Nathanaël Gobenceaux | Les Atlantes

Géographe, Nathanaël Gobenceaux s’intéresse aux relations entre géographie et littérature et aux façons d’écrire le monde à travers en s’appuyant sur ses expériences (« Auto-géo-graphie-s »).
On lira aussi Convergence, fragment Bus n°61 et Paris-Nice (liens).


Exigeant

Professionnel

Efficace

Chaque jour

Nous devons être !

(écrit sur les marches menant à

l’espace bureau des managers,

je n’ai pas compris si ça doit se lire

de bas en haut ou de haut en bas)

Les Atlantes :
1547 ; it. atlante, du gr. Atlas.
— Archit. Figure d’homme soutenant un entablement, à la manière d’Atlas portant le ciel sur ses épaules. - cariatide, télamon.

À ne pas confondre avec :
Atalante (personnage de la mythologie) :
Jeune vierge, qui, pour échapper au mariage, défiait ses prétendants à la course, où elle excellait.

***



Ouverture (le lundi à 08h30)

2003 et 2007. Il me dit qu’ils attrapent tous leurs employés avec l’argent. Carotte absolue. Il me dit qu’ici tout fonctionne à la prime, que tout le monde fait 50 heures par semaine. Il me dit qu’il y a des prévisions de chiffres. Il me dit que cette année le secteur du livre ne dépassera pas les prévisions, ne les atteindra peut-être même pas. Il me dit qu’on lui a proposé de le muter au service architecture de la filière turque ou polonaise. Il me dit que son supérieur lui a proposé d’être promu au siège central en banlieue parisienne. Il me dit que chacun place ses billes. Il me dit que le chiffre, il s’en fout, qu’il ne compte pas passer sa vie ici. Il me dit qu’il a refusé la promotion, qu’il préfère travailler chez un petit architecte pour un salaire moitié moindre. Il me dit que son supérieur est furax de son refus. Il me dit que sa supérieure va encore gueuler.

***

Carrefour pense à vous tous les jours

Travailler. On me dit d’aller travailler aux Atlantes, on compte sur moi pour y être à 12 heures précises. Je me sens important, on compte sur moi. Les Atlantes, sorte de support du monde. Certes c’est une galerie marchande périphérique. Un immense parking, une série de boutiques sans fenêtres, et au milieu un hypermarché. Nous sommes bien dans un temple, celui de la consommation. Ici, point d’Atlantes au sens architectural du terme. Ce qui soutient les entablements sont de vulgaires poteaux carrés blancs sur lesquels on a installé des bornes pour lire les prix des produits. On m’a désigné pour conseiller dans la partie culturelle du temple, plus particulièrement au rayon livres, ainsi qu’aux DVD et disques. Aussi aux jeux vidéo, mais comme je n’y connais rien, j’oriente systématiquement les clients vers un collègue spécialiste.

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Renseigner (1). Dans l’ensemble, les gens sont aimables, malgré le monde des fêtes de fin d’année, malgré le fait que l’on n’ait pas la plupart des produits qu’ils demandent. Bien sûr il y a les irréductibles qui se croient à la Boîte à livres ou à la Fnac et qui pensent que Carrefour doit avoir tous les livres présents sur le marché. – Alors je m’excuse, je dis que je suis désolé mais que nous n’avons pas le dernier livre de Gérard Lenorman – regard sombre, parole mal aimable, bougonnant en tournant le dos : bah oui, moi aussi je suis désolé…. Ou ceux qui m’invectivent en disant (à raison souvent) qu’à …, chez la concurrence, c’est moins cher. Qu’y puis-je ?

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(A)Culturer. Il est rapide de résumer la culture proposée en grande surface. Harlequins ou les livres écrits par un logiciel, les livres « meilleures ventes », les films « top 10 des ventes », les coloriages Dora l’exploratrice ou Barbie, Johnny Hallyday (Hallyday est passé dans le dictionnaire intégré à Word qui m’indique un y oublié). « Vu à la télé ». Contrairement aux gens qui regardent la pub et qui viennent nous demander le produit, moi je vends des produits et le soir je regarde la pub en disant « tiens, ça on l’a, ça aussi… » ; et on a à peu près tout ce qui passe à la pub. Une couette ou un livre : kif-kif ; un aspirateur ou un DVD : kif-kif ; une boîte de soupe ou un disque : kif-kif. Et je ne parle pas des jeux de consoles qui sont les produits culturels les plus vendus dans l’absolu.

