux, rien de plus lourd que le papier. Sous le portique il sonne. Ouvrir le carton, passer un à un les livres, les secouer, le gardien est intraitable. Ce qui sonne ce sont les couvertures aluminium des livres de science-fiction. Elle est déjà en sueur, en colère, vraiment on ne facilite pas les choses. On referme le carton, elle le soulève, et repart vers la grille de la détention. Elle appuie le carton contre le mur, le maintien avec la hanche, pousse la porte de l’épaule et du pied, reprend le carton dans les bras. Derrière la porte il y a deux surveillants qui la regardent faire, bras ballants. Elle est au courant des usages : en prison il est essentiel de serrer toutes les mains à l’aller et au retour, n’oublier personne, tout signe d’indifférence est interprété comme du mépris. Bonjour, dit-elle. L’un des surveillants lui tend ostensiblement la main, avec un sourire moqueur. Quand elle raconte cette histoire elle dit qu’elle a hésité. Lâcher tout au milieu du couloir, leur mettre la caisse dans les bras, détourner la tête, les injurier ?

Elle a souri, et plaisanté sur le poids de la culture, a pris le chemin de la bibliothèque un étage plus haut, et s’est effondrée sur la première chaise venue.

C’est la plus petite maison d’arrêt de la région, la plus vétuste aussi, la plus étrange. Il faut une heure et demi de route, très vite on est hors de la ville, on ne traverse que la forêt, les pins alignés, quelques villages aux jolis noms, des fermes, des scieries, pour venir ici parler des livres, du théâtre, de musique. La petite ville est un oasis dans la forêt.




Rue principale il y a le tribunal, la chambre de commerce, la préfecture, tout ici ramassé, à la dimension de la ville ancienne.

Une façade en pierre parmi les autres en bordure de rue. Si on marche simplement sur le trottoir, si on s’arrête au feu en voiture, absolument rien ne signale les lieux. Si on lève les yeux, pourtant, des fenêtres murées sur toute la façade.

Etrange aussi si l’on s’approche, l’arche qui constitue l’entrée. C’est une voûte très basse, avec deux marches à monter. Une grille en fer forgée ferme l’ensemble, au centre une porte, de chaque coté une partie fixe, derrière la grille on a cru bon d’ajouter des plaques de plexiglas armé d’un jaune orangé. De là vient le doute. Cela ne ressemble pas à l’entrée d’une maison bourgeoise ordinaire, mais on ne devine pas. On pourrait imaginer un lieu secret, la lumière jaune qui filtre le soir attirant on ne sait quels initiés, boîte de nuit, maison close, rendez-vous d’une secte ?

Quand on sonne, la serrure électrique se débloque, on pousse la porte de fer forgé, très lourde, pour tomber aussitôt face à une autre grosse porte de chêne, de l’une à l’autre il n’y a qu’un pas, il faut se plaquer contre la porte en bois pour que l’autre se referme. Au centre de la voûte au dessus de la tête, il n’y a que quelques centimètres. C’est une véritable cage, la porte se referme, avec le claquement du pêne électrique, on se sent vraiment pris au piège.

De la droite, dans la partie basse, une voix demande quelque chose. C’est si sombre qu’on hésite. Il y a là un guichet, la grille perforée d’un hygiaphone, et derrière on est presque soulagé d’apercevoir un uniforme bleu marine qui attend la carte d’identité, déjà préparée dans la poche du manteau, puisqu’on sait bien qu’en fait c’est en prison qu’on entre, la monnaie et les clés sont dans le sac qu’on ouvrira ou non tout à l’heure selon l’humeur du surveillant..

On revient devant la porte en chêne, avec ses ferrures noires, et la grosse serrure se déverrouille. Cette fois il faut tirer vers soi, et manoeuvrer, pour ne pas se laisser coincer dans le sas.

Comment font-ils quand ils passent ici à trois, les deux policiers de chaque coté, et le prévenu au milieu avec ses mains menottées ? Prévenances, effacements, pas de danse, ou bousculades, coups d’épaules ?

Derrière c’est le couloir d’entrée, carrelé noir et blanc, coupé par le portail magnétique, d’installation récente, flanqué du portillon en bois genre saloon, pour sortir, et de l’autre coté la tablette sur laquelle on dépose ostensiblement son sac, chargé de choses qui sonneraient au passage, on passe sans encombre sous le portique, l’habitude, on récupère le sac, le portier vous le fait ouvrir, vous rend la carte d’identité. Il a noté le nom dans le registre, demandé en qualité de quoi, écrit " bibliothécaire " en haussant les épaules. Son boulot est fini.

Il rentre dans son minuscule bureau voûté, et retombe assis.

Un mètre à peine avant la prochaine grille. En face du bureau d’entrée il y a le bureau du directeur, et juste après une autre grille donne sur un bout de couloir perpendiculaire très noir, aucune ouverture sur l’extérieur. C’est le parloir. Visites des femmes et des enfants, la peur que ça doit faire, de se retrouver comme ça dans le noir, même si une ampoule tombe du plafond.

