Mon prénom est,
Mon prénom est, François. J’ai quatre ans. Je dis ces mots pour moi, ils ne viennent pas jusque ma bouche, je suis seul (dans ma chambre, devant moi le linoléum). Je garde ces mots en moi. Je garde les mots, les mots me gardent. Ils me protègent. Les mots font ma conscience et le sont, mes amis.
C’est une scène vécue, écrite, je l’ai écrite. Je l’ai écrit, je l’ai fait dire, c’était important, c’était vrai. Nom prénom âge et mots (leur absence), vrais. J’ai fait parler un personnage, qui fut on peut dire, un prête-nom. François, ou autre, ou moi (nom-prénom-qualité : moi).
Il disait mais dans ma tête seule, il disait fort et répétait dans sa tête, s’appelait François avait quatre ans, disait ces mots pour lui qui ne venaient pas à sa bouche François, François seul, dans sa chambre, devant lui le linoléum, gardant ces mots en lui qui le gardent le protègent, font sa conscience, sont ses amis.
C’était à lire pareillement, “dans sa tête”, lecteur (notre contrat implicite), comme c’était écrit dans ma tête et ne pouvait être autrement, puisqu’ainsi ça s’était passé : je m’appelle, j’ai x ans, joue dans ma chambre, c’est bien moi c’est ça, disant ma présence je la signe, l’écrivant je la souligne, moi qui joue - et je joue, dans ma chambre, ne fais que ça. Je n’arrête pas. Me disant et redisant cela je joue et rejoue encore. Aux petites voitures, des Majorette. Sur le linoléum gris-bleu, dont une bosse jamais ne voulait s’aplanir (comme toujours le linoléum). J’y joue toujours et, de la paume, toujours, déplace la bosse du lino, pour toujours, inlassable.
Mon prénom est François. J’ai vingt-cinq ans. Je garde ces mots pour moi, je ne suis pas seul. Je les protège jalousement, les mots. Ils font rempart. Ils sont rempart et mon palais, les mots sont la clé du palais la clé de tout clé de tout moi. Les mots agissent à ma demande. J’en détiens les principes, les clés. Ils sont la clé de ma conscience, de mes principes, sont mes amis. Le mot, ami. Le mot ami est important. Importante est l’amitié, j’en ai pleine et pesée conscience. De cela dont je parle j’ai toute conscience, oui. Ce ne sont pas là que des mots.
J’ai nommé le personnage et, l’ayant fait, après coup, et seulement après coup, la scène d’origine est revenue (dans la scène d’origine, le garçon a cet âge, il le dit dans sa tête, pour lui, dit son prénom, son âge, sa situation (linoléum à bosse, petites voitures), le garçon d’origine c’est moi.)
Ça sert à ça, aussi. (Faire apparaître, scènes, origines. Et moi.)
Ça sert à ça, j’ai écrit revécu la scène, et puis j’ai lu Chatelier (qui n’est pas ce qu’il est présumé, qui s’en doutait un peu mais avait besoin de cette preuve, pour mettre son existence à zéro, qui est une partie du monde, jamais ne quittera le multiple, au risque d’une singulière confusion). Et puis j’ai lu les noms à haute voix, pour eux, de l’atelier, aux Pyramides. Et puis j’ai fait écrire : ce moment où, enfant, ils ont pris conscience de leur nom, de s’appeler comme ils s’appellent, ce moment de conscience prise, seul ou via les autres, autour. S’ils ne se rappellent pas, imaginent. Et creusent la sensation, l’émergence de l’idée : tentent d’écrire le raisonnement tel qu’il fut, alors. Ils et elles ont traversé, revécu, rewind et pause. Zoomer dézoomer on peut, c’est en pause, c’est comme peint, sorti du réel : plus fort de fait, plus vif, plus plus - sorti du réel et autrement réel (du réel incrusté).
Leur texte je l’écoute, le lis et relis, parfois le tape, et couche après couche il s’inscrit, un peu, en profondeur dans moi. J’entends, je vois (ce que je vois ne l’entends plus, mais les informations s’ajoutent). Défilent alors cours d’école et mises en rang, des étiquettes sur les vêtements, qui classent, séparent, ce dès la maternelle : toutes traces d’identification sociale qui sont des moments, vécus et vus. Défilent des arbres : ils prennent l’allure des acacias de l’école Jean Macé qui me vit passer. Les images prises et ainsi déformées de leur texte, font aussitôt décor - comme mon école Jean Macé, j’y suis repassé bien quinze ans après, l’ai constatée minuscule, mais c’est logique : pour un décor (effet trompe l’œil).
Leur texte, en fait, profite au mien, qui se sert : vieille malle ouverte, entrepôt réserve pour théâtre ou studios, les mêmes éléments servent et resservent, à tout : vieille malle un jour, estrade le lendemain, et puis les jours d’après camion, frigo, bateau pirate, toute chose visible et son contraire
(comme je leur ai ouvert Chatelier devenu réservoir : mais tous leurs textes ajoutés changent le texte-origine. Quelque chose circule.)
Et à chaque fois que j’entends une de leurs histoires de nom, d’école, d’état-civil, de parentèle éloignée, c’est, vite et inaperçue, Ma scène (écrite lue relue revécue), qui, quelque part en moi, traverse (circule). S’incruste. Pure fiction devenue dès qu’écrite, la scène, et en même temps, si incrustée que : réelle exposant plus.