Moins dépenser, c’est possible avec Carrefour

Renseigner (2). Une grande partie du travail qui m’était demandé était de renseigner les gens sur des localisations de produits – excusez-moi, je cherche le DVD de Polnareff à Bercy – suivez-moi, je vous montre. Ou encore – vous avez des disques d’Alain Barrière, j’ai regardé mais en fait, je n’ai pas bien compris le classement – j’imagine, je vais regarder, mais avant cela je tiens à préciser que je ne suis pour rien dans ce classement alphabétique inversé.

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Consommer. Puis-je vous aider à mieux consommer ? Voilà ce qui est marqué au dos des gilets bordeaux que portent les employés du Carrefour. Au moins ce n’est pas hypocrite, ici on consomme ouvertement, le mieux possible, le plus vite possible (« nous vous garantissons moins de 10 minutes d’attente aux caisses »), le plus possible, le moins cher possible (« Ligne alerte prix Carrefour, pour vous garantir les prix les plus bas »).

…On aurait tort de s’en passer mon bon monsieur…

Renseigner (3). Comme il y a des assistantes sociales, il y a aussi des assistants culturels. Lorsque les gens hésitent, il est de notre devoir de les aider à choisir. Je dois donc conseiller sur des produits que je connais à peine, voire que je découvre. Une dame hésite entre deux compilations de tubes à la mode pour offrir à sa fille adolescente. Je lui commente ce que je sais des chansons, je lui dis ce qui est très en vogue chez les adolescentes, je lui précise qu’il y a un DVD dans celle-ci et deux CD dans celle-là. Les hésitations durent bien dix minutes, je repasse, elle me remercie, elle choisit finalement celle avec le DVD.

…Carrefour pense à vous tous les jours…

Tourner en rond. Ca tourne en rond. On a l’impression que tous se prennent pour des cons : les employés les patrons, les patrons les clients, les clients les employés. Du coup personne ne s’entend avec personne, l’ambiance est tendue. Les disques sont comme balancés dans les bacs, les clients ne respectent rien, posent leurs restes de sandwiches entre les livres.

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Renseigner (4). Il y a aussi les pseudo-bobo-intello. Celui qui demande le rayon de musique classique – je réponds qu’il n’y en a pas – il me dit que de toute façon le rayon classique qu’il y avait quelques mois auparavant était nul – Je réponds : bah oui, c’est Carrefour en même temps. Celui qui me demande sur le ton de la confidence si nous avons le DVD de Dominique A. annoncé dans Télérama – Je réponds que non, ce chanteur ne correspond pas au fond de commerce du magasin – il me dit qu’il n’est pas étonné. Ceux qui doivent choisir entre Rihanna et Superbus pour leur fille, ils me disent qu’ils préfèrent Superbus – je leur dis que je les comprends.

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Rêver. Quand la fatigue se fait trop sentir, je vais dans un rayon un peu en arrière, je m’accroupis et je feuillette des ouvrages. Les premiers jours, je regardais beaucoup les livres sur les chiens et surtout sur les chats. Une nuit j’ai rêvé que j’adoptais un chaton. Ces derniers jours, on nous a demandé sans arrêt le coffret Johnny Hallyday. La nuit passée, rien ne va plus : j’ai rêvé que je déjeunais avec l’idole des jeunes, et que je lui offrais un disque.

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Renseigner (5). Comme partout, les grandes surfaces ne sont pas exemptes de râleurs. Celle qui me dit que le conseiller livre d’il y a deux jours était mieux que moi alors que je me souviens d’avoir renseigné cette dame il y a environ … 2 jours. La fillette qui peste parce que la borne-lecteur CD du magasin avec « Le roi lion » ne fonctionne pas alors que, me dit-elle, – c’est un beau disque.