La prochaine grille est du même modèle que celle du dehors, sans le plexi jaune. Fer épais, mais coquettement torsadé, formant des losanges un peu arrondis dans les coins, ça doit avoir un nom. De l’autre côté on entre en détention. C’est un autre surveillant, avec son gros trousseau de clés qui ouvre la serrure. Merci, trois pas, et on est dehors, dans une minuscule courette au sol cimenté, le long du mur il y a une plate-bande de terre bordé de ciment, où pousse un rosier. Sans doute on a mal compris ? cour de promenade ? Pourtant il y a là trois jeunes gars en survêtement qui fument le long du mur au soleil, un autre plus vieux assis sur la marche du bâtiment d’en face. A la façon de dévisager, à l’attente du bonjour, ce sont bien des détenus. Déjà le surveillant vous pousse vers un coin de la cour, il y a un passage, une autre cour encore plus petite, là ils sont en bleu de travail, il doit y avoir de la peinture en chantier, on sent l’odeur de neuf, et c’est drôle ce que c’est rassurant. Au dessus des cours, on aperçoit les toits, juste un étage, mais aussi le rouleau de barbelé épais qui repose sur la gouttière.

Dédale de cours minuscules, de couloirs, sans doute là la cuisine, à l’odeur, des murs, des murs, des murs dont on ne peut pas s’éloigner, gris lépreux, vieille pierre, vieil enduit de ciment craquelé, vague peinture beige.

D’où ils vivent on ne peut rien voir. On devine que c’est là de l’autre coté de la cour, derrière le mur gris, en haut et en bas, on voit les fenêtres grillagées. Ce ne sont pas des cellules, mais ce que les vieux gardiens appellent des chauffoirs, parce qu’autrefois chacune de ces pièces avait un poêle qu’on allumait l’hiver. Un poêle pour quarante détenus, dans une vieille prison on pouvait visiter, immenses pièces glaciales, sans séparations, avec un genre d’estrade pour que les surveillants puissent tout voir d’un seul coup d’oeil, les portes bien en face les unes des autres restant ouvertes de chauffoir à chauffoir, pour les rondes de nuit.

Ici bien sûr ce n’est pas si grand. Les dortoirs ne contiennent que quinze ou vingt lits alignés, les radiateurs ont remplacé le poêle. Mais tout de même, quinze cote à cote, jour et nuit, à part le temps de la promenade ? Et juste la place de circuler entre les lits, la lumière, la télé, se laver, laver son linge, s’asseoir où pour écrire, s’isoler où pour lire ?

Ils sont groupés dans les quatre dortoirs par type de délit. Il y a les petits voleurs, les drogués et les revendeurs, ceux qui sont là pour une longue procédure criminelle, et puis les pointeurs, qu’il ne faut pas faire sortir en même temps que les autres, qui sont aussi les intellos de la prison, ceux qui lisent, qui peignent, qui écrivent.

On se retient de poser des questions, mais tout de même, ceux qui sont là depuis longtemps, comment vivre cette vie de pensionnat oisif, puisque ici il n’y a même pas de travail possible, pas d’autre alternative que l’enfermement simple ?

L’instituteur attend dans la classe, le même depuis tant d’années. De bibliothèque, il n’y a que ces armoires fermées, mais chaque samedi, on dépose tout sur les tables d’école, comme au marché, et les lecteurs viennent choisir. C’est aussi dans cette salle que pour la première fois en octobre, des acteurs sont venus jouer. L’étrangeté de cela dans ce lieu, subitement transformé, meubles empilés pour la place, décor, éclairage, et si pour ceux de l’extérieur cela ressemblait un peu au théâtre, pour eux à quoi cela rapportait-il ? Au milieu de la pièce certains sont sortis, tout un groupe qui ne supportait plus l’immobilité, le silence imposé. Ils sont retournés dans leur dortoir, à leurs habitudes. On a dit que c’était ceux qui avaient à faire avec les drogues, des instables.

De la classe, qui garde un air de chapelle, on ressort par une autre porte, dans une autre cour, de là directement dans le couloir d’entrée. Toute cette maison est un labyrinthe minuscule, comment peut-on se sentir perdu, désorienté dans si peu d’espace ?

Elle, elle a vingt ans, elle est en prison pour longtemps. Elle a des projets, apprendre à lire, à écrire. Elle est bien ici, dit-elle. Jusque là c’était la ferme, les cinq frères et le père à nourrir, à tenir propre, les bêtes, jamais de temps à elle, pas de confort, toujours trimer, et puis les coups, les insultes. Dans son regard il y a la résignation, et l’étonnement, l’infini étonnement de se retrouver là. Elle avait trouvé un amoureux, une autre le lui a pris, elle s’est vengée, quoi de plus normal.

Dès que quelqu’un surveillante, détenue, visiteur à besoin de quelque chose, elle est là, avec son sourire timide, elle descend deux étages pour aller chercher le colis resté en bas, elle a briqué avec soin l’escalier de pierre, sa cellule est impeccable, elle coud, elle raccommode, elle tricote pour les autres.

