Mie-Hin, plante vivace-les coups de cœur
Ici, Mei-Hin peut boire, manger, parler ou dormir sans terreur, car le follet de la maison est son ami. La jeune geisha ne regrette pas d’être fixée pour quelque temps au Caire dans un intérieur qui offre une décoration splendide. Les merveilles moresques de la souillarde la ravissent. Sur un fond de tenture pourpre mariant de délicates nuances de frises aux motifs géométriques, une puisette dresse sa rectitude de phare alexandrin entre une petite aiguière fâtimide en terre cuite du Sahel et un aquamanile de même composition. Les ustensiles sont remplis d’une infusion hallucinogène de plante vivace-les coups de cœur. Après l’absorption d’une seule tasse Mei-Hin est capable d’arrêter un homme d’un seul regard et d’en faire un chef-d’œuvre d’amour.
Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? [1] Des historiens de l’art s’interrogent : certaines œuvres “fonctionnent”, d’autres pas. Van Gogh ressent le besoin d’échapper au “fonctionnement” des œuvres accomplies de l’art occidental. Il trouve dans les maisons vides, aux murs sans ornements de Madame Chrysanthème [2] un art mariant beaux-arts et arts décoratifs. À l’approche du XXe siècle à Nancy, de nombreux artistes amateurs de japonisme conçoivent des objets inédits [3]. Les verriers s’engagent avec des créateurs dans une grande entreprise industrielle et artistique. Ils développent encore aujourd’hui des associations de pratiques [4]. Les nombreuses variétés de verres sont des produits amorphes et parfaitement transparents. Pourtant le regard de Mei-Hin sur le tapis afshar métamorphose les bocaux à confiture et à conserve, le verre à porto, le pot à crème brûlée La Laitière, le goulot de bouteille tronqué, en un assemblage d’objets quotidiens qui prennent forme autrement.
Cette fois Mei-Hin s’est endormie pendant que je lisais la contribution de Hans Belting à la question de l’idée de chef-d’œuvre, née à l’ère des musées et de l’histoire de l’art. J’en profite pour regarder à ma façon ce produit de l’imagination européenne. Le mot “chef-d’œuvre” n’est pas traduisible en japonais. « Le terme Mei-Hin désigne un bel objet ou un objet célèbre dont la réalisation dénote le savoir-faire d’un artiste talentueux. [5] » Il y a en effet quelque chose de très attirant dans l’art et l’habileté artisanale des choses orientales. Si leurs matériaux et leurs formes transportent déjà par l’étrangeté seule, rien de leur qualité esthétique se pose comme exceptionnelle par rapport à toutes les autres œuvres existantes. La passoire place la rêveuse matière d’un moucharabieh au service d’un vase d’opaline cairote. Le verre cabernet est renversé par des retrouvailles inespérées avec une théière au long bec érectile. Une boîte de conserve de luxe chapeautée d’un petit bol de terre argileuse s’exalte de son auréole bouchonnée. Mais ces choses communes excluent toute perception transcendante.
Quelques pages plus loin, j’apprends que Mei-Hin est une esclave, elle est soumise à la valeur marchande [6]. L’hypothèse est “simple” : « l’art et l’argent sont de même nature et leur nature est justement de ne pas en avoir » [7]. L’ontologie de l’œuvre c’est la primauté de l’échange. L’obligation de donner, l’obligation de recevoir [8] : je te donne mon pâté de canard, ma crème de marrons, ma sauce bolognaise, tu me donnes ton image d’un continent inconnu où les choses sont des conceptacles [9] qui nous libèrent de nos opinions quant à elles. C’est ainsi que Mei-Hin s’affranchit des tumultes de sa vie. Quand elle regarde les bols de porcelaine blanche, surmontés, débordés, inutiles, devenus hors d’usage par l’épuisement même de leur usage, elle ne pense pas à leur valeur. “Cette femme imaginaire” [10] sourit, elle a la foi dans l’art.
Photographies © Lise Barès
[1] Hans Belting, Arthur Danto, Jean Galard, Martina Hansmann, Neil MacGregor, Matthias Waschek, Qu’est-ce qu’un chef-d’oeuvre ?, Gallimard, collection Art et Artistes, 2000.
[3] à l’origine de "l’École de Nancy ou Alliance provinciale des Industries d’Art".
[4] Paul-Armand Gette, par exemple a travaillé à la création d’un vase Daum.
[5] Ibid. note 1, Hans Belting, « L’art moderne à l’épreuve du mythe du chef-d’œuvre », p.48.
[6] Lectures concomitantes du chapitre « Le Harem » de Voyage en Orient de Nerval ( Folio classique p. 246-293) et de l’article de Jean-Pierre Cometti, « L’art et l’argent », p. 49-59 du N°25 de Modernités, « L’art et la question de la valeur », Textes réunis et présentés par Dominique Rabaté, Presses Universitaires de Bordeaux, avril 2007.
[7] Jean-Pierre Cometti, article cité, p. 50.
[8] Marcel Mauss, Essai sur le don, Sociologie et Anthropologie, PUF, 1968, p. 161.
[9] Francis Ponge, Nouveau nouveau recueil, II, Œuvres Complètes, t.II, Gallimard, 2002, p. 1204.
[10] H. de Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu, in Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 155.