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Diriger. Le rayon produits culturels est un sous-ensemble du rayon bazar. De temps en temps nous voyons les chefs déambuler entre les étalages. L’un (du rayon bazar) est plutôt aimable et me salue, l’autre (déléguée à la culture, comme les adjoints aux maires) l’est beaucoup moins et me salue rapidement (quand elle me salue) sans presque me regarder si je la croise. Son personnel la trouve lunatique, colérique, relou. La bonne ambiance ne semble pas l’apanage de la grande surface.

…On aurait tort de s’en passer mon bon monsieur…

Renseigner (6). Et bien d’autres choses encore. Le couple de jeune en fin d’adolescence qui me demande timidement le Kamasutra ; celui qui me demande le disque de [Mique Jagé] ; celui qui veut qu’on lui mette le disque d’Alain Barrière de côté ; celui qui me demande à qui il faut s’adresser parce que le Père Noël lumineux qu’il a acheté ici a pris feu dans sa maison ; celle qui me demande d’emmener sa fille dans un autre rayon pour choisir discrètement un DVD de Barbie ; l’handicapé moteur qui vient tous les 3 jours voir les nouveaux disques en espagnol et qui pousse notre intimité jusqu’à vouloir me serrer la paluche ; celle qui demande si on a Gotan Project en disant – vous ne connaissez pas j’imagine. Si !!! Ah c’est rare que les gens connaissent – Oui peut-être, mais on n’a pas.

…Carrefour pense à vous tous les jours…

Ranger. Bien ranger pour mieux vendre : tel n’est pas le slogan de Carrefour. Les livres sont rangés en grandes zones (enfants, poches, nouveautés, cuisine, bricolage…) mais c’est du grosso modo. Le gars qui s’occupe des livres essaye de faire ça bien, je peux en témoigner. Mais il n’est qu’à 30 heures par semaine là où il y avait 2x35 heures il y a quelques mois. Il doit faire face à un trop grand nombre d’arrivage de livres pour la place dont il dispose. Du coup le rayon bazar porte bien son nom. C’est idem pour les disques, avec cela en plus que l’ordre alphabétique est inversé : le A est en haut à droite et le Z en bas à gauche. Du coup perte de temps pour les clients qui me disent qu’ils ne trouvent pas leurs lettres, perte de temps pour les vendeurs, perte d’argent pour le magasin qui voit les clients abandonner toute recherche au bout de quelques instants, car la grande surface est un lieu où l’on consomme vite. Si ça ne va pas vite, on va chercher ailleurs. Moi-même, parfois, ne trouvant pas j’envoyais les clients vers la concurrence.

…Vous connaissez le prêt personnel ? … indispensable pour donner vie à vos envies…

Fermeture (le samedi à 22h00)


Le 30/01, il m’écrit : La grande surface ça va même si je pensais que ça allait se calmer ; en fait pas du tout puisque j’ai reçu une "op" manga bd et livres à petit prix ce qui fait en tout 18 palettes ! Et mes retours qui s’accumulent... Je vais commencer à refaire mon c.v. et décrocher le téléphone dans pas longtemps. Le 03/02, il m’écrit : bon je vois que tu n’aimes pas trop Carrefour, franchement je ne comprends pas. Le 05/02, Il m’écrit : Je prépare de nouveaux C.V. et des lettres de motivation pour me casser de Carrefour (pourvu que ça marche).

Trois semaines de conseils culturels en grande surface ; voilà ce qu’il en reste ; quelques notes écrites discrètement et distraitement sur des feuilles volantes et regroupées ici ; 1300 € de plus sur mon compte en banque (en tant que saisonnier j’ai un salaire « attractif ») ; une rencontre avec un amateur de Pessoa et écrivain à ses heures ; un gilet rouge que je dois renvoyer sous peine d’avoir une « amende » de 15 € ; des slogans dans la tête ; une expérience particulière pour moi mais finalement commune pour les milliers de travailleurs de l’ombre pour que nous consommions toujours mieux.

Février 2008

5 juillet 2008
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