Les surveillantes en sont ravies. C’est une détenue modèle, douce, soumise, ça leur change de certaines garces. Celles là aperçues un jour de soleil, vautrées dans la cour, les jambes bien écartées, méprisantes, étalant leur haine et leur résistance, les jambes ouvertes c’est leur liberté, crachée au visage.

Bien sûr c’est elle qui s’est proposée pour déménager la bibliothèque, trier et reclasser les livres. Tout pour s’occuper les mains tout au long de la journée, c’est une seconde nature. Il y a un problème, dit la surveillante-chef, elle ne sait pas bien lire, mais vous lui montrerez.

De toute façon, il n’y a pas le choix. Pour charger et décharger les caisses, aller d’un bout de couloir à l’autre, elle est d’une docilité et d’une efficacité totale. Pour ranger les livres, c’est plus difficile. L’ordre alphabétique reste pour elle un mystère. Mais elle apprend vite. En quelques séances elle a compris. On travaille des heures, on bavarde, on oublie où on est. Murs lépreux, lourdes portes cloutées, larges taches d’humidité sur les plafonds qui par endroit se fissurent et s’écaillent. Pourtant c’est propre, ça sent un peu la cire comme dans un couvent. La rénovation est promise depuis plusieurs années, mais il y a d’autres priorités dans la région que ce minuscule quartier de femmes.

Les livres sont sales, pleins de poussière. On a très vite les mains noires, on ne s’arrête pas pour autant de travailler. Elle a des mains petites, carrées, un peu rouges, les ongles rongés jusqu’au sang. Depuis un moment elle s’essuie sur sa jupe, souffle sur ses doigts, retient une grimace. On demande comment on pourrait se laver les mains. Elle a un brusque regard, devine qu’on a vu, rougit comme si elle était prise en faute. Il faut lui parler doucement, demander ce qu’elle a. Elle montre ses mains. Entre les doigts c’est rouge vif, elle n’a plus de peau. C’est une mycose dit-elle, j’ai vu le médecin, j’avais une pommade, mais on me l’a confisqué, la surveillante ne voulait pas que je garde ça dans ma cellule. J’ai demandé qu’on écrive au directeur qu’on me la rende, mais ça fait huit jours, et toujours rien.

Elle pleure brusquement, comme une petite fille qui a mal.

Les fêtes sont des période dures à passer dans les prisons, et parmi les fêtes, Noël est la plus dure. Même les endurcis ont une mémoire, et dans la mémoire une enfance, une famille, le sentiment d’avoir ici encore quelque chose à faire, quelque chose de différent des jours ordinaires. Pourtant ce jour-là le personnel aussi fête Noël, c’est service minimum. Il y a juste l’aumônier qui vient dire la messe, et bien sûr il fait salle comble, tous confondus, chrétiens, athées, musulmans.

Ce qui se dit, c’est que l’idée de suicide, la tentative, rodent encore plus fort. A Noël, en prison, on a envie de mourir, ou de dormir pour tout oublier, effacer de la mémoire la moindre trace. A Noël, en prison, on n’exige pas des prisonniers qu’ils se lèvent.

Il y a des choses qu’on propose pour atténuer, faire penser un moment à autre chose. La veille parfois on fait la fête. Un spectacle, un concert,l’aboutissement d’un stage, des marrons au menu.

Il y a ceux qui ont gardé depuis longtemps les médicaments pour dormir. Ils vont les avaler tous à la fois ce soir. Oubli assuré. Il y a ceux dont l’amie a réussi à faire passer le petit sachet blanc, et qui font des envieux. Il y a les durs, qui se lèvent, qui vont à la messe pour critiquer, et à la promenade pour respirer, et faire comme si jusqu’au soir. Il y a ceux qui relisent une vieille lettre connue par coeur, et la commentent infiniment avec leurs compagnons de cellule.

Mais le mot d’ordre, pour tous, détenus, surveillants, éducateurs, intervenants est de ne pas en parler, faire comme si ça n’existait pas, tourner les calendriers face aux murs, passer directement du 24 au 26 décembre.

Sur la question du temps les détenus en savent beaucoup : comment le rétrécir, comment l’allonger, comment l’oublier, ne pas le subir, mais le dresser, le dominer. C’est une question de survie. Mais il y a des jours plus récalcitrants que les autres, des jours où ceux de dehors font la fête sans vous.

Il y a celle qui rit avec ses dents cassées, ses cheveux fous. C’est elle qui encourage les autres, les prend par la main, leur montre ce qu’il faut faire. C’est elle qui la première dit son texte, encouragée par le metteur en scène. Elle ne le dit pas, elle le joue vraiment, on est sous le charme...

On a entassé les tables, superposé les chaises, laissé au centre un espace vide, libre.

La surveillante passe la tête par la porte de la salle de classe où a lieu la répétition : " Lenoir, psychiatre ! dit-elle ".

Le geste qu’elle esquissait se fige, son regard devient dur. Non dit-elle, non... Elle sort pourtant, le groupe poursuit le travail commencé, mais son sourire manque.

Quand elle revient elle refuse de reprendre sa place. Elle se recroqueville sur une chaise coincée entre deux tables, visage et corps fermés, et reste muette.

11 mai 2003
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