C’est mon premier souvenir : ces mots parlés dans ma tête, je m’appelle, j’ai x ans - le mot linoléum exclu, que pour l’instant je ne sais pas. C’est mon premier souvenir j’en suis sûr (mais en même temps, me méfie).
La scène aussi, la voir, sert et ressert, à quoi donc (parce que, on en conviendra, il ne sert a priori à personne de savoir que j’ai eu quatre ans sur du linoléum et ailleurs, et parce qu’en plus on s’en doute, de l’un et l’autre, qui mis ensemble produisent peu d’aventures - qui mis ensemble produisent du peu, de l’infiniment petit), à quoi, me complaire, me distraire du paysage présent défilant ? Elle sert aussi en ce qu’elle affirme, réaffirme, force les portes de l’oubli, pose impérative la question, la même toujours, antienne : que les mots désignent des choses, schématiques, que dans les choses demeurent (leur existence, en trous béants) ; que parmi ces choses il y a moi. Et tout ce qui sort de moi, paroles mises en un personnage, paroles reprises, comme ai fait faire, en atelier :
J’ai passé des années à le chercher. Des années sur le mot j’ai buté.//J’ai repensé.//J’ai tout revécu en essayant de comprendre. //J’ai vécu en essayant de comprendre. Je n’ai pas compris.//Comme je n’ai pas compris, j’oublie.//Cela, je le comprenais. Mais ensuite, j’oublie.//Je glisse sans savoir pourquoi.//Je revis mon enfance, remémorée. //J’ai l’impression d’être très vieux.//Jeune, bien sûr, très vieux aussi.//Aujourd’hui, j’entre dans l’instant présent.// Je suis nu dans ce monde en ce premier jour.
Tout cela, sorti du livre et montré dérangé, est sitôt malaxé, utilisé, incorporé. Pour dire : des enfances, des noms, traces et trous, pour dire on serait général, mais surtout : dire les choses de dans les choses. Petites voitures, linoléum, moi, moimoimoi - voir la scène.
Le voir aussi la creuse, en moi, la scène l’origine, la scène d’origine oui, vraiment. Quatre ans lino petites voitures et moi m’appelant le disant, c’est je crois le premier souvenir (l’ai-je su avant de l’écrire ?) ; premier souvenir essentiel, qui tout démarre, où tout ramène.
Je me redis cela, c’est en vrac, c’est un matin déjà chaud, arpentant les allées du cimetière Montparnasse, à la recherche du général, lequel, on s’en doute, détient les clés (clés du palais clés de tout clés de tout moi - clés du langage, demandez donc à Ducasse). Alors je cherche le général Instin, le caveau, la porte du caveau du général - sachant que ne le trouverai pas. Car il faudrait être loin, il faudrait être loin-au-delà-du-méthodique, pour parcourir toutes les allées (toucher toutes les tombes en un minimum de pas, ce serait un jeu de logique casse-pieds, comme labyrinthes à démêler), il faudrait disposer d’un plan d’attaque. (Un général, ça s’attaque). S’avèrerait nécessaire : de suivre un itinéraire précis - suivre un itinéraire précis, en cet endroit, serait péril : trouver le général me perdrait moi, me perdrait moi à moi-même. Alors je tourne, j’oblique, je coupe, traverse et rebrousse chemins, digresse dans le cimetière.
Jusqu’à trouver.
Le général ? Porte, caveau, clés ? La sortie ?
(Le général, non. Non, autre chose, une autre partie de moi-même, d’autres clés.)
Un peu plus tard, c’est à Marseille et contigu (dans ma tête des portes entre les lieux), c’est extension du cimetière. Dans ce même autre cimetière où cette fois-ci on étouffe, il fait si chaud qu’une saison a dû passer, je flotte comme vapeur en l’air lourd, et me dépose, en bout d’allée : un petite plaque aux initiales, les miennes - GB c’est moi je me regarde. Un temps. Et rebondis, jusqu’en bout d’allée opposé : une petite plaque aux initiales, encore les miennes mais, renversées : BG c’est quoi, l’envers de moi ? Allé à rebrousse-moi, à force ? A moins.
L’inversion focale. Symétrie. Trouver le centre, alors, voilà, et les clés trouvera.
Un peu plus tard, me trouve au centre. Au centre, me trouve :
Mon prénom n’est pas François. J’ai eu je n’ai plus vingt-cinq ans. Je tais ces mots en moi, m’en prive, je suis seul, sans moi, sans initiales, au centre. Plus de rempart. Plus de rempart plus de palais, plus de clé de palais plus clé de tout plus clé de moi. Les mots n’agissent, rien ne demande. Plus de principes, plus de clés. Rien que deux initiales, croisées. Plus de clé plus de conscience. De cela qui se tait j’ai peu conscience, oui. Ce ne sont pas là que des mots. Je ne suis pas général.
Tout a servi - à quoi. Images et mots, fantômes et traces, tenues de généraux d’opérettes, pour quoi. Ont produit infiniment peu. Un infiniment peu tant et tant revenu que :
que je ne suis pas général, que
ne suis pas si singulier mais
je ne suis pas général.
Le général alors qu’est-il ?
un mot (ou l’autre).
Une possibilité de.
Mais il traverse (moi, à sa suite, moi son sillage, pour : une traversée de moi-même (entre autres)).
Le général Instin traverse et,
avant de traverser, regarde.